La Symphonie sous une autre facette [La Blanche]

Cela faisait 307 ans. 307 années exactement, au jour prêt, qu'il avait débuté cette étude. Penché sur le même chapitre, relisant inlassablement les mêmes lignes, analysant sous toutes les facettes, toutes les émotions et tous les codes qui lui furent permis d'utiliser. Il avait demander l'avis de plusieurs centaines de confrères, et de non-initiés plus encore. Des guerriers, des érudits, des guérisseurs, des artisans, même un homme et deux nains, mais surtout des arbres, de nombreux arbres.

Il avait planché sur un nombre incalculable de théories, il les avait invalidée les unes après les autres. Il avait complété ce qu'il avait retiré de sa lecture par ses propres réflexions et son propre cheminement. Méditant parfois des jours pour arriver à percer le mystère d'une phrase. Et finalement, après tant d'années d'effort et de travail, il pensait désormais pouvoir aboutir à un résultat. Il ne s'agirait sans doute pas de celui identique obtenu par l'Eala de la magie, mais il pensait qu'il pourrait en approcher.

En fait, il n'était pas exact de dire que ses recherches ne touchaient à leur but exploitable que maintenant. Il avait eu sa révélation quelques mois auparavant, mais il n'avait osé aller plus loin. Ce sort méritait patience et réflexion quant aux conséquences de son utilisation ou d'une erreur dans celle-ci. Et puis il y avait son deuil qui demeurait un élément des plus préoccupant.

Toujours est-il que ce jour là, Timérion avait pris sa décision. Il allait interroger la dernière personne à qui il pouvait avoir recours. Il sortit lentement de sa méditation et se retrouva debout dans les premières lueurs de l'aube au milieu du lierre d'Ellyrion. Cette journée serait belle mais elle serait froide, la rosée perlait alentour, transformant le fort en une gigantesque sculpture d'argent. Lentement, il retourna à la forêt, effaçant le cristal de l'eau du matin de sa démarche claudicante.

Lorsqu'il pénétra dans les avancées de l'Anaëh, après avoir passé ces champs de cendres qui lui fendaient le coeur, le soleil était sur le point de se lever. Et ce ne fut que lorsqu'il fut bien plus avant dans la Prime Forêt et que le soleil commença à éclairer agréablement les couleurs de l'automne qu'il s'autorisa une halte.

Il avisa un grand chêne, vieux de plusieurs cycle, à n'en pas douter. Il avança jusqu'à lui et posa sa main gauche sur son tronc. Il inspira amplement et réfléchit aux "mots" et à la manière qu'il emploierait. Timérion n'avait pas l'habitude d'utiliser la Symphonie comme cela, il préférait généralement écouter et faire comme les arbres, chanter son propre chant à la fois en harmonie et individuellement. Finalement, il se décida à envoyer son appel. Il s'immergea tout entier dans la Symphonie, palpita au rythme de l'écorce et finalement, se mêla à elle pour y transmettre un message simple. Il appela celle à qui il n'avait jamais eu besoin de demander assistance. Ce jour là, pourtant, il lui fallait son conseil et peut-être son aide... Aerlinn Merileryn...

Spoiler:

Timérion avait été patient, il savait que l'Esprit d'Anaëh, comme on la nommait parfois, ne pouvait être partout à la fois et qu'il ne suffisait pas de l'appeler pour qu'elle accourt. Pour être honnête, il avait été surpris de voir la brume s'élever si tôt. Lui qui s'attendait à devoir patienter plusieurs jours. Mais c'était assez normal en somme. L'attention de la Blanche devait invariablement être attirée sur le front et l'attente incertaine sur celui-ci limitait les risques qu'elle fut occupée ailleurs par des affaires pressantes.

La brume l'enveloppa, annonciatrice d'une rencontre, d'une grande première en fait. Il se releva lentement et épousseta sa robe de mage. Elle lui rappela les matin de printemps sur Malereg, quand lui et son épouse discutaient à l'aube sous les arbres fleuris d'Ondolaurë. Une éternité s'était écoulée depuis. Il se rendit d'ailleurs compte alors que cette phrase n'était plus une métaphore, leurs déjeuners sur l'herbe et leurs rires dataient bien d'un temps révolu. Plus de trois siècles étaient passés, un cycle s'était clos et nombre de Protecteurs et de Souverain s'étaient éteint. Des âges anciens, peu nombreux étaient ceux qui en conservaient le souvenir... Le vrai souvenir, celui d'avoir vu, senti, touché, vécu. Que le huitième cycle était loin aujourd'hui!

Lorsque la Druide émergea d'entre les branches à moitié dénudée par l'automne avançant, il admira un court instant sa beauté sauvage, une forme de perfection. Mais il ne s'y attarda pas, il ne s'attardait plus sur la beauté des autres depuis bien longtemps, depuis son mariage. Il s'inclina profondément devant celle qui avait acquis un respect immuable dans son esprit.

"Êl síla erin lû e-govaned vîn, Aerlinn Merileryn. Il est vrai que nos enfants s'échauffent et que les frères-arbres transmettent cette excitation chacun selon son jugement. Je dois bien admettre qu'il m'est heureux de voir à nouveau les Elfes se défendre,  pourtant je me demande si cela suffira. Le soldat est enthousiaste quand il est jeune et qu'on lui parle des gloire d'antan. Mais l'enthousiasme n'a qu'un temps et on ne compte plus le nombre de morts avides de gloire."

Et il s'empêcha de dire qu'il se demandait également quelle machine il avait contribué à lancer. Il était difficile de faire bouger les Elfes, mais une fois le mouvement initié, il était difficile de savoir où il s'arrêterait. Et il n'avait de cesse de penser aux Elfes de Bois et aux conséquences que cela pourrait avoir dans l'avenir. La Guerre ne se terminerait pas par la Paix, il commençait à le présentir et cela ne lui plaisait pas. Au plus tôt, il tenterait de calmer ses tensions internes, les apaiser pour qu'une fois la diversion du conflit passée, elles ne refassent pas surface violemment. Il se demanda d'ailleurs si il pouvait viablement essaie de se tenir sur tous les fronts...

"Je vous demande aujourd'hui conseil et permission. J'ai longtemps hésité avant de me décider, pourtant il m'apparaît aujourd'hui nécessaire de sauter un pas de plus. Dans le livre de l'Ëala Elenmàr, je suis tombé sur une bien curieuse contine il y a de cela un peu plus de trois siècles. Pour beaucoup de mages, c'était encore un des mystères laissés par cet esprit. Pas pour moi. Et cela l'aurait sans doute encore moins été pour vous.

Il s'agit d'une application, d'une réciproque magique à la Symphonie. Le sort consiste à communiquer un sentiment à la forêt. Tout comme celle-ci communiqua jadis la haine à ceux de Linoïn ou galvanisa nos semblables ici même en Ardamir, il y a peu. A l'époque, je fus pris de curiosité et j'étudiais cette possibilité. L'enthousiasme, je vous l'ai dit, passe et je me suis vite rendu compte de ses implications. Je ne suis pas un obscurantiste, pourtant je peux vous dire qu'il manque désormais une page dans chaque copie de l'ouvrage sur laquelle j'ai pu mettre la main.

Cependant, cela fait deux siècles que je doute et que je m'interroge. Je ne me questionne plus sur la puissance, je n'ai jamais regardé non plus pour un usage personnel. Mais la bataille d'Uraal m'a fait m'interroger sur son utilité. Aujourd'hui, alors que les arbres d'Ardamir souffrent encore en leur cœur et en leur chant de la plaie laissée par les Sombres, j'ai pris une décision.

Je souhaite vous demander l'autorisation d'utiliser ce sortilège à bon escient lors de cette guerre. Après cela, il tombera dans l'oubli pour toujours, je l'espère. De toute façon, ma fin est suffisamment proche que pour penser qu'il partira avec moi."

Timérion n'était pas des plus à l'aise, la Blanche devait le sentir, il le savait. Si rien dans sa posture digne et froide, dans son regard austère ou dans ses yeux anciens ne laissaient voir son trouble, le Chant ne pouvait être si facilement dupé. Surtout au vu de la conversation. Il était rare qu'on attire l'attention d'un arbre, pourtant il semblerait que certains en aient suffisamment entendu que pour regarder l'échange des deux millénaires de plus près. Ceux là, il ne les leurrerait pas et eux-mêmes ne dissimuleraient rien à la Blanche, c'était ainsi. Et pourtant, son trouble n'avait en rien altéré la sincérité de ses mots et il souhaita que cela également, la grande Druidesse puisse l'apprécier.

Il espérait que l'Esprit lui accorderait sa demande. Les Elfes en avaient besoin, si une attaque massive venait à avoir lieu, ils devraient avoir plus que de simples lances et des cavaliers en soutien, et le Noeud interdisait la magie à l'échelle d'une telle bataille. Au fond de lui, pourtant, il espérait encore qu'elle lui opposerait un refus, qu'elle mettrait fin à son doute en répondant négativement. Et en même temps, il était conscient qu'en cas de nécessité, il en franchirait le pas. Il passerait outre l'interdit si cela s'avérait nécessaire. Il avait lui aussi juré de protéger l'Œuvre, et il n'agissait jamais autrement.

Timérion resta un instant pensif. Il savait depuis le début que l'idée ne serait pas appréciée. Il devait avouer qu'elle ne lui paraissait pas vraiment des plus agréables et qu'il la considérait toujours avec un certain dégoût. Il n'était pas du genre à imposer sa volonté à d'autres. Ou du moins, pas par l'intermédiaire de la magie. Pourtant, la menace de La Blanche ne lui fit sans doute pas l'effet qu'elle aurait pu escompter. Il respira un peu de l'air forestier embué dans la fin approchante de l'automne.

"Aerlinn, j'ai vu presque deux cycles. Dans un an, je serai parmi les plus vieux mages que l'Oeuvre ait jamais connu. Je ne me fais pas d'illusions. Je ne verrai de toute façon pas la fin de cette guerre. La mort me suit à la trace et ne me laisse que du sursit. Je ne saurais pas dire ce qui me tuera, personne ne le peut. Sera-ce l'épée ou la flèche? Ou bien la magie décidera-t-elle un jour que je l'ai employée une fois de trop? Verrai-je peut-être mourir un frère ou une sœur dont l'absence fera pencher la balance de mon esprit vers un désespoir sans fond?

Tout cela, je ne peux le décider. Je sais juste que mes jours sont comptés. Trop d'occasion de rejoindre la Voilée et trop peu de chance et de qualités laissées par les âges. Vous menacez mon être, mais vous devriez savoir que celui-ci ne m'importe pas. La souffrance je l'ai déjà connue sous bien des formes. Je ne doute pas que vous puissiez m'en affliger une nouvelle, mais je pense, entre nous, qu'elle sera bien faible en comparaison de ce qui me fut déjà asséné, vous ne croyez pas?

Vous avez beau prétendre que je ne sais pas quel risque j'encours avec ce sortilège, je pense pourtant que je les connais trop bien. Je suis tout aussi répugné à l'idée de ce que ça pourrait être et pourtant, je pense que je pourrais consentir à ce qu'on m'utilise comme une marionnette si cela en vaut la peine. Je sais aussi que si moi-même, ou n'importe qui, impose un sentiment qui n'est pas naturel à la Prime Forêt, celle-ci ne restera pas passivement à le transmettre. Dans le cas de cette erreur, nous ne retrouverons pas seulement une nouvelle Aduram, nous aurons également à disposition une belle quantité d'Elfes aussi actif et efficace que des fleurs séchées.

Je sais aussi que mon esprit resterait prisonnier de la forêt si je m'y prends mal. Nous savons également tous les deux que le sortilège ne comprend pas seulement le risque de son usage mais également de son arrêt. Si il est trop brusque ou mal effectué, il pourrait bien implanter le sentiment durablement à la partie ciblée de la forêt. Ou bien, il pourrait également lui faire prendre le contre-pied. Et si elle est trop lente ou "trop bien exécutée", elle pourrait rendre la Symphonie dissonante et causée un problème d'incompréhension et de confusion entre les frères-arbres.

Nous savons aussi que l'initiation peut-être désastreuse, si l'Oeuvre prend conscience de l'intrusion et rejette la faute sur les Elfes. La colère de la Prime Forêt serait alors dirigée vers notre peuple et il devrait en subir les conséquences. Je suis également certains que vous pourriez me mettre au fait d'un certain nombre d'autres malédictions qui pourrait intervenir si je mettais un jour mon plan à exécution."

Il repris finalement son souffle, il avait beau avoir commencé posément, le rythme de sa parole s'était accéléré alors qu'il débitait une certaine dose du savoir qu'il avait acquis lors de ses recherches et de son élucidation de l'énigme posée par l'Eala. Et cela n'était qu'un début. Il existait bien d'autres implications plus complexe encore. Il y avait celles très localisées qui ne mettait en jeu que quelques plantes isolées, et d'autres plus complexes encore que ce qu'il avait décrit et qui se produiraient certainement à une échelle continentale. Ce pouvoir jouait avec l'équilibre de beaucoup plus que simplement celui de l'Anaëh. Il en était également conscient.

"Pour être tout à fait honnête, je ne recherche pas tant votre bénédiction que vos conseils. Vous savez que si j'estime la chose indispensable, je prendrai le risque de vous voir apparaître entourée de brume pour achever mon existence. Mais si cela peut repousser les Drow un jour de plus, alors qu'il en soit ainsi. A quoi bon veillait sur l'équilibre si il s'agit de celui d'une mer de cendres?

Nous pouvons œuvrer ensemble pour éviter que, si le moment vient un jour et j'insiste sur le fait qu'il ne viendra peut-être jamais, l'emploi de ce sort ne fasse pas plus de dégâts qu'il n'en éviterait. Ou bien, je peux tenter de perfectionner seul la technique, de prévenir seul les inconvénients et d'assumer seul un échec si cela vient à se produire. Je ne vous demande pas d'approuver ce sort, de la même manière que je n'ai jamais demandé à un Elfe éprit de paix d'approuver l'art du combat. Mais en temps de guerre, il arrive que l'on doive atteindre des extrêmes, ce genre de magie en fait partie. Le Nœud d'Ellyrion en fait partie également, l'emploie de chevaux comme monture en a fait partie à une époque. Cela n'excuse rien, cela ne rend pas l'idée plus acceptable. Mais il faut accepter l'idée qu'un jour, nous n'aurons peut-être pas le choix..."

Il avait laissé tomber sa dernière phrase comme une guillotine. Il savait que ces propos pouvaient une fois de plus être mal interprétés. Il savait qu'on pouvait lui reprocher d'avoir dit qu'il utiliserait le sort quoi qu'il advienne, même si il s'agissait là d'une déformation grossière de ses propos. Son argumentaire était imparfait, dangereux même. Il comportait trop de faille exploitable, trop de raison de marquer un refus. Et pourtant, il était sincère et c'était bien là dessus que tout reposait, sur la vérité et la sincérité.