Claudiquant [libre]

Le soleil se mourait lentement alors que l'horizon l'engloutissait derrière ses collines ; le vent prenait de l'ampleur, imprégnant l'air de son parfum océanique. Eryl toutefois restait indifférente devant cette odeur, d'habitude si enivrante, alors qu'elle sillonnait un coin sombre d'Ydril en trébuchant. La douleur stagnante la brulait de la nuque au bassin, et ses yeux se fermaient doucement alors qu'elle tentait de discerner les silhouettes fantomatiques des maisons alentours. Elle s'arrêta pour s'appuyer contre un mur mais tomba à terre alors qu'elle essayait de tenir debout. Sa respiration haletante s'accélérait et bientôt elle ne voyait plus que des ombres danser devant ses yeux.
On l'avait pourtant prévenu que la douleur allait être insoutenable. Elle n'avait rien voulu entendre, et avait obligé le tatoueur à continuer parce qu'elle ne voulait pas revenir une deuxième fois. Il lui avait obéit avec résiliation, achevant quelques heures plus tard le motif complexe qu'Eryl lui avait donné : des constellations entremêlées à de fins motifs floraux, le tout encadrant la lame brisée que son grand-père lui avait si gentiment scarifiée sur le dos quand elle était petite. Et maintenant qu'elle tenait à peine sur ses jambes elle ne pouvait que se maudire de tous les noms.
Personne ne viendrait la trouver dans ce coin pourri d'Ydril. Il faisait déjà nuit et la plupart des gens étaient probablement en train de rentrer chez eux…
Elle réussit à se lever et essayait de descendre la ruelle en claudiquant ; il fallait qu'elle atteigne l'auberge… Mais ses pensées commencèrent à s'évaporer, et elle ne sentait bientôt plus que les flammes monter le long de sa nuque.

Alors qu'il scrutait, admiratif, l’œuvre d'art que l'on dessinait sur le torse de son ami de circonstance, Giacomo dela Carniola, Erol fut distrait par le passage d'une jouvencelle, qui quittait l’échoppe, la démarche laissant à penser qu'on lui avait cassé la charnière. La sémillante tête de mort qui prenait forme sur le deltoïde du coruscant spadassin mervallois gagna dès lors une importance moindre. Pourtant, c'était là une vraie beauté, avec des crânes, des flammes, des croix, et tout! Rien n'y fit, cette puissante peinture virile (et au goût certain) cessa d'intéresser Tournebroige, bien trop préoccupé par la démarche plus que chaloupée de la donzelle.

Bien trop habitué à la maraude, notre homme s'empressa de suivre la belle, s'estimant fortuné que le vent disperse son odeur de coyote. Ces chaleurs de fin de printemps le mettait au tapis, lui venant d'Oesgard, et, s'il avait su à quoi il se frottait, il n'aurait sûrement pas gagné Ydril. Les affaires étaient les affaires, il s'était ainsi retrouvé dans les cloaques de la cité portuaire, afin d'y truander quelques types, et désormais jouissait de ses quelques piécettes dument gagnées pour procrastiner un peu. D'où sa rencontre avec Giacomo, par mille fois semblable à Erol dans ses activités ; le ladre du Sud remarqua bien vite l'absence de son compagnon, pestant de ne pouvoir lui exhiber son motif pectoral de suite.

Tournebroigne s'était en effet mis aux trousses sa mousmée, bien décidé à jouer le galant maintenant qu'il s'était remplis les fouilles. Voyant que la nénette tanguait dangereusement (diable, ivre déjà à cette heure!), après une longue filature, il jaillit d'un coin de rue, lui offrant son épaule sans trop lui demander son avis (mais comme on l'a compris, c'était purement désintéressé).

"Eh là! Cette gargote est pleine de sales types, c'est moi qui vous le dis! J'en connais une, pas loin, deux, non, cinq fois plus fréquentable!" lança-t-il en la menant vers le trou où il créchait depuis deux semaines.

Une main tiède agrippa son bras glacé avec une force assurée, et elle sentit le contact la réconforter. Ses yeux, à peine entrouverts, tentaient de comprendre ce qui lui arrivait. On l'éloignait de l'auberge ! Elle tenta de se détacher de la poigne inconnue, mais toute force l'avait abandonnée.
"Non... C'est par là." gémit-elle doucement. On continuait à l'entraîner toutefois ; le chemin auquel ils faisaient face s'étendait et s'étendait, et ce qui n'était en fait qu'une dizaine de minutes parut être une éternité.

Lorsqu'on ouvrit la porte de l'auberge, la lumière et le brouhaha la submergèrent. Sa vue se brouilla et elle ne put se souvenir que de la douleur perçante lorsqu'on la jeta sur une couchette. Elle émit un cri de douleur et roula à terre, le ventre face au plancher ; la brûlure devenait insoutenable. Soudain, elle posa ses mains froides contre le sol. Une fine couche de glace commençait à se former sur le bois usé de la taverne mais ne dépassa pas le rayon de ses paumes. Eryl se mit à haleter violemment, toute force l'avait abandonnée, et tout ce qu'elle souhaitait était de quoi éteindre les flammes qui consumaient son dos. Elle agrippa la cheville inconnue et murmura entre deux inspirations "Eau... Glace...".

Sous son bras, la donzelle remuait lourdement ; plus il la soutenait, plus Erol avisait sa moiteur fiévreuse. Diable, elle était saoule comme une amphore! Ni une, ni deux, cette crapule de Tournebroigne s'empressa de monter la princesse dans son antre, où il la jeta sans ménagement sur le plumard. Dès qu'elles sont ivres, elles ont leur feu aux culottes, ces poulardes! se disait le brigand, goguenard, trop empressé de manger ce fruit tombé bien mûr. Il en vint néanmoins à le trouver presque blette, à mesure qu'il jaugeait la bête. Non pas d'apparence, ça il n'y avait pas de doute, mais la diablesse semblait un peu fada. Elle baguenaudait à même le sol, avant d'y faire naître une pellicule de glace.

Erol, qui comme tout homme sensé, abhorrait la sorcellerie, fut pris d'un effroi certain. Il avait été humblement éduqué dans la crainte de ces mauvaises gens, qui faisaient tourner le lait des vaches, et enlevaient les nourrissons. Lorsque la drôlesse lui attrapa le mollet, il s'en défit promptement en lui assénant une brusque tarte. "Ah, nenni! Pas de ça avec moi!" cria-t-il, s'imaginant que son pied allait se congeler. Ce n'aurait pas été la première fois qu'il voyait un de ces magiciens complètement ivre réaliser quelque vilénie ; ceux-là, il fallait s'en méfier comme de la peste, parole!

Son peton ne semblant pas faire mine de devenir un glaçon, notre farouche Tournebroige reconsidéra son "invitée" avec plus de courtoisie (après tout, n'était-il pas gentilhomme ?), tentant de déchiffrer le charabia qu'elle marmonnait à terre. Saisi par l'indécence de la situation, Erol rassit de force la donzelle sur sa couche, s'éclipsant deux secondes avant de revenir avec un baquet d'eau. Le ladre, courtois au fond de son âme (aux tréfonds, oui), vida sans attendre son seau sur cette chaudière, espérant qu'elle se tinsse dès lors calme.

L'eau se fit sentir telle une gifle. Et alors que la douleur s'atténuait quelque peu, une tache de sang écarlate infesta peu à peu sa tunique et s'étendit lentement telle une infection. Les mains d'Eryl se crispèrent, et lentement la fine couche de glace qui s'était formée sous elles s'étendit jusqu'à même geler le tissu de ses vêtements. L'eau avait facilité l'effusion de la glace. Sentant l'eau glacée calmer les flammes dansant sur son dos, elle émit un léger soupir. La douleur se calmait lentement, et elle réussit à se redresser. Accroupie, ses yeux retrouvèrent doucement la vue, et elle put bientôt examiner l'inconnu de plus près. C'était un grand homme dont le visage était couvert d'une barbe touffue. Ses grandes mains calleuses et son visages marqués de quelques cicatrices laissaient penser que c'était un homme qui avait vécu un bon nombre de choses - son hygiène toutefois laissait à désirer...

Eryl plaqua un sourire sincère sur ses lèvres et beugla avec difficulté "Merci, je pensais y rester...". Elle haletait, la douleur n'avait pas disparue. "Eryl, je m'appelle Eryl." Elle tenta de se lever mais ses forces l'avaient abandonnée. Elle resta assise à dévisager son sauveur, et remarqua alors son expression quelque peu peureuse. Jetant un coup d'oeil au plancher recouvert d'une fine couche de glace, elle comprit son désarroi et fut désolée que la magie puisse toujours éveiller de tels sentiments chez les hommes. "Il n'est pas dans mon habitude de lancer un sort si librement, je ne l'aurais jamais fait si ce n'avait été réellement nécessaire. Je suis désolée."