Autour de ce Feu qui les lie. [PV Fjama]

Carrefours et chemins ouvraient toujours une porte sur le kaléidoscope des futurs imaginables. A l’instant précis où l’on s’engageait sur une route, Destin tissait une toile nouvelle. Malgré la prolifération de diseuses de bonne aventure au sein des coteries d’artistes, personne n’eut jamais l’envie de savoir ce que ce demain réserverait. Pour cette liberté désirée, pour ce fugace sentiment d’immensité, chacun repoussait, parfois avec ardeur, toutes les autres émotions pouvant entraver, attacher à un lieu, une personne dans une immobilité crasse. La vie, la farce, le théâtral, l’amoralité aussi - car aucun ne se revendiquait d’un peuple ou d’un royaume particulier, de fait leurs lois étaient souvent celles de la lubie –voilà ce que vagabonds, fils et filles du Vent, insaisissables courants d’air, chérissaient par-dessus tout. Guidée par cette impulsion, elle marchait sans réellement avoir de but autre que se rapprocher un peu plus de ce rêve né sur l’horizon vierge de toutes obligations.

Toutes idées de sécurité, d’hiver douillet au coin d’un feu et dans les bras d’un comte avaient été recalées loin d’un recoin inaccessible de sa ravissante caboche. Après les événements d’Olyssea, la bête et les péripéties liées, le frisson de l’aventure l’étreignait toute entière. Etroitement enlacée dans ses filets, Fjama suivait quelques sentiers rendus boueux par le dégel des premiers frimas. Au-dessus des arbres dans leur nudité hivernale, le soleil timide étirait paresseusement ses rayons pâles sur la lande… d’Ithri’Vaan. Peut-être était-ce l’agréable perspective de tomber sur un nouveau sac de nœuds d’embrouilles diverses – entre le drow libidineux remis à sa place, le haut-prêtre et quelques autres inopportuns du passé, il y avait largement matière pour quelque situation cocasse voire dangereuse –, une habitude inconsciente de revenir là où elle avait grandi ou alors, raison plus triviale, le temps plus doux de la zone neutre, toujours étaient-ils que ses errances l’amenaient inéluctablement en ces lieux.

Occupée à rassembler quelques menues branches de bois d’essences particulières – pour un quelconque rituel magique – perdue dans les réflexions liées, elle glissa. Se retrouvant fesses par-dessus tête dans la gadoue, toute crasseuse et un peu hébétée, elle dut se résoudre à trouver un ruisseau, une rivière, pour faire un brin de toilettes. Dans l’eau glacée, claquant bruyamment des dents, elle se lava rapidement. Pestant contre ce satané hiver, elle revêtit une tenue plus chaude : un corset, une chemise rouge avec des longues et amples manches, une jupe de teinte sombre. Après avoir étendu les habits lessivés méticuleusement sur une branche d’un arbre, pressée de se réconforter auprès d’une bonne flambée, elle mit le feu à sa patiente récolte sans y réfléchir. Après un temps de réflexion de quelques secondes, dépitée, elle décida que finalement, elle pourrait se passer de ces ingrédients et y trouverait un substitut. Une fois un stock plus conséquent constitué, lovée dans une couverture, elle se nicha, un peu piteuse et surtout boudeuse, auprès de l’âtre improvisé. Les mains tendues pour quérir un peu de chaleur, elle focalisa rapidement son attention sur les flammes crépitantes, à l’écoute d’une mélodie que seul un pyromancien – ou un pyromane mais cela revient au même – pouvait entendre.

Cette contemplation s’interrompit brutalement lorsqu’un encapuchonné – les Cinq encore un ! – la tira d’une simple phrase de sa méditation. Pire encore, la répartie roula en langue sombre hors de sa bouche. A nouveau sur ses pieds, elle referma par trois fois ses doigts sur sa dague courbe, examinant en silence l’intrus. Puis, dans le même langage, Fjama glissa d’une voix serpentine :

- Si tu le désires, je t’en prie. Mais retire d’abord ta capuche. Tu comprendras qu’une jeune femme seule préfère voir le visage de celui qu’elle invite à son feu.

Tiraillée entre l’envie d’ajouter d’autres répliques imbéciles – une manière comme une autre pour détendre l’atmosphère – et celle de la jouer fine –une fois n’est pas coutume -, la danseuse attendait patiemment qu’il se découvre. Oh, la paranoïa ne la guettait pas encore au point d’oublier les règles d’hospitalité des voyageurs du Vent. Aussi, pour faire preuve de bonne volonté, elle reprit sa place première et fouilla dans son sac à la recherche d’une bouteille d’alcool – un mauvais rhum qui tenait au corps – et quelques victuailles.

- Tu as l’air aussi congelé que moi, assieds-toi. Tu as faim ou soif ?

Pour autant, elle ne relâchait pas son attention sur son curieux visiteur.

Dès lors que la capuche fut retirée, elle lui adressa un charmant sourire et le geste l’invitant à prendre place. Plissant un peu les yeux sur l’application mise pour se frayer un chemin jusqu’au feu, puis pour le marteau de facture naine – enfin du moins ni elfe, ni drow, ni humaine pour ce qu’elle en savait– elle haussa une épaule décidant qu’elle ferait mieux de garder sa langue dans sa poche encore un moment.

- Pour le davantage, je crains de ne pouvoir faire grand-chose. Mais manges et bois, ça calmera peut-être un peu tes tremblements.

L’impression qu’il évitait son regard la troubla un instant. Alors qu’elle se levait pour déposer les vivres promis dans les mains, elle crut voir une flamme osciller vers lui. La main en suspens, elle hésita un peu troublée. Un pyromancien ? Un mage ? Quelque chose dans ce goût-là. Elle déposa finalement les vivres au creux de ses mains. Pas grand-chose au demeurant, quelques lanières de viandes séchées, un bout de pain pas forcément d’une fraicheur exceptionnelle. Frugal et maigre pitance, néanmoins, cela devrait lui caler l’estomac pour quelques heures.

- Mon père n’a pas jugé bon de se reproduire avec un membre de sa race effectivement. Pas plus que les tiens de toute évidence.

Elle esquissa un sourire presque amusé. Après une pause, elle reprit, sans pitié ou fausse compassion, juste une affirmation.

- Ainsi, tu ne vois pas. Tu as de la chance d’être encore en vie.

Pour les sang-mêlés, la moindre faiblesse devenait montagne d’ennuis supplémentaires. Alors imaginer un aveugle survivre pendant des décennies, des siècles, tenait du miracle. Dame Fortune compensait parfois ses revers de manières inattendues. Avec curiosité, elle se demandait quels dons lui avait permis de subsister aussi longtemps .

- Je n’ai sans doute pas de conseil à donner à quelqu’un de plus âgé que moi, mais tu devrais éviter d’alpaguer les gens en drow. Nous sommes véritablement proche de la frontière humaine et, depuis la bataille d’Alonna, ils sont… encore moins accueillants dès qu’on susurre quelques mots qui tintent sombre à leurs oreilles.

Pour simplifier la discussion et les échanges, elle vint s’asseoir à ses cotés, partageant sa boisson après qu’il l’ait lui-même goûtée – un peu de parano ne faisait jamais de mal – et fit de même avec sa propre boisson, exagérant volontairement les bruits pour qu’il puisse entendre ce qu’il ne pouvait voir. Après une gorgée du tord-boyau des marais, avec une grimace vaguement satisfaite, elle posa délicatement – lui laissant amplement le temps de la sentir venir - sa main sur son menton pour tourner son visage vers elle. Un brin taquine, elle expliqua.

- Je préfère regarder mes interlocuteurs dans les yeux. Et tu vas finir par te perdre si tu fixes les Flammes ainsi.

Elle marqua un temps. Ensuite, toujours enjouée, elle se présenta.

- Je m’appelle Fjama. Je suis, entre autres, danseuse. Et toi ? Tu es le premier hybride que je rencontre. Je risque d’être un peu curieuse, excuse-moi d’avance.

- Je ne pense pas que la guerre fausse le jugement.

Elle marqua un temps, réfléchissant à ses mots. Des griefs contre la gente masculine, peu importait la race, elle pourrait en fournir une quantité, mais aucune ne découlait vraiment de la guerre.

- Je dirais plutôt que c’est l’excuse facile pour se permettre sans vergogne d’exaucer le moindre de ses caprices. Quelque soit sa race, l’être vivant est, à mon avis, naturellement égoïste, cruel et sadique. Il n’y a qu’à voir le plaisir innocent qu’à un enfant à arracher les ailes d’un papillon. Les humains façonnent des désirs d’apparence et se convainquent que c’est la vérité, les elfes ne les entendent peut-être plus à cause de la Symphonie, les nains… et bien je n’en sais rien. Finalement, il y a peut-être que les Drows qui vivent en accord avec leur nature sans faux-semblant.

Elle étira un large sourire avant de décréter avec cynisme.

- Si on pousse l’ironie plus loin, on pourrait même dire que la plupart de la rancune des autres peuples envers les Sombres est uniquement affaire de jalousie.

Elle haussa une épaule avec un air amusé avant d’écouter la suite des propos de l’elfe. Une époque plus propice pour les hybrides ? Elle en fronça légèrement les sourcils d’incompréhension et de doute. Elle nota des détails, les rassemblait doucement pour poser ses futures questions.

- Certes, tu aurais de la peine. Mais si tu possèdes d’autres facultés pour percevoir, je dois me fier à mes yeux. Et si ton visage est plongé à demi dans la pénombre, j’aurais de la peine à discerner quoique ce soit.

Avec un brin de taquinerie à nouveau, elle le fixa longuement, détaillant ses traits. Quand il lui demanda de la guider jusqu’en terres humaines, elle éclata d’un rire franc.

- Je doute que le terme « guide » puisse s’appliquer à mes compétences. Mais si tu le souhaites, oui, nous pouvons faire la route ensemble. Je ne te garantis pas par contre que je sois à même te mener par le chemin le plus direct. J’ai quelques… lacunes en orientation.

Après une brève hésitation, elle ajouta.

- Ceci dit : Si tu peux me rétribuer, je n’aurais pas besoin de m’arrêter régulièrement pour gagner ma pitance et je resterai plus aisément concentrée sur notre itinéraire.

« Y a pas de p’tit profit » comme dirait l’autre. Avec toute la volonté du monde, elle essaya un moment de taire ses questions. Puis, elles jaillirent brusquement hors de l’étau de ses lèvres, un peu à la manière des interrogations d’une enfant curieuse.

- Comment ça mage royal ? Pour quel peuple ? Comment as-tu perdu la vue ? Où désires-tu que je te mène ? Tu es un pyromancien ?

Après la diatribe à toute vitesse, elle se saisit de la gourde pour étancher sa soif. En mordillant ses lèvres, d’un air navré, elle murmura un bref « désolé » en langue humaine – il ne devait pas y avoir de vrai équivalent en sombre -.

Soudain, elle tendit les doigts vers le feu. D’une impulsion d’énergie, elle absorba la flamme. Puis, elle se redressa sur ses pieds. Le métal de sa dague racla le long du fourreau alors qu’elle la tirait avec précaution. Dans un souffle, elle expliqua :

- Le buisson bouge.

A présent que le silence retombait parfaitement, des bruits des feuilles écrasées, de bois craquant pouvaient être perçus de part et d’autre du campement de fortune. Plongés dans l’obscurité seulement éclairée par de pâles rayons de lune, les deux compagnons, peu sensibles à l’obscurité pour des raisons différentes, avaient tout le loisir de discerner les mouvements de trois ou cinq hommes dans les bois. Ce semblant d’avantage, bien que dérisoire, leur permettrait peut-être de prendre le dessus sur leurs assaillants. Du moins, Fjama se l’imaginait ainsi.

A la stratégie, elle hocha simplement la tête et gagna les fourrées. Après une grande inspiration, comme si elle allait retenir son souffle durant toute la manœuvre, Fjama s’enfonçait aussi discrètement possiblement entre les ronces et les branches basses. Nerveuse ? Assurément. Même si les attaques nocturne de campement étaient monnaie courante dans la vie d’un saltimbanque, il était rare de s’en sortir complètement indemne. Puis, même si l’hybride lui paraissait sympathique, le doute subsistait : Peut-être était-il là en tant qu’éclaireur pour endormir sa méfiance ? Ou simplement un combattant médiocre et lâche ? Les ennuis possibles foisonnaient et, même avec optimisme, l’affrontement resterait inégal. A deux contre cinq, il y avait de quoi gamberger ! Une fois suffisamment enfoncée dans le nid douillet des bois, une branche morte ramassée en guise de masse, elle tâtonna dans la pénombre pour contourner leurs assaillants et leur tomber sur le lard en traître.

Si elle devait reconnaître des qualités à son géniteur bien-aimé, le lègue de la nyctalopie drow ferait assurément partie du lot. La capacité à percevoir efficacement dans la pénombre, ça vous sauve une danseuse dans un sous-bois ! Entre cette fichue végétation rampante et les branches basses à éviter, sa discrète avancée tenait du parcours du combattant. Même si Nakhti retenait l’attention des bandits, sa disparition ne passerait pas longtemps inaperçue. A plusieurs reprises, les serres avides d’un conifère tordu s’emparèrent du jupon de la belle. Imaginez une danseuse crapahuter dans le fouillis végétal avec falbalas et fanfreluches sur le dos. Il est facile de comprendre dans ce genre de cas, les tenues moulantes et ajustées des mercenaires de sexe féminin – sans compter sur l’effet surprise et hormonale sur les mâles-. Aussitôt la faille vestimentaire dans son approche détectée, Fjama s’empressa d’engoncer ses jupes à sa ceinture, dévoilant à la vue de l’astre lunaire et des bestioles nocturnes, ses cuisses ciselés et ses mollets gainés de cuir. A peine plus libre des ses mouvements, elle évita néanmoins de justesse un malfrat tentant lui-même de prendre Nakhti à revers. Lovée contre un tronc, le souffle suspendu, elle le laissa poliment continuer son chemin sur quelques mètres avant de lui emboîter le pas. Un bon pin – la branche – sur la nuque plus tard, il rejoignait le royaume des songes. Peu désireuse d’entendre le récit des rêves du sieur, elle se pencha sur sa carcasse comme pour le border et le fit passer, d’un baiser profond et métallique sur sa gorge, de vie à trépas.

A tâtons dans les fourrées, elle continua son périple. Prédatrice des plaines plus que des forêts, le fatras de la vie sylve la ralentissait considérablement. Tant et si bien que lorsqu’elle arriva enfin à revers, les quatre gus faisait face à son allié baragouinant dans une langue étrange. La surprise passée, l’autoproclamé chef de bande somma, en langue humaine, le gardien de Mogar de lui confier économies, richesses et denrées s’il tenait à sa vie. Voir l’humain dans la fleur de l’âge menacer un seigneur de guerre drow plusieurs fois centenaire aurait sans doute rendu Fjama hilare si elle avait eu la moindre idée de l’identité réelle du personnage. Dans le cas présent, piquée au vif car on souhaitait attenter au jour de son camarde d’infortune – Fjama, parmi ses défauts, possédait tout de même la qualité d’être d’une loyauté sans faille aux autres métisses ou saltimbanques « alliés » - elle bondit sur le dos du plus proche belligérant et… s’étala lamentablement à cause d’une ronce. La cible alertée cligna des yeux, mal assurée de se retrouver nez à … fesses avec une demoiselle aux jupons déjà troussés. Reprenant rapidement ses esprits, alors que la nymphe maladroite se redressait, il abandonna tout sens de la courtoisie due au beau sexe. Le pommeau de sa lame s’écrasa avec un craquement sinistre sur l’appendice nasal de la pyromancienne hébétée. Les larmes aux yeux- même le sang sombre ne pouvait pas grand-chose contre les larmes jaillissant lors d’une douleur subite – Fjama l’observa d’abord incrédule et sonnée, puis avec une sorte de … curiosité.

Confiant en leur victoire sans appel, le chef réitéra sa demande auprès de l’aveugle. Pour bien se faire comprendre, il titilla de la pointe de sa lame les côtes de Nakhti. Les deux autres s’empressèrent alors de s’approcher des vestiges du feu pour renverser les possessions de nos deux protagonistes à la recherche d’un bien de valeur.

En même temps que son joli minois, le blond avait saccagé allégrement le peu de contrôle qu’elle s’imposait. Ce qui devait arriver, arriva. Il flamba. Littéralement. D’abord, une flammèche embrassa ses cheveux avant de gagner ses sourcils broussailleux. Le crépitement que la crasse et les restes d’alcool attisaient se répandit aux vêtements de l’impuissant se roulant par terre en hurlant d’une voix stridente. Finalement, lorsque sa chair embauma l’air d’une délicieuse odeur de cochon grillé et commença à se racornir sur le corps sans vie, la danseuse sortit de sa contemplation attentive. Assise en tailleur, jurant sur tous les dieux possibles et imaginables – le panthéon drow en prit pour son grade, surtout Meingal allez comprendre pourquoi – elle triturait lentement son nez afin de le remettre en place ou, au moins, constater les dégâts. D’un œil un peu distrait de fait, elle observait Nakhti et ses opposants. Après tout, un mage royal, trois gaillards affamés, il devrait pouvoir s’en tirer seul, non ? Au pire, elle arrêterait de pester pour lui donner un dernier coup de main.

Ce qui se déroula alors lui arracha un commentaire d’une grandiloquence à tomber en pamoison : « Ah ouais… quand même… » Bien évidemment, elle s’attendait à des prouesses particulières de la part d’un mage royal, mais la différence de niveau avait quelque chose de… terrifiant. Même si Fjama se hissait hors du lot commun en ce qui concernait la magie, elle avait l’étalage sous ses yeux de sa propre impuissance. Hésitante, elle se redressa. A ses jupes, elle essuya son sang en deux-trois gestes nerveux. Pinçant l’arrête de son nez, elle s’assura qu’elle avait remis en place ce que le coup de pommeau avait déplacé. Evidemment, de l’appendice jaillissait toujours un flot de douleur difficilement supportable mais, au moins, elle n’avait pas l’impression qu’on fouraillait son visage avec un tison ardent – réflexion qui en entraina une autre : quels étaient les effets d’un tel objet sur une personne « insensible » au feu et à la chaleur ? –

S’approchant à nouveau de Nakhti, en s’assurant de faire du bruit pour ne pas se prendre un revers de flamme, avec précaution, elle darda un regard rubis sur les restes cendreux de leurs assaillants, puis un autre sur le prisonnier mal en point. Les pauvres tout de même, ils ne cherchaient sans doute qu’à assurer un revenu et nourriture à leurs maisonnées. Après ce sursaut de conscience, elle haussa une épaule je-m’en-foutiste. Se penchant vers ses affaires, elle en tira la bouteille d’alcool et rinça la douleur d’une longue rasade anesthésiante.

- Mieux.

Elle tâta à nouveau ses narines avec prudence.

- Je crois que je ne serais pas défigurée trop longtemps. Ceci dit, je reste convaincue que les forêts sont mal tenues ! Que font les elfes par les Cinq ?

Après un éclat de rire bref car peu agréable pour son visage tuméfié, Fjama effleura le bras de Nakhti, pour se persuader elle-même qu’il était allié et lui démontrer par la même occasion qu’elle n’était pas trop apeurée suite à sa petite démonstration.

- Il faudrait que tu m’apprennes.

Avec un sourire laconique, elle enchaina.

- Qu’aimerais-tu qu’il te confie ? Vu son état, il te dira un peu tout ce que tu souhaites entendre sans vraiment réfléchir par instinct de conservation… mais on peut toujours essayer.

Après l’explication du Gardien, elle retranscrit les questions en commun pour le chef destitué.

- Pourquoi nous attaquer ? Travaillais-tu à ton propre compte ? Doit-on espérer l’arrivée de renfort ?

Le bougre tétanisé s’y reprit à plusieurs fois pour bégayer un semblant de réponse. Au fur et à mesure de son récit paniqué, le visage de l’almée se décomposa. Fermant les yeux, elle frotta sa mâchoire vigoureusement pour faire le tri de ce qu’elle dirait à son compagnon et ce qu’elle tairait. Après une inspiration, elle se tourna à demi vers lui et exposa les faits plus succinctement.

- A l’origine, cela ne devait être qu’un maraudage habituel de quoi renflouer leur bourse. Depuis les sacs récents de Naelis, ils sont plusieurs à courir les landes à la recherche de victime à dépouiller. Puis, ils sont à la recherche de deux personnes qui ont... engendré – fort involontairement - un regain d’activité sombre sur leur cité en… contrariant un dignitaire du Puy. Ils pensent qu’en les livrant à celui-ci, les rafles diminueront ou cesseront pour un temps.

Et le pourceau se mit à se trémousser piteusement en hurlant : « c’est elle, c’est elle » en commun. Agacée, Fjama ne retint pas un coup de pied accompagné d’un « ta gueule » sec pour le faire taire. Certes, frapper un saucisson à terre manquait cruellement de piquant mais défoulait très bien les nerfs. Plus détachée, elle ajouta.

- J’admire leur optimisme utopique.

Avec toute la mauvaise foi du monde, très peu crédible dans le mensonge, elle conclut.

- En bref, ils en voulaient juste à nos possessions. Tu voulais lui demander autre chose ou on peut abréger son résidu de vie ?

Si elle était une de celles qu’ils recherchaient ? Certes oui. Mais mentait-elle si mal parfois ? Même si l’information avait un côté rassurant – ne pas être totalement rompu aux tromperies flattait presque son soupçon de « gentillesse », le fait d’être si aisément découverte turlupinait son sens pratique. Après une succession mentale de question à base de « Et si… » concernant son camarade, Fjama hocha finalement la tête pour acquiescer. Certes, il ne verrait pas le mouvement, mais peu lui importait car il en était visiblement déjà persuadé.

Quand il proposa d’épargner le maigre filon de vie de la carcasse déjà à moitié en cendre de leur assaillant en parlant de Destin, elle ne put retenir un vif éclat de rire. Pour aussitôt bougonner à cause de son fichu nez.

- Je ne sais pas si le Destin décidera de quoique ce soit. La Mort, par contre, l’emportera vite. Il ne peut pas survivre ainsi. Mais soit, c’est ta proie, tu en disposes comme il te semble.

Alors qu’elle allait retourner vers ses affaires, vers une bouteille d’alcool salvatrice pour la douleur irradiant au centre de son visage, le bougre eut la mauvaise idée de gémir et pleurnicher. Exaspérée, Fjama retourna sur ses pas, tira sa dague et mit fin aux plaintes de l’infortuné.

- Ouais, enfin, désolée, mais je ne peux pas me reposer avec un braillard à trois pas.

Pas d’acte généreux de miséricorde là-dedans, juste un sens pratique élevé. Comment pouvait-elle fermer l’œil alors qu’un homme pleurait sur son agonie à trois pas d’elle ? Si elle pouvait faire fi de la présence de cadavres autour d’elle pour son repos – et encore, en pleine forêt avec les charognards, elle ne goûtait pas spécialement à l’idée – l’entendre se plaindre aurait vite gâché les quelques heures de « sommeil » qu’elle arriverait à glaner.

Reprenant vite place à coté de Nakhti, elle fouilla son sac à la recherche d’un jeu de tarot élimé et du fameux tord-boyaux tant désiré. Après une nouvelle rasade agréable, elle se rapprocha encore de l’hybride. Presque avec innocence, elle s’amusa, ingénue, à le frôler de quelques gestes doux et anodins d’apparence.

- Je ne sais pas toi mais, après les événements, je ne vais pas trouver le sommeil tout de suite. Que dirais-tu que je te tire les cartes en attendant qu’il se présente de lui-même ?

Sans lui laisse vraiment le temps de répondre, elle lui présenta la bouteille d’alcool afin de s’en débarrasser. Elle mélangea ensuite les cartes avec application et un brin d’énergie par habitude.

- Faisons un tirage simple, histoire de ne pas y passer la nuit !

D’un coup de pouce, elle ouvrit le tas en éventail.

- Sans toucher les cartes et en réfléchissant à ce que tu aimerais découvrir, désigne-moi trois cartes. Je t’en ferais une interprétation dans la plus pure tradition des diseuses de bonne aventure !

Après une brève moue, le manque de luminosité en pleine nuit se rappela à son bon souvenir. D’un geste, elle concentra assez d’énergie pour laisser à nouveau les flammes crépiter à leur aise.

La seule raison pour laquelle elle tirait les cartes était pour se distraire. Inutile d’y voir une quelconque démarche magique ou séductrice. Fjama n’avait pas envie de dormir. Ils étaient seuls au milieu d’une forêt. Ils venaient de se faire attaquer. Alors en toute légitimité, la métisse avait besoin de passer son stress et de se distraire. Hors, le sieur n’avait pas l’air très chaud – quel gâchis pour un pyromancien – pour des galipettes, aussi reporta-elle son choix sur les fameuses cartes.

Les tarots. Nada lui avait appris à les tirer pour éviter que, gamine, elle ne vienne la réveiller dès qu’elle était levée. Il fallait dire qu’entre les cauchemars et un sommeil léger, la gosse se couchait la dernière et se levait la première. De quoi ennuyer la seconde « maman » commise d’office. Le petit rituel avait à présent une vertu rassurante et délassante pour la jeune femme. Mais généralement, les tarots avaient un but unique : dépouiller les crédules de quelques piécettes. La méthode pour soutirer un maximum de deniers s’articulait autour de deux grands principes de base : L’observation du pigeon et une interprétation aussi sibylline et convaincante que possible. Il fallait titiller l’esprit du chaland en lui offrant matière à réflexion et réconfort sur son petit sort. Même les questions posées se ressemblaient toujours selon la catégorie de personne : La rosière voulait savoir si tel ou tel gaillard se mourrait d’amour pour elle, le combattant s’il arriverait à défaire ses ennemis, le bourgeois s’il arriverait à entasser encore plus d’or, et ainsi de suite. Après il fallait être assez finaude pour suggérer ce qu’ils voulaient entendre et son contraire pour les piéger. Une pincée de mysticisme en plus et le tour était joué !

Concernant Nakhti, Fjama devait admettre qu’elle ne savait pas trop comment le classer. Que pouvait bien rêver un hybride mage aussi puissant pour son avenir ? Elle se creusait déjà la tête en l’aidant à tirer ses trois cartes. Fixant attentivement son visage, histoire de déceler le moindre signe éventuel pour orienter son discours, elle déposa devant elle dans l’ordre les bouts de cartons. L’Etoile, la Mort, L’Empereur. Bon, elle devrait arriver à échafauder une réponse suffisamment vaste pour englober d’éventuels projets là-dedans.

Bon, l’étoile ? Rien à cacher, l’humilité, la recherche de la vérité nue…
La mort ? Changement profond et radicaux. Bouleversement…
L’Empereur ? Réaliser ses projets…passif sur la réflexion, actif sur la mise en œuvre… oui ça pouvait coller éventuellement…

Tapotant ses lèvres, la sang-mêlée songeait à la manière de retranscrire le propos de la plus vague des manières, tout en introduisant ce qu’elle savait du gaillard. Un petit exercice mental en somme. Après une bonne minute de silence complet, elle susurra :

- Les cartes indiquent que tu ne pourras accomplir tes desseins ou ceux de ton Roi, uniquement lorsque tu auras découvert la « Vérité » nue qui se cache derrière ta quête. L’accomplissement de celle-ci entraînera un changement profond et radical autour de toi, ou pour toi… Je ne saurais dire sans tirer d’avantage de cartes.

Nada serait fière d’elle ! Une prédiction généraliste mais qui pouvait amener le client à la réflexion et l’appât pour un second tirage ! Pas mécontente de fait, elle rassembla les cartes et les glissa dans sa sacoche. Les idées à présent nettoyées du combat, elle revint sur le petit « interrogatoire » de son étrange client l’ayant engagé en tant que guide. Avec sérieux et pragmatisme, elle réitéra ses premières questions :

- Avant que je n’aille tenter de dormir quelques heures, tu ne m’as toujours pas dit l’endroit où tu désires te rendre, ni les réponses que tu cherches. Réglons ça maintenant si tu le veux bien.