Mort et Glace | Katalina

« Sauf si la dite Gardienne y consent, fit remarquer une voix dans le dos du prêtre, alors que Mémoire apparaissait dans le dos du prêtre zélé. Les fidèles attendent qu'on les guide, Velizel. Tu peux nous laisser. » Après que l'homme de foi se fût exécuté, laissant les deux femmes seules, Mémoire posa son regard aveugle dans celui de la drow et sembla presque la voir, malgré son handicap.

Elle s'était attendue à recevoir pareille visite. Icône d'un culte à peine toléré, les sombres ne pouvaient que s'agiter alors que sa venue réveillait d'ancienne foi agonisante. La ferveur qui ne quittait plus le temple ne signifiait qu'une chose : le joug de l'Elda n'avait pas effacé des cœurs des Hommes de Sol'Dorn le visage des Cinq. Devant Mémoire, l'on s'inclinait et l'on demandait bénédiction. Devant le prêtre de Teweion, l'on tremblait de peur, espérant ne pas être vu. Tendant largement le bras en direction de la statue de la Voilée, le serramiroise reprit, avec un accent très prononcé mais néanmoins dans la langue du Puy : « Ce n'est pas la déité devant laquelle tu t'agenouilles. Parle, fille de Vàlas, qu'es-tu venue faire ici ? »

Au contact de Plume dans un premier temps, qui parlait exclusivement cette langue quand elle l'avait recueillie, puis du clan nomade auquel elle avait lié sa destiné après Meca, Mémoire avait pu apprendre les rudiments de la langue drowique. Elle était de toute façon aidée par les milliers de souvenirs qu'elle voyait chaque jour. Mémoire n'oubliait pas. Pour autant, si elle voulait se faire comprendre, la sorcière devrait parler lentement et avec des mots simples.

Croisant ses mains dans les pans de sa robe, la Gardienne fit face à son « invitée », royale. L'image d'une femme brisée avait disparu. Mémoire était redevenue la femme qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, nimbée de pouvoir et d'assurance. Son visage gardait quelques marques appuyées de fatigue, mais les traces de coups n'étaient plus que des mauvais souvenirs et ses larges robes cachaient sa maigreur et ses cicatrices, en particulier la très large brûlure infligée par le Gardien de Mogar. Son peuple savait-il que le Fils d'Uriz avait déchaîné sa colère sur une île d'un océan dont ils devaient ignorer jusque le nom ? Mémoire n'en avait aucune idée, mais elle ne désirait pas laisser voir à quel point l'affrontement l'avait marquée physiquement. Elle supposait que Tebirahc faisait preuve de la même discrétion quant à sa gorge sacrifiée. Reprenant, toujours dans la langue de la sorcière — avec un manque de fluidité audible — elle se permit d'ajouter une petite précision.

« Pour chaque réponse donnée, cependant, je poserai question. Je connais mal ton peuple, là est l'occasion d'apprendre. »

« Ainsi donc, j'aurai face à moi une érudit. Enfin, nous n'irons pas jusqu'à douter de la visée de tes recherches, » commenta tranquillement Mémoire.

Que les sombres eut besoin de temps pour statuer quant à la posture à adopter face à son arrivée ne l'intéressait pas ; quoiqu'il décidât finalement, elle serait déjà repartie, en direction de Naelis avec celui qu'ils considéraient plus qu'aucun autre comme l'un des élus de leurs dieux. Si elle venait à apprendre qu'ils réprimaient dans le sang les cris de foi des fidèles, elle reviendrait et renouvellerait sa protection ; que ce fut dans une semaine ou un siècle. Si Katalina Noblegriffon se serait sans l'ombre d'un doute sentit mortifiée si elle avait appris que ses actions avaient entraîné un massacre, il n'en était rien pour Mémoire. Avec Aerandir, c'était une grande partie de l'empathie de la Gardienne qui s'en était allée. Comme si ses sentiments lui avaient toujours appartenu.

Le Serramiroise n'avait pas besoin de se concentrer pour capter des brides du passé de la sombre. Ils étaient là, les images de ses fantômes, qui dansaient autour d'elle. Ils racontaient son histoire pour elle, sans que la Gardienne ne put s'y soustraire. Comme une malédiction terrible. Pour cette drow qui venait, souveraine, jusqu'à elle, elle en userait cependant. La sorcière réagit de façon relativement calme. Oh, Mémoire put saisir dans sa voix quelques soupçons d'agacement, mais elle se plia aux règles qu'elle avait accepté et répondit avec honnêtement. Comme pour la féliciter, l'humaine inclina lég!rement la tête en signe de respect.

« Grande aurait été la fierté. Emporter Celui qui guide vos ennemis aurait sans doute rendu sa mort... Comment diriez-vous ? Légendaire ? »

Rien dans sa voix ne laissait paraître qu'une telle possibilité l'eut touchée. Qu'ils tuassent le Roi des Elfes s'ils en avaient l'occasion, les sombres auraient quelque chose à fêter et Mémoire accueillerait dignement le défunt dans le Royaume de la Voilée. Son rôle n'était pas d'empêcher les guerres du Guerrier, encore moins de prendre parti. Son rôle était qu'en tout temps, l'on n'oublie pas le nom de Tyra.

« Mémoire est mon nom, répondit-elle ensuite avec un léger sourire. Il n'en fut pas toujours ainsi. Jadis, mon père me nomma Katalina et je portai le nom de mes ancêtres : Noblegriffon. Quant à mon histoire, elle est longue et sans réel intérêt. »

Si la Prime Sorcière posait des questions plus précises, peut-être Mémoire concéderait à répondre. Mais alors que la sombre ne demandait rien de moins qu'un résumé de son existence, elle déclinait sans l'ombre d'un regret.

« Noble Gardienne, le cœur est prêt, leur apprit timidement le novice, à peine revenu.
— Parfait. Guide-nous, » lui ordonna-t-elle dans la langue des Hommes alors qu'elle tendait son bras.

Craignant sans doute de se faire foudroyer s'il osait la toucher, le concerné mit un temps à réagir avant de céder à l'ordre de la Gardienne. Le trajet — court — se fit en silence. Mémoire ne désirait pas que les oreilles autres que les siennes et celles de la sombre entendissent ce qu'elles avaient à se dire et le novice, de toute façon, n'avait aucune envie d'entretenir la conversation. Il prévint juste Mémoire que les escaliers commençaient, ouvrit la porte et s'en fut. Les deux femmes purent finalement entrer dans le cœur du temple. La pièce était très spacieuse, presque aussi grande que la grand salle du temple elle-même, mais relativement basse de plafond. La grande majorité était en réalité une piscine dont l'eau parfaitement translucide bougeait à peine. Il régnait un grand calme, bien que l'humidité ambiante pouvait parfois être gênante.

« Aucun drow, à ma connaissance, n'est jamais entré ici. » Elle s'agenouilla sur un coussin disposé face à l'eau et fit signe à son invitée de faire de même. « Et je sais beaucoup de choses, » ajouta-t-elle en plaisantant.

Le léger sourire énigmatique de la Gardienne fut sa seule réponse à la question de la Prime Sorcière. Elle-même ne savait pas exactement jusqu'où s'étendaient ses connaissances. Il restait tant de souvenirs, la plupart issus du Voile, qui remontaient seulement quand elle en avait besoin. C'était là des sensations très étranges, comme si sa propre mémoire ne lui appartenait plus... ce qui était vrai ; depuis la mort d'Aerandir, les souvenirs de sa vie d'humaine lui semblaient lointains, presque volés, comme s'ils n'étaient pas les siens. C'était pour cela qu'elle était devenue Mémoire.

Une fois installée, la sombre reprit à nouveau l'offensive. Comme elle n'avait pas obtenu de réponse satisfaisante lors de sa dernière tentative, elle changea de sujet, en revenant à ce qui l'intéressait vraiment. Le rôle et la nature de la Gardienne de Tyra. On voulait savoir pourquoi elle était là, tout simplement. Mémoire remarqua que la sorcière s'enthousiasmait lentement, oubliant qu'à chaque question posée, son interlocutrice avait elle aussi le droit de l'interroger.

« Nous sommes différents de ceux qui nous précédèrent, oui, mais pas plus qu'un autre. Aucun Gardien ne ressemble à un autre. »

Elle en vint ensuite à ce qui intéressait vraiment Y'Shahinn. Sa mission.

« Je ne suis que le zéphyr qui décroche la feuille de l'arbre. Ce qu'elle devient ensuite, cela ne dépend pas de moi. » Fermant les yeux, la serramiroise finit de se mettre en position de méditation. Même si le geste pouvait sembler inutile, elle ferma les yeux et régula tranquillement sa respiration, la mettant en diapason des mouvements d'eau en face d'elle. « Quand je parle, on m'écoute, c'est pourquoi j'essaie de parler peu. Je ne me dévoile jamais au hasard ; on peut douter de mon existence, pas de ma légende. »

La Prime Sorcière pourrait se fourvoyer ici. Si Mémoire parlait de « sa » légende, c'était en référence à la légendaire Gardienne de Tyra, cette femme sans nom et sans visage dont on craignait la venue car avec elle venait le regard de la Voilée. Celle dont on pensait que la Déesse avait sacrifié ses yeux pour pouvoir voir le monde des mortels.

« Si je vous apprenais, Prime Sorcière, que les voix que Dartan entendaient n'étaient rien d'autres que le fruit de son imagination, me croiriez-vous ? »

Un souffle, qui détache une feuille et qui jamais ne regarde ce qu'elle devient.

    « Ton passé n'est-il que peine et souffrance ? Quand tu songes à Dartan, ne fais-tu que regretter son absence ? » Et son ton semblait ajouter, en filigramme, quelque chose comme si c'est le cas, je te plains. Les fidèles de Tyra n'avaient pas à s'emmurer dans la peine et la mélancolie. La Voilée n'était pas la figure la plus joyeuse qui fût, loin s'en fallait, mais en la Péninsule, les moines étaient réputés pour leur chorégraphie mêlant danse rituelle et aquamancie. Rares étaient ceux qui pleuraient devant eux, l'on se réjouissait plutôt, de voir pareille merveille.
    Quand elle eut fini de répondre aux questions posées par la sombre, Mémoire usa de son droit de façon légèrement détournée, n'interrogeant pas la sorcière sur une vérité mais sur un ressenti, glissant au passage l'idée que Dartan pût être la victime de sa propre folie. Il était toujours aisé d'accuser le divin mais, bien souvent, les mortels cachaient leurs propres faiblesses par arrogance. La Gardienne ne connaissait pas la société du Puy, mais elle ne doutait pas un seul instant qu'il fut plus glorieux d'invoquer Kiel que d'avouer posséder un esprit déranger. La réaction de la Prime Sorcière fut à l'image de ce qu'elle attendait mais elle n'en montra rien. « Tu refuserais donc d'entendre la vérité par orgueil, pour garder intact la légende de ton compagnon et donc préserver la tienne ? » demanda-t-elle sans la moindre hésitation. Pour l'heure, elle n'avait pas encore affirmé une telle chose, même si ses paroles laissaient entendre le contraire. Depuis la disparition d'Aerandir, Mémoire n'avait pas menti une seule fois. Cela ne l'avait pas empêché, cependant, de déformer la vérité à sa guise. Quant à ce qui se cachait réellement derrière les voix qui avaient tourmenté Dartan, c'était là un secret qu'elle partageait pour l'heure avec Kiel... si tant était qu'elle-même le savait.
    Il était difficile de savoir ce que pouvait penser la sombre de tout cela, mais elle semblait pour l'heure avoir oublié la raison de sa venue. Cela faisait le jeu de la Gardienne, qui pouvait profiter de ses questions, toutes personnelles qu'elles pussent apparaître, pour en apprendre un peu plus sur la façon dont les choses se passaient au Puy. Tout aurait été bien plus simple, bien entendu, si elle avait simplement tendu la main et effleuré sa peau. Alors, et littéralement, la Prime Sorcière n'aurait eu aucun secret pour elle... et c'était là quelque chose que la Gardienne ne désirait pas. Elle en était venue à fuir tout contact. On pouvait pâlir devant ce pouvoir qui était le sien, mais c'était sans savoir le prix à payer. Mémoire ne ressentait plus que par le biais de ces souvenirs volés, et les émotions étaient bien trop souvent violentes et bouleversantes. Quoique ait pu faire Y'Shahinn tout au long de sa vie, Mémoire ne désirait pas le savoir. Tout se paye, avait-elle dit. On ne prenait vraiment conscience de cette vérité qu'au moment où le prix devenait un fardeau auquel on ne pouvait plus se soustraire.
    « Mais c'est à toi, je crois, de m'interroger. »