Du sang sur la neige

Julas , 65ème jour du mois de Favriüs, 6ème année du 11ème cycle
Quelque part à l'est de Kirgan...

Takalinbar, la montagne bleue. Écrasant de sa taille et de sa majesté toute la vallée de la Theret-nalâ. Elle porte sur ceux qui s'aventurent sous son ombre un regard intimidant, chargé de toute la force des millénaires. En son sein, même la nature semble se taire et observer, plongeant la région dans un silence irréel que rien ne vient troubler. Rien, excepté le crissement des bottes sur la neige et le bruit régulier de la respiration des nains, dont le souffle formait à chaque pas de petits nuages de fumée dans l'air frais de ce début de printemps.

Kiran jeta un coup d’œil derrière lui. Le groupe de dix rangers qui le suivait tenait toujours le rythme. Ils étaient parti de Thanor il y a trois jours pour une mission de surveillance à la frontière du territoire. Trois jours à patrouiller sur les flancs escarpés de la montagne, ne s'arrêtant que la nuit pour camper dans des abris de fortune entre les rochers ou au creux d'une petite caverne naturelle, après avoir vérifié qu'aucune bête sauvage n'y avait déjà élu domicile.
Mais les nains de son groupe étaient tous des montagnards aguerris, habitués à ce genre d'escapade. Les Hautes Terres étaient leur domaine, et ils y évoluaient presque aussi facilement que sur du terrain découvert.

La petite troupe atteignit une combe partiellement enneigée et garnie d'un bosquet de conifères. D'un signe, Kiran ordonna une courte halte. Quand ils étaient en expédition, les rangers préféraient communiquer entre eux en Iglishmêk, le langage gestuel secret des nains, afin de ne pas briser inutilement le silence sacré de la montagne.
Kiran observa les lieux. La forêt n'était pas très dense, mais suffisamment pour l'empêcher de voir à plus de trente pas. La neige avait déjà commencé à fondre par endroits, laissant apparaître le sol irrégulier et rocailleux.

Un nain lui fit soudain signe de venir le rejoindre. Il avait fait une découverte et semblait vouloir la partager avec le chef du groupe. Arrivé à sa hauteur, Kiran observa ce que le ranger lui désignait : plusieurs branches fraîchement brisées, ainsi qu'une tâche de sang noirâtre à même le sol. Il interrogea son compagnon du regard. « Qu'est-ce que tu en penses ? »
En réponse, l'autre se baissa et trempa son doigt dans le liquide encore frais, puis le porta à sa bouche. Presque aussitôt, il cracha par terre avec une expression de dégoût profond sur le visage. Puis, se tournant vers les nains autour de lui, il prononça un unique mot : « Rakhâs ». Des gobelins.
Tous se raidirent à la mention des ennemis héréditaires de leur peuple. « Combien ? » demanda Kiran.
« D'après les traces, au moins une bonne vingtaine. Peut-être plus. »
« Ils devaient être sacrément pressés » ajouta un autre. « Peut-être qu'il fuyaient quelque chose, ce qui expliquerait qu'ils aient des blessés. »
« Mais quoi ? » reprit le leader du groupe. « Une autre bande de gobelins ? »
« Possible. Ils passent leur temps à se battre entre-eux. Ces sales vermines sont trop bêtes ou trop peureuses pour s'allier de manière durable. »
Le nain cracha vigoureusement pour appuyer ses propos. Soudain un sifflement se fit entendre, et il poussa un cri de douleur en s'écroulant à terre, laissant apparaître la flèche fichée dans son omoplate gauche.

Kiran jura en sortant ses armes, alors que partout dans la combe s'élevaient des cris aigus et surexcités. Ses rangers se mirent en position, s'abritant derrière les arbres et les rochers à portée pour échapper aux flèches. Déjà les premiers assaillants apparurent entre les arbres, fonçant en direction des nains dans une sorte de frénésie sanguinaire. Plusieurs gobelins furent abattus en pleine course, fauchés par les puissants arcs des rangers. Mais ce n'était pas suffisant pour endiguer la marrée verte, et les créatures enragées furent bientôt au contact.
Serrant bien fort Mâr et Korun, ses haches jumelles, Kiran attendit que le premier ennemi se soit suffisamment rapproché. Puis, au dernier moment, il sortit de derrière son abri et, au cri puissant de « Baruk khazad ! », abattit son arme sur la créature.

La nuit avait étendu son manteau d’obscurité sur l’immense et majestueuse montagne ainsi que sur la vallée où la neige avait déjà commencé à fondre depuis plusieurs semaines. Le calme et la sérénité qui régnaient en ces lieux pouvaient être comparés à un silence de cathédrale. Mais ce silence ne dura pas car déjà brisé par le hurlement d’une meute de loups en chasse. L’hiver rude n’avait pas seulement affecté les peuples de la montagne mais aussi ses créatures qui mouraient de faim et qui pouvaient désormais espérer un repas décent. La meute suivait la trace d’une biche depuis déjà plusieurs heures et était à deux pas de celle-ci, prêt à se jeter sur elle au moindre frémissement. La proie, essoufflée, regardait autour d’elle à la recherche du danger ; c’est au moment où celle-ci se pencha pour brouter une touffe d’herbe que les loups se jetèrent sur elle. Le pauvre animal ne put faire que quelques pas avant qu’un loup ne se jette à sa gorge et lui sectionne l’artère de ses crocs acérés. La bête se débâtit pendant un moment puis mourut dans un dernier soubresaut. L’alpha de la meute s’approcha et se servit dans le cadavre, étanchant sa faim. La meute vint ensuite se servir, répandant le sang de l’animal sur le sol rocailleux, laissant ainsi le silence retomber sur la montagne endormie. Soudain, l’un d’eux hérissa le poil et se redressa fixant la pénombre au-delà d’un bosquet. Le groupe se retourna vers l’ombre qui avançait vers eux, reculant pas à pas laissant leur proie au nouvel arrivant. Après quelques secondes la meute se retira finalement, laissant le sombre personnage avec le cadavre de la biche. L’homme se mit à genoux et sortit un couteau pour découper la chair de l’animal. Peu après il alluma un feu ne laissant apparaître que l’apparence d’un homme encapuchonné et vêtu d’une longue cape de fourrure. Il s’assit alors et fit cuire le morceau de viande et en profita alors pour faire une petit réserve de viande qu’il sécherait le lendemain. Il sentait que la meute n’était pas loin, attendant qu’il parte pour se jeter sur les restes de la carcasse.

Kern restait ainsi assit devant le feu, pensif, méditant sur son voyage. Cela faisait depuis plusieurs semaines qu’il avait du quitter les royaumes humains du fait des nombreuses affiches mettant sa tête à prix, et même avec la disparition du roi, il faudrait encore du temps avant qu’il puisse retourner en terres humaines. Il avait donc décidé de rester en territoire nain pour laisser passer le temps, évitant le plus possible les grandes cités où il était aussi recherché ; mêmes si cela n’était pour eux pas la priorité car en train de reconstruire leur royaume après le réveil de leur dieu de la guerre. Malheureusement pour lui, les maigres provisions qu’il avait faites n’avaient pas suffi et il devait souvent se cantonner aux baies qu’il trouvait dans les hauts bois de la montagne. Le festin qu’il s’autorisa ce soir était très rare et il ferait donc des réserves de viande pour les jours suivants. Ce soir-là, il dormit à la belle étoile dans la nuit froide des fins d’hiver, rêvant de batailles du passé cataclysmique où des foules indénombrables de soldats mouraient souvent dans d’atroces souffrances. Dans ce rêve, il eut aussi un songe du Dieu de la Guerre plongeant la Grande cité Kirgan dans le chaos et la destruction. Ce rêve était peut-être du à la proximité de la vieille cité en ruine et de la grande emprise de Mogar sur celle-ci. Le lendemain matin, alors qu’il préparait ses affaires il regarda la marque de son bras, se souvenant du lien qu’il avait tissé dans la souffrance avec son nouvel allié. Il partit alors, errant dans la montagne et s’enfonçant alors dans les bois épais de conifères alors qu’au loin la meute venait se repaître de ce qu’il restait de l’animal.

Kern marcha entre les arbres un long moment, sentant autour de lui la vie se réveiller après ce long hiver, laissant émerger les animaux de leurs grottes et de leurs terriers ainsi que les premières plantes outrepassant la couche de neige. Au bout de quelques heures il finit par arriver sur une corniche lui présentant une vue merveilleuse sur la vallée millénaire du peuple de la montagne éclairé par le soleil à son zénith. Kern en profita pour se baigner des chauds rayons du soleil se délassant un peu et dénouant ses muscles. Malheureusement, cette pause ne fut que de courte durée : Du haut de sa corniche, il aperçut une patrouille naine s’avançant dans une combe entre les bosquets non loin de sa position. Il se mit tout de suite à couvert : étaient-ils à sa recherche ou était-ce simplement un groupe de guerriers envoyé en surveillance de cette zone ? Il décida de les observer pour voir ce qui les amenait par ici. Soudain, le groupe arrêta sa marche, comme si quelque chose avait attiré leur attention ; c’est à ce moment qu’il remarqua le mouvement dans les bosquets près du groupe. Puis de nombreux cris retentirent dans la combe, aigus et surexcités à la fois : des gobelins. Ces créatures pullulaient dans la région depuis que Kirgan avait été détruite et il était arrivé souvent qu’ils prennent des voyageurs isolés au piège comme ce petit contingent. Le bruit allait très certainement rameuter toutes les autres créatures de leur espèce aux alentours ; il lui fallait absolument les arrêter au plus vite. Il lui faudrait cependant rester le plus longtemps possible dans l’anonymat dans le cas où ils connaîtraient son nom. S’ils l’apprenaient, il serait certainement contraint de leur ôter la vie. Il se lança alors vers le groupe, passant entre les rochers et les pins le plus rapidement qu’il lui était permis. Une fois arrivé vers la combe, il réajusta son capuchon et mit la main à la poigne de son sabre, attendant le moment opportun. Il bondit alors hors des bosquets faisant chanter son sabre dans le chuintement de la lame quittant son fourreau, oraison du bain de sang se profilant à l’horizon, brillant sous la lumière du zénith.

D'un grand geste, Kiran retira sa hache du corps d'un gobelin, projetant dans les airs une giclée de sang qui alla maculer le tapis blanc d'une traînée écarlate. La créature s'affaissa, et le nain se prépara à faire face au prochain adversaire. C'était le quatrième ennemi qu'il abattait, et ses bras commençaient à se faire lourd.
Autour de lui le combat faisait rage, nains et gobelins s'affrontant furieusement sous les conifères gelés.
Combattants endurcis, les guerriers du petit peuple tenaient bon face à leurs ennemis ancestraux, en dépit de leur énorme désavantage numérique. Le pisteur avait selon toute évidence largement sous-estimé le nombre de gobelins dans les environs. Au lieu d'une vingtaine c'étaient bien trois, peut-être même quatre douzaines des ces créatures qui se massaient à présent dans la combe ! Et il en arrivait d'autres à chaque instant...

Un gobelin furieux se jeta sur Kiran, brandissant un glaive rouillé au dessus de sa tête. Le ranger croisa ses haches pour parer le coup, puis dégagea le bras de son adversaire et lui envoya le manche de son arme au creux de l'estomac. Le souffle coupé, le gobelin vacilla et n'eut pas le temps d'éviter le retour de la hache qui lui fendit le crâne dans un affreux bruit d'os brisés. Deux autres ennemis vinrent immédiatement le remplacer, invectivant le nain de cris et d'injures dans leur langue abjecte. Kiran souffla en observant les deux monstres lui tourner autour, essayant de trouver un angle d'attaque favorable. Après un temps de battement, ils se jetèrent sur lui à l'unisson. Le guerrier pivota pour esquiver le coup du premier, tout en parant l'attaque du second. Une des têtes de haches siffla dans les airs et vint frapper violemment le heaume du premier assaillant, l'étourdissant pendant quelques instants. Son camarade redoubla d'ardeur et enchaîna les assauts furieux, mais le ranger évita aisément ses coups mal ajustés. La dernière attaque fut parée avec le bruit sourd du métal frappant le métal, et Kiran riposta sans attendre. Un revers de hache trancha le bras du gobelin, qui hurla de douleur tandis que son membre sectionné tombait au sol. Son cri mourut peu de temps après, lorsque la deuxième arme du nain s'abattit sur sa gorge.
Kiran se tourna vers son deuxième adversaire, qui reprenait à peine ses esprits. Cette fois il ne lui laissa pas le temps de se préparer. Cimeterre et hache s'entrechoquèrent, alors que chacun tentait de percer la défense de l'autre. Finalement, Màr se fraya un chemin à travers la garde de son opposant et éventra le gobelin, rependant un flot de sang et d'entrailles sur le sol gelé.

Profitant d'un instant de répit, Kiran évalua rapidement la situation. Ses guerriers se battaient vaillamment, mais le combat était inégal. Et tenter de se replier serait pure folie, les gobelins les rattraperaient en peu de temps. Ils n'avaient pas le choix, il fallait poursuivre l'affrontement jusqu'au bout. Kiran adressa une prière silencieuse à Ikthor, afin que le Guerrier veille sur lui et ses nains...

La Lame de Kern fendit l’air en un arc de cercle meurtrier, tranchant la tête du pauvre gobelin qui ne l’avait pas vu se jeter sur lui. Alors qu'il tombait au sol, un autre de ses congénères rencontra l’acier froid du sombre sabre et alla rejoindre son camarade. Les quelques gobelins qui se trouvaient près d’eux se retournèrent vers cet ennemi nouvellement arrivé sur le champ de bataille. Mais au lieu de se jeter sur lui comme des hystériques, ils restèrent à distance, comme si leur instinct de survie leur disait de ne pas attaquer. Cette hésitation leur fut fatale : la lame noire siffla dans le vent et vint transpercer le gobelin le plus proche, le second fut frappé au plexus et avant que le troisième ne puisse se ressaisir, il fut embroché par la lame de son congénère avant que ce dernier ne se fasse trancher la gorge par celle-ci. Kern empoigna alors son sabre fiché dans l’abdomen du gobelin et la dégagea d’un violent coup de pied. Malheureusement il arrivait de plus en plus de gobelins, et maintenant que l’effet de surprise était passé il aurait plus de mal à se débarrasser de ses adversaires qui étaient plus nombreux que lui. Sa seule chance pour s’en sortir était de rejoindre le groupe de nains car tant qu’il était isolé, il restait une proie facile. Il jeta un rapide coup d’œil sur la distance qui le séparait du groupe : de nombreux ennemis se trouvaient sur sa route mais s’il tardait trop d’autres viendraient de derrière lui et il se retrouverait alors encerclé.

Alors qu’il allait se lancer dans sa course, un gobelin se jeta sur lui depuis le haut d’un rocher, sa lame au-dessus de la tête. Kern esquiva le coup juste à temps mais n’eut pas le temps de lever son sabre pour abattre l’ennemi qu’il dut parer le coup d’un autre ennemi arrivant sur lui, sa lance prête à l’embrocher. Il asséna un violent coup de coude dans la tempe du dernier venu qui tituba. Il esquiva alors le coup que son autre adversaire voulait lui porter au niveau de la tête et lui attrapa le manche de son arme tout en tranchant la main de son propriétaire qui poussa un cri de douleur perçant avant de trépasser, son arme retournée contre lui. Il courut alors dans la direction du groupe de nains le plus rapidement possible alors que derrière lui d’autres gobelins venaient remplacer ceux tombés au combat. Quelques dizaines de mètres avant d’arriver à la hauteur des nains, un groupe de gobelins vint s’interposer entre lui et les combattants du petit peuple. Il regarda derrière lui et compta une demi-douzaine d’ennemis. Il était dans une posture extrêmement délicate : seul contre une dizaine de gobelins il n’avait plus vraiment d’option. Il prit une grande inspiration et ferma les yeux. En un instant le calme s’installa autour de lui, tout semblant aller au ralenti. Les ennemis se ruaient sur lui mais ils ne l’inquiétaient plus. Il leva lentement son sabre puis une voix se réveilla au fond de lui. Les symboles sur son sabre et sur son bras commencèrent à s’illuminer jusqu’à ce que la voix résonne dans son esprit :

- Allons-y Sanguilacer Furorater…
- Oui Mordrakka…

Kern rouvrit alors les yeux, et alors que les lames allaient l’atteindre, aucunes ne le touchèrent. L’esquive avait été parfaite -si ce n’est un léger filait rouge qui coulait le long de sa joue- comme s’il avait dansé entre les lames de ses ennemis. L’un d’eux tomba au sol, la gorge ouverte alors que Kern se tournait vers ses adversaires et passait à l’attaque. Les symboles sur son bras et son arme brillaient de mille feux. Ses coups étaient bien trop rapides et précis pour que ses adversaires fassent le poids : L’un d’eux fut trépané alors qu’au même moment avec l’autre lame de gobelin il embrochait le crâne d’un ennemi. Il para tous les coups que ses adversaires lui assénèrent et continua le massacre dans leurs rangs. Au bout de quelques instant, il ne restait plus qu’une paire du petit groupe de gobelin qui renoncèrent à leur adversaires et se précipitèrent à l’épicentre de la bataille, c’est-à-dire là où se trouvaient les nains. La lumière provenant de son bras et de son arme cessèrent de briller. Il se précipita à leur poursuite et en abattit un en lançant l’arme du gobelin qui vint se ficher dans le dos de l’un des deux fuillards. Le dernier se retourna en tenant son arme devant lui en tremblant. Au moment où Kern arriva à sa hauteur ce dernier se recroquevilla sur lui-même. Kern avait pris son élan et prit appui sur le dos du gobelin pour sauter au-dessus d’un groupe d’ennemis au prise avec un guerrier nain maniant deux haches tachées du sang noir de leurs ennemis héréditaire. Il atterrit non loin de lui et profita d’une brève accalmie pour reprendre son souffle. Le nain finit de se débarrasser de ses adversaires et se retourna vers cet étranger, un peu surpris par son apparition. Alors qu’il se relevait, il entendit un puissant cri guttural, presque surnaturel, venant de l’autre bout de la combe. Ce cri fut repris par de nombreux autres, et les gobelins sur le champ de bataille s’immobilisèrent immédiatement, regardant craintivement autour d’eux en cherchant la source du bruit. Kern n’avait jamais entendu un son pareil. Il ne savait pas à quel créature il pouvait correspondre, mais ce n’était certainement pas de bonne augure.

Un humain... Sorti de nulle part, il avait bondi au cœur de la mêlée, et semait la mort chez les gobelins avec sa lame noire comme l'onyx. Après un saut impressionnant, l'étrange guerrier venait d'atterrir à quelques pas de Kiran. L'inconnu tourna la tête dans la direction du ranger, laissant apparaître un visage dur encadré par des cheveux blond et une barbe de la même couleur. L'espace d'un instant, homme et nain croisèrent leur regards. Cela ne dura que quelques secondes, accalmie fugace au cœur de la bataille. Mais le message était passé : "Je ne suis pas ton ennemi." disaient les yeux glacés de l'humain. Aussi étrange que fut sa présence en ces lieux, il semblait avoir choisi de se battre à leur côtés. Kiran lui adressa un bref signe de tête, puis reporta son attention sur la bataille.

Alors qu'il allait engager un nouvel adversaire, un cri strident retentit non loin et le stoppa dans son mouvement. D'autres hurlements suivirent, et le nain fut parcouru d'un frisson en les entendant. Il ne voyait pas quel genre de créature pouvait bien produire pareil son. Le combat s'était figé, chacun cherchant la provenance de la nouvelle menace. En regardant autour de lui, Kiran vit clairement l'expression de la peur se dessiner sur le visage de leurs ennemis. Dans le silence qui s'était installé sur les lieux, jusque là encore emplis du fracas de la bataille, le ranger perçut soudan un léger grondement. D'abord faible, il gagna peu à peu en intensité, jusqu'à ce que chacun puisse entendre distinctement un bruit sourd de quelque chose martelant le sol rocheux. Une multitude de choses. Qui se rapprochaient. En y réfléchissant, Kiran trouvait même que cela ressemblait à s'y méprendre à...
Avant qu'il n'ait eu le temps d'achever sa pensée, une dizaine de formes reptiliennes jaillirent de derrière les arbres. Les créatures ressemblaient à de gros lézards bouffis et pourvus de cornes, qui seraient probablement arrivés à la taille d'un être humain. Et elles fonçaient droit sur eux.
« Des galioths ! Rompez le combat ! »
Animaux stupides mais puissants, les galioths étaient couramment utilisées comme montures ou bêtes de somme par les nains. Ceux qui vivaient à l'état sauvage formaient des troupeaux de paisibles herbivores et se montraient rarement agressifs. Mais selon toute évidence, ce n'était pas le cas de ceux-là.
Les rangers se replièrent immédiatement, tentant de sortir de l'axe de charge des animaux. Les gobelins, eux, s'éparpillèrent dans le plus grand désordre. Mais ils ne pouvaient pas espérer distancer un galioth en pleine course. Plusieurs reptiles les rattrapèrent, et les cris de panique se changèrent en hurlements de douleur lorsque les premiers gobelins furent empalés ou piétinés par les puissantes pattes griffues.

Kiran s'arrêta un instant pour regarder derrière lui. Leurs ennemis étaient en train de se faire allègrement massacrer par les reptiles. Ce retournement de situation providentiel les sauvait pour l'instant, mais il pouvait très bien tourner à leur désavantage. La peau d'un galioth était très épaisse, et ils n'avaient pas d'armes sur eux capables de traverser efficacement une telle carapace. Si les bêtes décidaient de s'en prendre aux nains...
Comme si ils avaient entendu ces pensées, trois des lézards géants se séparèrent soudain du groupe principal et bifurquèrent dans leur direction. Plusieurs flèches furent décochés vers eux, mais elles ricochèrent ou se plantèrent dans leur cuir sans infliger de dégâts signifiants. L'une des créatures lui fonçait droit dessus. Kiran empoigna ses armes et se campa sur le sol, attendant la charge du monstre de pied ferme. Au dernier moment, il se jeta sur le côté, évitant de peu de se faire embrocher par les cornes meurtrières. Dans le même mouvement, il abattit une de ses haches sur le flanc de la créature qui passait en trombe à côté de lui. Mais le fer entailla à peine sa chair, aisément dévié par une peau aussi solide que du cuir bouilli.

Kiran se releva et se prépara à affronter une nouvelle charge. Cependant, le nain hésitait. Ce n'était pas son incapacité à blesser la bête qui le troublait, mais ce qu'il avait pu voir dans ses yeux juste avant qu'elle ne l'atteigne. Des yeux qui étaient ordinairement d'un blanc laiteux, entourant une minuscule pupille noire, avaient désormais l'aspect de deux gouffres ténébreux d'où s'échappait une lueur rouge inquiétante. L'animal freina sa course un peu plus loin, et tourna sa tête dans la direction du ranger, le fixant de son regard aux reflets de sang. Une salive noirâtre coulait entre ses babines retroussés qui laissaient entrevoir plusieurs rangées de crocs aiguisés, et Kiran sentit son sang se glacer l'espace d'un instant. La bête se retourna pour lui faire face. Ses pattes griffues raclèrent le sol enneigé, et un mugissement sonore sortit de ses entrailles. Puis elle chargea.

D’immenses reptiles cornus avaient déboulé depuis les arbres, répandant le chaos entre les pauvres fantassins gobelins qui tentaient alors de fuir le champ de bataille. « Des galioths ! Rompez le combat ! » S’écria alors le nain se trouvant à ses côtés. Cela lui semblait assez étrange car d’après ses connaissances, les galioths étaient de paisibles herbivores qu’utilisaient les nains pour le transport de marchandises et non pas les terribles créatures qu’il avait devant les yeux. Les cadavres s’amoncelaient sur leur passage, leur course faisant trembler le sol rocailleux de la combe. Kern se replia alors à couvert, observant le massacre que perpétraient ces bêtes.

Mais alors qu’il pensait être hors de portée de ces monstres, trois d’entre eux se détachèrent du groupe et chargèrent leurs positions. Son sabre à la main, Kern était prêt à accueillir la première créature. Alors que celle-ci était sur le point de le percuter, Kern se campa et sauta sur le côté, reprenant appui sur sa jambe droite et lançant alors une rotation de son corps pour ainsi actionner un arc létal de sa lame. Malheureusement, aussi affutée que la lame puisse être, elle ne pouvait pas infliger de blessures létale du fait de l’épais cuir qui protégeait l’animal. Le galioth se retourna et lança un hurlement guttural qui fit trembler la roche à ses pieds, révélant de longues rangées de crocs acérés ses yeux noirs exultant de rage : il semblait que la blessure superficiel que sa lame venait de lui causer avait énervé la bête. Celle-ci se relança à la charge de plus belle, mais cette fois-ci bien plus rapidement que la charge précédente, ne laissant le temps à Kern que de se jeter sur le côté, esquivant ainsi l’impact. Mais avant même d’avoir touché le sol, il fut balayé par la queue de l’animal qui l’envoya s’écraser quelques mètres plus loin. Le choc l’avait sonné et lui avait coupé la respiration, l’empêchant de bouger un moment. Il fallait qu’il soit prudent face à ces créatures : elles ne semblaient pas naturelles. D’où ces bêtes tenaient-elles leur rage ? Quelque chose ne tournait pas rond…

Alors que Kern se relevait la bête chargeait déjà de nouveau. Il s’élança alors en direction de l’arbre le plus proche et avant d’être rattrapé se jeta sur le coté, faisant attention à ne pas se reprendre un coup de queue. La créature ne put s’arrêter à temps et percuta l’arbre de plein fouet. Mais au lieu de s’écraser contre ce dernier, celui-ci brisa le tronc. Une chose était désormais certaine : ces créatures n’étaient pas dans leur état naturel ; mais qu’importe.

- N’oublie pas : tu es le prédateur.

Kern eut alors un flash et tout lui parut évident, ces pupilles s’irisant alors. Alors que la bête se ressaisissait après ce choc violent, Kern s’étais élancé vers cette dernière. Arrivé à sa portée, il esquiva la mâchoire de la créature qui claqua à quelques centimètres de ses oreilles et se laissa glisser sous elle avant d’enfoncer sa lame dans la chaire tendre de la bête. Il se dégagea rapidement pour ne pas finir écrasé sous l’imposante créature. Celle-ci, même mortellement blessée essayait de se redresser mais à ce moment là Kern planta sa lame dans la faiblesse du crâne de la créature, trépanant cette dernière laissant le sang aussi noir que l’onyx de la créature s’écouler et bouillonnant de manière surnaturelle. De Kern à ce moment là exultait une aura d’assassin, une terrible sensation de froideur face à la situation et une démonstration de puissance par la mise à mort de la bête.

Il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir. Il semblait que son corps était légèrement engourdi : les effets secondaires de l’utilisation des pouvoirs de Mordrakka commençaient à se faire ressentir, mais il devait faire fit de tout cela et aller aider les autres combattants toujours en prise avec les deux autres créatures.

Alors que la dernière créature était mise à mort, Kern prit un morceau de tissu qu’il recouvrit de neige pour nettoyer la lame de son sabre. Lorsque celle-ci retrouva enfin son éclat blafard, il se redressa pour observer ce qu’il restait du champ de bataille. De nombreux cadavres de gobelins en jonchaient le sol rocailleux et enneigé et, pour la plupart d’entre eux, il était impossible de savoir s’ils étaient vraiment des gobelins tellement ils avaient été déformé par la charge furieuse des galioths. Ces derniers avaient causé un carnage indescriptible sur le champ de bataille, ne laissant qu’un monceau de corps décrépis derrière eux. D’après ce qu’il avait vu de ces créatures, elles ne réagissaient pas comme les pacifiques herbivores qu’elles devraient être d’ordinaire. Ces bêtes n’étaient que des montagnes de muscles, de rage et de folie, mais quelque chose d’encore plus terrifiant les caractérisaient : une pointe d’intelligence surnaturelle, comme s’ils réfléchissaient et agissaient comme un combattant avisé. Kern se rapprocha du cadavre de galioth le plus proche : même mort, ce dernier exhalait une fureur meurtrière. Il entrouvrit la mâchoire de la bête, révélant une longue rangée de dents acérées recouvertes de tâches noires et d’où s’écoulait une salive de la même couleur. Ses yeux étaient comme habités d’un rouge malsain. Qu’est-ce qui avait pu causer un si grand mal à ces créatures pour qu’elles deviennent ces monstres assoiffés de sang ?

« J’enverrai mon ombre pour te poursuivre. Celle-ci peut prendre de nombreuses formes… »

La douleur dans son dos se réveilla légèrement. Non cela n’avait peut-être rien à voir … il rengaina alors son sabre qui chuinta dans un écho silencieux, sonnant la fin du combat. Un peu plus loin, les nains se rassemblaient autour de celui qui semblait être leur chef. D’après ce qu’il avait vu de leurs effectifs, les pertes avaient été peu nombreuses, mais la perte d’un camarade, d’un frère de combat était toujours dure pour ses compagnons. Les survivants étaient pour la plupart blessé, plus ou moins gravement. Même leur chef n’y avait pas échappé, la blessure qu’il avait à l’épaule ruisselant de son sang à travers son armure. Ce dernier se tourna alors vers lui et s’inclina brièvement.

- Mon nom est Kiran, fils de Godrik. Je te remercie pour ton aide, étranger. Tu es un guerrier vaillant, et ton bras est aussi fort que ta lame est affûtée. Mais dis moi, qu'est-ce qu'un fils de Néra vient-il faire aussi loin de chez lui ?

Kern devait faire attention : s’il se présentait sous son vrai nom, il s’exposait à une potentielle agression. Quoique en y réfléchissant, vu l’état des guerriers, la fuite serait aisée. Et puis, peut-être que sa fiche de recherche n’avait pas atteint la ville de ces nains. Il devait au moins le respect à ceux qui avaient combattus à ses côtés. Il retira alors son capuchon, laissant son visage s’imprégner de la lumière du soleil.

- Mon nom est Kern Frelisean, fis de Sildoreï et maître d’armes de profession. Ma présence ici ne peut aucunement vous inquiéter maître nain : si je suis dans ces montagnes aujourd’hui, c’est pour un entraînement « spécial ».

La remarque du nain sur la nature sang-mêlé de Kern le mit sur ses gardes. Les gens avaient souvent une piètre estime des sang-mêlés, allant même dans le pire des cas à les tuer sans aucunes formes de procès. Mais dans le ton qu’avait utilisé Kiran, il ne semblait y avoir aucune forme de jugement : juste de la curiosité. Kern se détendit alors tout en gardant un œil sur les autres nains dont il ne pourrait pas prévoir la réaction.

- Oui effectivement, je ne suis pas seulement humain.

Il ne perçut aucune réaction que ce soit de la part de Kiran ou de ses guerriers nains. Intérieurement il était soulagé, mais il se reprit tout de suite. Il y avait bien d’autres choses auxquelles penser en cet instant.

- Mais ma nature importe peu, il y a plus important à régler : je suis sûr que comme moi vous avez remarqué l’étrange nature de ces galioths. Qu’est-ce qui aurait pu les mettre dans un tel état ?

Un silence s’en suivit alors. Kern observait le chef des guerriers nains, espérant trouver des réponses sur les traits durs de son visage.

L’inquiétude des guerriers nains était tout à fait justifiée. Après tout, des créatures rôdaient encore dans les parages à la recherche de nourriture, et aucun d’entre eux ne voulait servir de repas. Quant à Kern, s’il voulait connaitre le fin mot de cette histoire, il lui faudrait les suivre. Même s’il serait en compagnie de ces nains, il lui faudrait faire attention une fois en ville où d’éventuels chasseurs de primes pourraient se trouver. Après une mûre réflexion, il prit enfin la parole :

- Il me semble que cette affaire requiert toute mon attention. Je remets donc mon entrainement à plus tard.

En repensant aux bêtes qu’ils venaient d’occire il eut un léger frisson, rien que de penser que d’autres créatures tels que celles-ci pouvaient exister…

- Il est impératif d’arrêter ce mal, ou qui sait ce qu’il pourrait arriver s’il venait à se répandre…