La notion d’opération secrète derrière les lignes ennemies implique non seulement du courage et de l’audace, mais également de l’intelligence et de la discrétion. Or sur ces deux derniers paramètres, les soudards à la solde du félon d’Ydril se révélaient aussi doués qu’un nain en danse classique. Mal montée, mal préparée, mal exécutée, qui aurait pu croire au succès de cette expédition ? Un stratège bastolien vraisemblablement, vu que ce furent eux qui acceptèrent d’y aller. Tous mes regrets aux veuves, par contre je prends les félicitations de celles, nombreuses, qui eurent à subir leurs dépravations.
Sans doute la quantité d’alcool ingurgitée leur avait-il fait oublié qu’Ysari se trouvait patrouillée nuit et jour depuis le début de la guerre ? Alors même qu’ils se réunissaient sur le rivage, des yeux observateurs s’étaient posés sur le groupe. La côte de l’Eris, connue pour ses raids de pirates et sa contrebande, n’avait en effet plus guère de secrets pour les patrouilles et une anse discrète ne le reste souvent pas bien longtemps. Non mes biquets, votre débarquement secret échoua lamentablement.
Immédiatement, des messages furent envoyés à la flotte et le soi-disant navire marchand, à peine éloigné de la côte se retrouva face à une escadre qui le coula, ne laissant que quelques débris de bois flottants comme témoins muets du drame. La notion de blocus qui avait jusque là échappé à l’équipage fut rapidement comprise bien qu’un peu trop tard néanmoins. Les troupes débarquées, et il faut leur rendre justice, eurent l’intelligence de se séparer en petits groupes plus malaisés à intercepter, faute de quoi ils seraient tombés sur un détachement avant même de s’être éloignés de plus d’une lieue de la côte.
Ce fut la première et seule bonne idée de leur mission, idée qu’ils gâchèrent en incendiant quelques fermes. Croyaient-ils vraiment que deux ou trois incendies allaient faire croire à une attaque vers Soltariel ? La seule chose qu’ils réussirent fut d’indiquer leur emplacement et leur direction. Obligés de traverser une baronnie en état de guerre, et face également aux premières patrouilles de la duchesse qui arrivaient à marche forcée, les groupes qui échappèrent à la capture réussirent malgré tout à atteindre leur objectif. Moins nombreux qu’au début, mais encore en nombre largement suffisant pour espérer faire un carnage, ils passèrent à la suite de leur plan en se faisant passer pour… pour…
Des groupes de marchands… oui, vous avez bien lu. Plus d’une centaine de marchands arrivant le même jour de nulle part et dans un domaine en rien commercial dénommé… dénommé… Sinleth ?
Mais où se trouve donc Sinleth ? L’annuaire ne m’a pas permis d’identifier où cela se trouve. Ah si ! Une rue de Nisétis aurait porté ce nom voilà plus d'un millénaire, les ydrilotes vont donc se retrouver aux prises avec une horde de morts vivants menée par une liche expulsée du royaume d’Angmar pour tapage nocturne et exhibitionnisme. Les désagréments dus à l’odeur me demanderez-vous ? Bah, les morts vivants n’y feront pas attention.
Pardon ? J’ai mal compris ?
Sinleth, c’est Sinlieh dans leur étrange jargon ? Magnifique et sublime ruse que voilà ! Des soldats incapables de prononcer le moindre mot sans cet horrible accent et sans déformation, voilà bien un commando de choc apte à opérer discrètement derrière les lignes ennemies. Lorsque l’assaut fut donné, les quelques gardes encore en faction tombèrent rapidement et les tueurs d’Ydril se ruèrent à la recherche de la maîtresse des lieux. Malheureusement pour eux, dès les premières informations que des groupes de pillards se trouvaient dans la région, la châtelaine, son enfant nouveau-né et une bonne partie de sa maisonnée avaient été escortés loin des lieux de combat.
Peut être les reîtres auraient-ils également du se poser des questions en voyant Sinlieh si faiblement défendue et apparemment quasi vidée de ses habitants. Mais guidés par leurs vices plus que par leurs médiocres réseaux neuronaux, ils commencèrent les viols et le pillage, persuadés que les bruits de combats qui se faisaient entendre indiquaient simplement que leurs frères d’armes trouvaient encore quelques gardes. Quelques gardes, oui… plusieurs centaines, à savoir le dernier bataillon de l’armée qui se dirigeait vers le camp fortifié près d’Arcani.
Le combat fut assez moche. Bizarrement, lorsque les soldats d’Ysari surprirent les vils faquins en pleine action, ils se sentirent en droit de leur rendre la monnaie de la pièce et de leur enseigner les bonnes manières. Ceux qui survécurent à l’assaut furent pendus séance tenante aux balcons de Sinlieh comme de vulgaires bandits de grand chemin. Ezio de Systolie eut lui la chance d’être pendu au balcon d’honneur, mais après tout il fallait bien respecter la primauté de son rang. Vous ne vouliez pas le pendre au dessus des cagoinces tout de même ?
Et c’est hélas à ce moment là que le destin s’en mêla, mettant son vilain petit doigt au mauvais endroit. Le baron d’Ysari se trouvant présent lors de l’assaut talonna son cheval afin d’aller constater par lui-même les dégradations subies par le manoir. Fatale erreur de jugement, car les combats perduraient encore par endroits. Un arbalétrier d’Ydril, retranché dans les étages supérieurs de la demeure, vit arriver le baron et saisit la chance inespérée qui s’offrait à lui. Épaulant son arme, il visa et il lâcha son trait.
Frappé en plein torse, Harnyll fut projeté de sa selle et tomba lourdement au sol. Un cri d’horreur se fit entendre parmi les soldats lorsqu’ils comprirent ce qu’il se passait. Un soigneur se précipita auprès du baron mais il était déjà trop tard pour le sauver. Alors qu’un flot de sang montait dans sa gorge et que son regard se voilait, Harnyll se revit auprès d’Aurore de Rosemont, dans cette même prairie, là même où il avait cru pouvoir toucher le bonheur. Il se revit auprès de celle qu’il avait tant aimé, celle qui lui avait donné un fils, un héritier.
Et alors que les fenêtres de Sinlieh se chargeaient d’immondes fruits, le baron d’Ysari rendit son âme à Tyra.