Une sorcière sur les routes de sainte-Berthilde [Kerthan Vosker]

Agnès sourit doucement quand il se décida enfin à l'attraper par la taille. Néanmoins, le cavalier ne prit pas pour autant la moindre initiative. Au contraire, il se contenta juste de cela. Pire encore, il était pensif. Cela changeait de bien des hommes. En général, dans un contexte pareil, ils laissaient peu de place à la spiritualité et à la réflexion. Ils cherchaient plutôt à profiter de l'instant présent et des plaisirs éphémères que peut offrir la vie. Pendant un instant, la sorcière se demanda sincèrement si elle devait le laisser à ses pensées ou si elle devait au contraire veiller à l'en détourner... Elle se sentait presque gênée de tenter quelque chose alors qu'il avait l'esprit ailleurs.

Finalement, elle décida malgré tout d'essayer quelque chose avec lui. Tout en le tenant par le cou, elle s'éleva légèrement sur lui, de façon à placer son décolleté au niveau du visage du jeune homme, espérant ainsi attirer son attention dessus. Avec un peu de chance, son regard allait s'y perdre... Peu d'hommes étaient en effet en mesure d'y résister. L'âge avait à peine altéré certains des atouts d'Agnès. Il était souvent aisé de perturber les hommes avec ces derniers, même sans avoir l'âme d'une séductrice. C'était à la portée de toutes les femmes ayant été gâtées par la nature. Ainsi dressée et agenouillée sur lui, elle caressa délicatement sa tête. en y déposant ses lèvres, tout en susurrant doucement.

« Allons, messire... Pourquoi continuer à réfléchir ? Notre petit moment d'intimité et de douceur ne vous engage strictement à rien. Je n'exige rien de vous. Vous êtes aussi libre de vos choix que je le suis des miens. Je veux partager un moment merveilleux avec vous, mais vous pouvez choisir de le refuser... ou d'attendre. Je suis à votre écoute. Je voudrais vous laisser un souvenir impérissable comme signe de gratitude et comme preuve de mon affection, mais je ne vous impose rien. Vous êtes important pour moi et je tiens à vous le montrer... Vous n'avez rien à craindre. Ce sera sans conséquences... »

Agnès caressa longuement sa tête et se baissa afin de ramener son visage au niveau du sien pour l'embrasser tendrement, se contentant surtout de rester à la surface de ses lèvres, le taquinant un moment avant de remonter pour lui offrir de nouveau une vue plongeante sur son décolleté. Elle voulait jouer ainsi un moment avec lui. Après tout, l'homme était plutôt inoffensif. Bien d'autres hommes auraient eu des mains plus téméraires dans de telles circonstances alors que les siennes restaient sagement à leur place.

En fait, il se comportait à ses yeux comme l'homme idéal : elle retrouvait chez lui ce qu'elle aimait et ce qu'elle aurait donc aimé voir chez tous les autres hommes. Si elle avait eu vingt ans de moins, elle aurait totalement pu tomber sous le charme d'un tel homme et s'offrir à lui sans la moindre hésitation. Malheureusement, en y songeant, ce devait à peu près être leur différence d'âge... Enfin, il valait mieux ne pas penser à ça. Autant profiter de l'instant présent et chasser ces pensées désagréables pour n'avoir que du positif...

Tout en souriant, elle resta au niveau de son visage et plaça un doigt sur sa bouche pour le faire taire tout en prenant la parole.

« Allons, ne dites pas d'aussi vilaines choses... Vous n'êtes pas plus à moi que je ne suis à vous. Je préfère largement une relation basée sur la confiance mutuelle et la liberté de chacun. C'est aussi simple que cela, mon cher ! Je déteste les hommes qui estiment qu'ils possèdent leur femme comme ils posséderaient un bien. Leur femme ne leur appartient pas. En tout cas, ça ne devrait pas être le cas... Les femmes devraient avoir le droit de s'opposer à leur mari et avoir le même pouvoir qu'eux.

Vous savez, mon doux, je vis selon certains principes simples : par exemple, je pense qu'un homme et une femme devraient avoir la possibilité de s'aimer et d'avoir ou non un enfant. Ils devraient avoir le droit de faire leur choix. Chacun devrait pouvoir suivre la voie du bonheur et mener la vie qu'il désire sans imposer ses décisions aux autres. Un mariage forcé est souvent source de souffrances. Pour bien des femmes, une sage-femme est aussi une confidente car elles peuvent venir la voir sans être accompagnées par leur époux. Je ne me suis certes jamais mariée, mais des femmes m'ont confié leurs secrets. Elles sont parfois venues vers moi pour me demander des conseils.

C'est pour cela que je préfère l'idée d'une liberté totale. Chacun est libre d'aimer qui il veut, sans être jugé, blâmé ou critiqué par autrui. Ne trouvez-vous pas cela... excitant ? Plaisant ? Je suis certaine que si... D'ailleurs, messire, vous êtes libre. »

Son regard plongé dans celui du cavalier, elle attendit. Ce dernier allait-il rester passif ou enfin agir ?

Agnès avait cherché à provoquer un tel effet chez le jeune homme. Ce dernier avait en effet été bien trop passif à son goût et, si elle avait aimé prendre l'initiative, elle n'était pas pour autant femme à s'offrir sans efforts de la part du partenaire. Une relation équitable impliquait à ses yeux de donner et de recevoir. C'était un échange en bons termes. En somme, un véritable partage. Ce mot avait sincèrement un sens pour elle, même si peu de gens en avaient conscience. En effet, rares étaient ceux qui pouvaient ne serait-ce que suspecter la valeur qu'elle y accordait.

Cela pouvait surprendre ceux qui la connaissaient vaguement ou de réputation (finalement, peu de monde la connaissait réellement car elle se confiait très peu, en règle générale), mais l'apothicaire avait vraiment envie de croire en certaines choses. Derrière son côté blasé et aigri, Agnès avait toujours un esprit quelque peu romantique et idéaliste. Ce dernier avait été déçu par l'expérience de la vie, mais il n'était pas mort et enterré pour autant : il était juste profondément enfoui sous une couche d'amertume. La sorcière n'avait pas abandonné ses rêves et ses idées, loin de là. Elle n'avait pas sacrifié ses principes sur l'autel du pragmatisme le plus cynique. Au fond, elle avait toujours envie de penser qu'il existait encore un espoir de voir les choses s'améliorer, même si elle avait perdu une bonne partie de sa naïveté en raison de certains événements.

La sorcière se laissa donc faire, heureuse de constater qu'il se décidait enfin à agir, goûtant avec plaisir ses baisers, y répondant avec tendresse tout en caressant doucement ses cheveux et sa nuque. Il était temps de lui laisser prendre un peu les rênes afin de voir quel genre d'amant il était vraiment au fond : était-il doux, attentionné et prévenant jusqu'au bout ou allait-il soudainement changer ? La suite pouvait être quelque peu déterminante et elle était encore sur ses gardes, en dépit de son apparente passivité. Les hommes pouvaient parfois brutalement changer. Elle avait en effet entendu bien des histoires au sujet de leur duplicité et préférait donc faire preuve de prudence...

Ce qu'il se passa, Agnès le garda pour elle. C'était après tout un moment intime entre eux deux. De toute façon, elle ne pouvait en parler à personne. Elle n'avait aucun confident ni ami suffisamment proche pour évoquer cette aventure et elle évitait de parler de sa vie, en règle générale. Les gens étaient prompts à juger les femmes assez libres... Un homme pouvait se permettre d'avoir une maîtresse, mais une femme... C'était rarement permis. Certes, Agnès ne se souciait guère de son image, mais les réactions pouvaient parfois être violentes et c'était donc en quelque sorte par instinct de survie qu'elle préférait éviter d'aborder le sujet de sa sexualité, même si elle n'hésitait pas à encourager les femmes à vivre librement la leur dans l'intimité, restant fidèle à ses principes.

Il n'y avait guère eu de témoin en dehors des principaux concernés, voire d'éventuels oiseaux, écureuils ou lapins, mais on pouvait résumer l'acte en disant que ce fut intense et plaisant pour tous les deux. Elle s'offrit en effet pleinement à lui, tout comme il veilla à la satisfaire. C'était réellement un moment de partage et d'affection, du moins pour la sage-femme. Elle ignorait ce que son amant en pensait et, à dire vrai, ne s'en souciait guère. Après tout, ils n'allaient sans doute jamais se revoir. Néanmoins, le soin qu'il avait pris à la combler durant l'acte prouvait qu'il y accordait une certaine importance, même si c'était pour lui une aventure d'une fois et l'occasion d'assouvir ses désirs. C'était en cela bien différent de bien des hommes qui ne se souciaient guère du plaisir de leurs partenaires...

Comblée, tout en le gardant contre lui, elle finit par dire :

« Bien, nous devrions reprendre la route... Nous avons chacun des obligations. Vos hommes doivent vous attendre... Quant à moi, vous devez vous douter que l'on peut avoir prochainement besoin de mes services dans un endroit ou dans un autre. Je sais que je dois veiller sur la grossesse de quelques femmes. Il vaut mieux ne pas perdre de temps... Nous devons reprendre respectivement notre chemin. Après tout, peut-être nos routes se croiseront-elles un jour de nouveau ! Qui sait ? »

Elle ajouta cette dernière phrase en souriant, attendant de voir sa réaction.