Man agorel, anya Nésa ... ? [PV Leana]

      Favriüs s’étendait sur la Prime Forêt. Ce ne serait plus long à présent : déjà les bois et les cités de pierre bruissaient au son des tambours de guerre, et bientôt le Trône blanc ordonnerait aux armées royales de s’élancer vers le Sud. Les soldats, déjà, tout harnachés de cuirasses étincelantes, allaient une dernière fois bénir leurs armes dans l’enceinte du Sanctuaire de la Mère, niché au creux d’Alëandir.
      Pourtant un, parmi les Capitaines, manquait à l’appel : à peine trois jours après avoir retrouvé sa sœur, aujourd’hui le Vaisseau de Kÿria, Aranos avait bondi vers l’Ouest, cravachant une monture le long des chemins qui nervaient Anaëh. Car Taurë n’était pas venue seule trouver le Capitaine, elle avait apporté dans son sillage un cortège de rumeurs. Et à l’aube d’une grande guerre pour Anaëh, certains racontars devaient être muselés ou mis en pièces.

      « Que le Soldat veille sur nous tous, gronda un Aranos plongeant vers les bois de l’Ouest. »

      Linaëh, enfin ! La terre aux deux racines : l’une plongée dans les bois, et l’autre fichée dans le roc. Autrefois le plus équilibré des Protectorats, à présent il semblait lentement se raffermir dans la pierre, tandis que les racines géantes d’Anaëh engloutissaient toujours davantage de terres. La chevauchée avait été rude pour Aranos, et sur ses joues parcheminées, les ronces et les épineux avaient laissé de minces entailles mordantes. Comme il quittait les chemins bourbeux pour de plus grandes voies, et que se rapprochait la cité de Linaëh, le Capitaine eut un soupir de soulagement. Qu’il était bon de s’extirper hors de la marée verte et avide, et retrouver le refuge de murs taillés dans le roc.
      Les bâtisses étaient belles en Linaëh, et la ville bien agencée, et savamment ordonnée. Mais le Capitaine n’avait pas le temps de s’arrêter, ce voyage lui avait déjà demandé de sacrifier de trop nombreux jours, alors que la guerre tonnait et grondait, toujours plus proche des lisières d’Anaëh. Par un Elfe de passage, Aranos se fit indiquer la voie la plus courte pour rejoindre le manoir de la Dame de Linaëh : aussitôt il éperonna sa bête au sang, et bondit vers les hautes murailles rassurantes.

      Au seuil du manoir de Leana, le Capitaine mit pied à terre, comme deux gardes venaient le trouver. Aranos avait dû abandonner sa lourde cuirasse pour voyager en hâte, mais il conservait la capeline verte des armées royales, et le heaume étoilé symbole de sa haute charge.

      « Mae l’ovannen ! lança le Capitaine aux factionnaires de Linaëh. »

      Ses yeux d’acier balayèrent les lieux, et à son esprit grondeur, le visage farouche de Taurë jaillit soudain de sa mémoire. Aranos ne pouvait plus en douter : sa sœur avait foulé ses terres récemment encore, et même l’air portait le souvenir de sa venue.
      Le Capitaine garda un instant encore les mâchoires serrées, comme si une lutte intérieure le déchirait. Puis il courba la tête devant ces gardes-là, et lâcha dans un souffle :

      « Aranos vient offrir à la Dame Linaëh, aujourd’hui, les excuses de la lignée d’Hëlmeliòn. »

      Fallait-il qu’Anaëh fût en péril de guerre, pour que le Capitaine vienne défroisser les honneurs bafoués par sa sœur ...

Note :

La frontière avec les hommes... Depuis que ceux-ci étaient partis en guerre les uns contre les autres elle n'avait cessée d'être franchie par tous types d'individus et les choses avaient empirées après la fin de ces conflits, la reconstruction faisant plus de mal aux elfes que les destructions n'en avaient fait aux hommes. Car pour reconstruire il fallait du bois, et de bonne qualité et l'Anaeh regorgeait de ce bois dont des hommes peu scrupuleux essayaient de s'emparer à grand coup de hache, attisant les tensions avec la frontière humaine. les elfes "des bois" étaient les plus vindicatifs et les accueillaient d'une volée de flèche et il fallait presque mobiliser des troupes pour reconduire vivant ces charmants messires bucherons jusqu'à la frontière à grand coup de pied dans l'arrière train. C'était également sans compter ceux qui avaient fuit les conflits et s'étaient installés à la frontière, saccageant ainsi la forêt en prenant des libertés là ou il n'y avait pas lieu. Certains pillards osaient même s'attaquer à des elfes isolés, pour les piller de leurs maigres possessions, généralement un arc et une dague elfique pour les revendre à prix d'or en terres humaines.

Elle avait fait fermer les frontières, finissant à contre-coeur par obéir aux ordres du protecteur de l'Anaeh. Le conflit qui couvait menaçait d'éclater et ce n'était pas le moment avec les folies des elfes dirigés par la Gardienne de Kyria qui ne cherchait que la guerre avec les elfes sombres.

Elle s'était assurée en personne que les ordres étaient bien respectés, et surtout que les humains imprudents qui étaient capturés ne soient pas simplement exécutés et abandonnés au fond d'un sous bois ou ils ils ne feraient plus qu'un la nature qu'ils saccageaient, et pour celà il avait fallut qu'elle aille vivre parmi "les elfes de bois" pour calmer les tensions grandissantes et qui finiraient par être incontrôlables. Oh, au départ elle ne fut pas très bien accueillie, classée dans les "elfes de pierres" pour le mieux, ou de "sang impur" pour le pire mais au final elle avait réussit à s'intégrer aux petites tribus de son protectorat sous la bienveillance des druides, par le respect qu'elle manifestait pour la nature et ses connaissances de celle-ci et des plantes, vivant à même le sol dans des "huttes" faites de branchages au mieux ou simplement dans les arbres dans des hamacs ou autres abris suspendus fabriqués par les elfes. Et elle commençait à apprendre à se dissimuler en forêt, se déplacer sans bruit et en toute discrétion, même pour un elfe. Ne faire plus qu'un avec l'Anaeh. La chasse et la traque également, ayant reçu un magnifique arc finement sculpté qui faisait la fierté des artisans elfiques et un carquois en cadeau de bienvenue. L'apprentissage fut intensif, et sans possibilité d'erreur car malgré son rang elle était considérée comme les autres et pour que sa voix puisse être portée jusqu'aux bonnes oreilles il fallait qu'elle ait fait "ses preuves" en tant qu'elfe "des bois" et membre de cette communauté.
Ce mode de vie était bien loin de celui de la pierre, pas de lit ni de toit sur la tête. Ceux-là étaient devenus comme insensibles à la pluie, au froid, n'utilisant que très peu le feu. Mais il ne lui était pas adapté, son sang issu du peuple des hommes ne lui offrait pas la même résistance si bien que lorsque l'automne arriva elle faillit tomber malade, malmenée par les premières pluies froides.

Elle avait une vision d'homme sur le temps qui s'écoulait malgré sa longévité, et malgré qu'elle ait eut l'impression qu'elle eut passé beaucoup de temps dans les bois, ce n'était jamais suffisant pour ceux qui avaient eut le temps de voir pousser les arbres.

Elle revenaient régulièrement à Linaeh, ville mère du protectorat, bien loin des querelles avec les hommes à l’abri de ses murs. Bien trop éloignés du mode de vie des bois dans ces maisons de pierre. Généralement pour traiter ce que le conseil du protectorat ne pouvait faire, tenir les assemblées régulières et gérer les urgences.

C'était d'ailleurs cette urgence qui l'avait faite revenir. Le passage de la Gardienne de Kyria, appelant à la guerre avait fait des émois, encore plus quand la rumeur voulait que la protectrice de Linaeh l'avait renvoyée d'ou elle venait, qui aux dires de certains, relevaient de l'irrespect envers la déesse. Et c'était encore une des lignées importantes du protectorat qui venait demander des comptes à la protectrice. En personne ! 2 jours, elle les avait fait attendre 2 jours le temps de recevoir le message et de revenir vers Linaeh pour leur faire comprendre que "NON ! Ils n'iraient pas en guerre contre les drows et qu'ils avaient assez à faire avec la frontière humaine." Et éternellement se répéter à ce sujet avait le don de l'énerver passablement. Elle qui était pourtant si patiente... Le manque certain de sommeil y avait été pour quelque chose. Et tenir un discours pronant les deux "camps, bois et pierres" vêtue comme une elfe des bois mais étant connue comme une pierre avait eut un impact beaucoup plus bénéfique.

C'était d'ailleurs ce qu'elle avait fait ! Dormir, sans même prendre la peine de faire une toilette typique des elfes de pierre. Elle s'était simplement laissée tomber sur le premier lit venu et s'était endormie sans autre forme de procès. Elle n'avait certes pas besoin de beaucoup de sommeil comparé aux humains mais c'était obligatoire.

Depuis combien de temps vivait-elle parmis les bois ? Plus d'une saison... Elle avait l'impression que ça faisait une éternité, si bien que le souvenir d'un lit s'était envolé. Ce fut Elrás, l'intendant de Linaeh, qui la réveilla.

"Un capitaine de l'armée royale désire s'entretenir avec vous. Il dit vouloir vous offrir les excuses de la lignée d’Hëlmeliòn."
"Dites lui de les déposer à l'entrée et que je viendrais les chercher plus tard." répondit automatiquement l'esprit embrumé de Leana qui n'avait intégré au final qu'un mot ou deux.
"Il s'agit de la lignée de la Gardienne de la déesse." insista-t-il d'un ton plus grave.
"Faites lui savoir que j'arrive le temps de me rendre plus..." Elle commença à essayer de démêler ses cheveux, mais finit par rendre les armes en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. "...que j'arrive." Corrigea-t-elle

La première fois qu'il l'avait vu vêtue ainsi Elrás ne l'avait pas reconnue. Une vraie elfe des bois, une tenue simple composée majoritairement de cuir destiné à affiner la taille et à se mouvoir plus facilement en forêt et dans les sous bois qui se détaillait en une paire de botte et un corset, mettant malgré lui, en valeur les formes à demi humaine de Leana, ce qui au premier abord n'avait pas manqué de choquer l'intendant alors qu'il la connaissait depuis des décennies, la protectrice s'étant bien gardé de les dissimuler habilement sous des vêtements citadins amples au point de les faire oublier... Une marque sur le cuir passant entre les seins de la protectrice trahissait le fait qu'elle avait porté l'arc et le carquois des heures durant... Après tout ces vêtements étaient plus destiné aux elfes qui étaient "plates" ! Du tissus d'une couleur sous bois quant à lui fait guise de pantalon et une autre pièce, plus épaisse sert de cape pour protéger des intempéries et qui lié à la manière de se mouvoir les rendait difficilement repérable pour les hommes.
Ses longs cheveux étaient tressés avec ce qui semblait être du lierre, dégageant son visage et ses oreilles. On pouvait parfois y trouver une ou deux feuilles mortes qui y avaient élu domicile.
Ses vêtements et son corps portaient encore les traces du voyage et de la vie typique des elfes des bois, des traces légères de boue sur ses vêtements et sa peau mais également ce mélange d'odeurs de sous-bois, de mousse et de feuilles qui la suivait de près et qui permettait aux elfes de se fondre complètement dans leur monde même au nez des meilleurs chiens humains.

C'est ainsi qu'elle se présenta à Aranos d’Hëlmeliòn, Capitaine de l'armée du protecteur de l'Anaeh. Dans cette tenue qui aurait certainement de quoi l'étonner et qui ne correspondait certainement pas à l'image que le reste de l'Anaeh se faisait d'une protectrice plus proche des hommes que des elfes. Et bien que ses origines humaines mises en valeur par la tenue ne puissent être reniée, on ne pouvait pas lui ôter ce qu'elle était : une protectrice qui avait choisi les elfes comme peuple.

"Je vous souhaite la bienvenue dans ma demeure, je suis la protectrice de ces terres." Il légèrement la tête en signe de respect comme le voulait le protocole. "Vous savez déjà qui je suis, mais a qui ai-je l'honneur ?"

On sentait une pointe de méfiance à peine dissimulée, c'était vraiment simple de lire ses émotions. Elle ferait une piètre bluffeuse.. Oui elle savait qui il était, le message avait bien été transmis. Mais elle voulait l'entendre de sa bouche.

      Elle s’avançait jusqu’à lui, et lui la dévisageait de ses yeux d’acier, une moue maussade en travers du visage. Voilà donc devant qui un Hëlmeliòn était venu courber l’échine ?

      « Êl síla erin lû e-govaned vîn, hiril vuin Leana, déclara Aranos d’une voix très neutre. Nanyë Aranos. »

      Son regard de guerrier balaya la silhouette de la Sang-Mêlée : elle portait des formes presque de mortelle, et engoncées dans une tunique trop Elfique pour contenir ses courbures. La large courroie de son carquois avait fendu comme une balafre dans le vieux cuir, sur le devant de sa poitrine. Ses cheveux étaient sales, entremêlés de copeaux et de feuilles, et jaunis par la poussière des arbres : depuis sa tenue négligée jusqu’à sa dégaine farouche, Leana rappelait davantage à Aranos les clans sauvages qui parsemaient les sous-bois d’Anaëh. A cet instant le Capitaine aurait eu peine à trouver comment Linaëh avait pu acquérir, dans toute la Prime Forêt, la solide renommée qui était la sienne, si cette terre avait pour protectrice une pareille enfant des ronces.
      Mais ces considérations seraient remises à plus tard, Aranos n’avait pas chevauché à travers Anaëh durant de longues journées, pour s’arrêter devant un visage trop bourbeux à son goût. Le sourcil haut, le Capitaine avança de deux pas et plia genou en terre, devant la Dame Protectrice ; et il dit :

      « Je suis venu à Linaëh présenter les excuses de la lignée d’Hëlmeliòn. »

      Sa tâche accomplie, Aranos s’était relevé, et sa longue silhouette se déployait de tout son haut devant Leana. Sous ses yeux inflexibles, derrière la Protectrice, s’étirait la ville de Linaëh, et plus loin encore les terres qui y étaient liées : c’était un vaste bastion avancé loin sur la lisière d’Anaëh, une muraille toujours dressée contre les Hommes et leur avidité. En sept siècles d’une existence vouée à la guerre, Aranos avait plusieurs fois rencontré des soldats de Linaëh, et tous s’étaient révélés francs de cœur, et indomptables au combat.

      « Linaëh est un rempart célébré dans toute la Prime Forêt, déclara Aranos, et j’aurais aimé en examiner tous les jalons. Mais le temps me manque, la guerre nous appelle. Nos frères et sœurs espèrent tous que, lorsque bientôt le Seigneur Daneor Thoràndrion s’élancera de Daranovar avec ses armées, quelques guerriers de Linaëh joindront son cortège. »

Note :

Il la regardait avec dédain, oui c'était le mot. Faisait-elle trop humaine pour lui dans cette tenue ? S'en était certains et il n'y avait en fait pas le besoin de poser la question. Ce regard elle le connaissait, elle l'affrontait depuis des années et était usuel. Mais dernièrement les choses étaient devenues pires. Depuis le temps qu'elle était protectrice, qu'elle avait montré à quel peuple elle appartenait en protégeant la forêt contre les hommes ils auraient du passer à autre chose.
Il fallait passer outre ces regards et ces insultes muettes, et c'était bien la chose dans laquelle elle était devenue experte, allant parfois dans la provocation en ne les cachant pas après de tels regards, les assumant parfaitement. Oui, elle était à demi humaine, et alors ? Ca n'empêchait pas le soleil de se lever tous les matins !

Elle sourit et inclina la tête en signe de respect en réponse aux premiers mots d'Aranos, laissant les doutes et le potentiel conflit à venir de côté. Il fallait attendre et voir ce qu'il voulait réellement. Offrir des excuses au nom de sa lignée, était une chose, mais celle qui était venue avant avait eut des choses à exiger.

Il mit genoux à terre, pour présenter ses excuses et tenter de laver l'affront qu'avait commis Taure, la gardienne de Kyria sur les terres de Linaeh avant de se relever. Chez les hommes ce geste n'était certainement pas suffisant, mais chez les elfes il avait toute son importance et presque autant que si la personne responsable était venue le faire d'elle même. Mais de toute manière, le mal était déjà fait.

"Vos excuses sont acceptées" dit-elle alors que le capitaine se relevait "mais le mal est déjà fait."

Il se redressa, cette fois pour contempler la ville de pierre de Linaeh, qui tranchait avec la tenue de la protectrice. Elle était un peu comme l'exception au paysage que l'on pouvait observer, l'ambassadrice de ces elfes vivants dans les bois loin de la pierre et du besoin de confort qu'elle créé.

Lorsqu'il aborda la guerre contre les drows, elle lui jeta un regard dépité, voire même en peine... Les mots de la gardienne avaient fait leur chemin dans les autres terres. Certes les elfes étaient restés sur une défaite, ce qui n'est jamais bon pour le moral des troupes et le sang versé par les drows appelait de nouveau le sang. Le reste de l'Anaeh ne semblait voir que ce qui l'arrangeait et non pas les tensions qui peuvent déchirer un territoire frontalier qui pour leurs chers voisins semble quasi innoccupé.

"L'appel à la guerre et au sang de la Gardienne de Kyria à fait son chemin jusqu'à atteindre le coeur de tous les elfes. Appelant à un conflit sanglant ou nous ferons souffrir la forêt et le peuple autant que nos ennemis désignés." Elle fit une pause. "Le message dont elle était porteuse était digne du gardien d'Uriz comme le nomment les sombres, et je crains qu'il ne corrompe les elfes qui le suivront jusqu'au bout..." L'inquiétude dans sa voix était palpable, elle fit une pause, avant de reprendre avec une voix plus forte et moins hésitante. "Linaeh est le rempart contre les Hommes depuis des siècles même malgré notre ancienne alliance, avec une culture de l'art combat très développée, permettant d'apporter la victoire et à nos soldats de revenirs des batailles victorieux et vivants. Et en cas de conflits nous serons les premiers au combat et les derniers à nous en retirer. Mais il ne faut pas se tromper d'ennemi !"

Elle se tenait en face de lui, elle avait reprit la prestance d'une protectrice, qui pouvait très bien se révéler une chef de guerre si elle le désirait. Avec son avis elle affirmait la position de son protectorat.

"Ma réponse à Taurë a semé le trouble et la discorde dans les esprits, élargissant le fossé entre la pierre et le bois au moment le plus inopportun. Si elle voulait la guerre elle n'avait pas d'autres meilleurs moyens que de la déclencher d'autres ont vu un présage de la déesse qui ne reconnait plus en les protecteurs comme des guides pour le peuple."

Mais ce n'était pas tout. Si seulement c'était la situation la pire qui soit ! Non, elle était intervenue sans avoir conscience des affaires déjà en cours dans le protectorat frontalier pour semer encore plus la discorde.

"Le peuple des hommes a été en guerre pendant de longs mois à nos frontières, se servant de l'Anaeh comme si elle leur appartenait pour reconstruire leurs armes, leurs forts et leurs demeures détruites. Des elfes en sont morts, tout autant que ces hommes inconscient, et maintenant pour certains clans l'heure et à la revanche pour punir ces inconscients à même leur sol. D'autres craignent que l'avidité du seigneur de l'Oesgard ne se tourne vers nous une fois qu'il aura soumis ses voisins par la force, ou alors quand nous serons trop faibles pour nous défendre une fois en guerre contre les sombres. Ils vont jusqu'à conseiller de frapper en premier et l'offrir à ses ennemis contre la paix." Elle avait parlé lentement, pour que chaque mot puisse être pesé par son interlocuteur

Elle s'approcha de lui, quasiment jusqu'à ce que ses formes puissent frôler la tenue du Capitaine, jusqu'à ce qu'il puisse sentir son odeur de sous bois qui couvrait l'odeur de son sang humain que quelques rares nez pouvait distinguer. Son geste pouvait être pris pour de la provocation, comme pour prouver qu'elle n'avait pas peur et qu'elle n'était pas la proie. Ces petits tours de forces avaient été nécessaires avec les clans les plus "sauvages" pour qu'ils acceptent de lui faire audiance malgré son sang humain. D'ailleurs Aranos avait de là une vue exceptionnelle sur les attribus humains de la sang mêlé.

D'une manière douce, elle se saisit de la main droite du capitaine, puis de son autre main (la droite) elle passa délicatement sur les éraflures qui bordaient les joues de celui-ci. Il put sentir une châleur douce alors que les éraflures disparaissaient sous l'effleurement de la main de la guérisseuse.

"Parlez franchement, je ne prendrai pas ombrage de vos propos. Que voyez-vous de là ou vous êtes ?" le ton était sérieux et calme comme il en était depuis le début de leur échange, ses mots avaient de quoi surprendre sachant qu'elle pratiquait actuellement la magie.

De quoi devait-il parler ? De la situation qu'elle décrivait ? Des hommes ? De la guerre contre leurs cousins sombres ou encore simplement d'elle même, de sa tenue et de son héritage ? Tant de questions qui resteraient sa réponses mais qui changeraient la donne en fonction de ce qu'il répondait. Cela pouvait être un piège comme ne pas en être un, mais son regard laissait transparaitre qu'elle ne démordrait pas.

      La fraîcheur des doigts de Leana s’était déposée sur les joues d’Aranos, et voilà ses blessures envolées. Le visage dur, troublé par un soupçon de surprise, le Capitaine baissa les yeux jusqu’à rencontrer ceux de la guérisseuse, et plus bas ses épaules, et sa gorge.

      « Agorel vae, hiril vuin, souffla Aranos en remerciement. »

      Que voyait le Capitaine, de là où il était, avec Leana si proche ? La question était indiscrète. Un soupir et Aranos s’échappa soudain, reculant de trois pas, marchant en cercles comme il parlait. Ses yeux balayaient les remparts de la cité de pierre, et les gardes en armes coiffant chacune de ses tours, et les guetteurs qui devaient hanter les bois pour mieux les veiller. Si ce bastion gardien de la Forêt avait été érigé sous le commandement de Leana, alors peut-être la Protectrice était-elle estimable.

      « Linaeh est l’une des pièces-maîtresses de la cuirasse d’Anaëh, déclara le Capitaine, et l’empreinte de Calimenthar y est puissante. Ici, la guerre a aiguisé les corps des Elfes, affûté leur regard, acéré leurs flèches : cette terre rend hommage autant à la Mère qu’au Soldat. »

      C’était vrai : les yeux d’Aranos achevèrent leur tour circulaire, et retombèrent sur les gardes en faction aux portes du manoir de Leana. C’étaient des Elfes farouches, le visage endurci par la crainte et le souci du combat, les lèvres dures et closes : ceux-là avaient dû porter, et plus d’une fois, leur lance jusqu’au cœur encore battant d’un ennemi, et lui trancher la gorge d’un revers d’estoc. Le Capitaine avait connu ces regards fiers et implacables, et ces mains rougies par l’étreinte des épées, c’était la même mine farouche qu’arboraient les veilleurs d’Ellyrion, du temps où le fort dominait sans rival la lisière d’Anaëh. Aranos sentait un sourire lui dérider les lèvres, comme il retrouvait l’aspect de ses camarades désormais morts et oubliés : peu d’Elfes pouvaient encore offrir un visage aussi farouche que les guerriers de Linaeh.
      A la Protectrice, le Capitaine déclara d’une voix dure :

      « Le péril qui vient de l’Est se révèle féroce : les Moriquendi ont affermi leur art de la mort, tandis que nous montons à l’assaut avec de jeunes enfants aux cuirasses trop étincelantes. Avec le sac d’Ellyrion sont tombés les plus endurcis des fils et des filles d’Anaëh : et la relève qui s’apprête à quitter Alëandir pour marcher au Sud, celle-là n’a jamais connu le fracas des armes et les clameurs de la guerre. Du massacre sur les rives d’Uraal, il y a trois siècles d’aujourd’hui, à peine une poignée de soldats vivent encore pour s’en souvenir. Ván tiruva Anaëh queluva. »

      A nouveau le regard d’Aranos s’était perdu sur les hauts murs avoisinants. Non loin, la forêt devait s’éclaircir et s’ouvrir, là où commençaient les contrées d’Oësgard, peuplées de mortels. C’était sur cette ligne mince et friable, transpercée souvent par l’avidité des Hommes, que devaient être hérissées les piques des Elfes, et les bannières du Soldat : c’est à Linaeh que les Enfants de la Mère, vieux d’à peine un siècle ou deux, se confronteraient pour la première fois aux fureurs de Calimenthar.

      « I quanda Anaëh boe navë quen tirno, déclara Aranos de la même voix puissante. Le sang fier et vif des plus jeunes soldats de l’armée royale, celui-là peut venir en secours des veilleurs de Linaeh, pour courir la lisière et défendre la Prime Forêt : face aux bûcherons avides des terres péninsulaires, ce jeune bois s’endurcira, et sous le regard du Soldat, ils achèveront de devenir des guerriers. Mais en contrepartie, à l’heure de rejoindre le Sud et marcher contre les légions d’Elda, seuls les plus inflexibles parmi les enfants d’Anaëh pourront supporter l’effroi des combats, et le martèlement des tambours de guerre tonnant depuis l’Est. Si nous ne voulons pas que les ruines d’Ellyrion soient une nouvelle fois anéanties, et la forêt tout entière transpercée, il faut le renfort de nos frères aguerris à Linaeh. »

      Les yeux d’Aranos quittèrent la contemplation des défenses de Linaeh, et de ses soldats, pour revenir au visage de Leana. Lui était un Capitaine endurci par six siècles de combat, et un Prêtre dans le Temple de la guerre : dans le confort d’Alëandir, loin sous les frondaisons paisibles d’Anaëh, lui seul percevait qu’il fallait que les Elfes soient affermis au contact de la guerre et de la mort, comme on cisèle le bois et forge le fer. Mais ici, dans les terres frontalières de Linaeh, enfin Aranos ne se sentait plus si seul, si isolé : Leana, elle aussi, devait avoir aperçu les prodiges qu’un peuple retirait de la guerre.

      « Linaeh ah le eä herenya, Leana, souffla Aranos d’une voix soudain adoucie. La Prime Forêt serait fortunée de compter plus d’Elfes comme toi et les tiens. »

Note :

Elle s'était approchée de très près, l'elfe avait baissé les yeux, trop bas pour seulement s'arrêter sur son visage - ce qui ne manqua pas de tirer un sourire à la protectrice - avant de se retirer comme troublé par ses gestes et certainement cette proximité. Elle n'avait jamais été farouche dans les contacts avec les autres, ou tout du moins tant qu'ils se limitaient à ce genre de chose : c'est à dire au domaine de la guérison et du soin des corps. Ce qu'il avait pensé resterait un mystère, cependant il commença à tourner en rond pour expliquer le fond de sa pensée.

Elle commença tout d'abord avec l'apologie du protectorat, de ses elfes et de ses guerriers qui protégeaient sans discontinuer l'Anaeh, sans oublier les gardes en faction devant le manoir. Certes Linaeh était une des pièces maitresses et un territoire frontalier, autant pour sa force militaire que pour son rapport diplomatique possible avec les hommes, malgré le fait qu'il soit complètement coupé aujourd'hui. Mais elle le voyait venir... Il allait lui tenir le même discours que Taurë... Telle sœur, tel frère... C'était triste de voir que le peuple des elfes ne pensait plus qu'à la guerre. Son laïus continua, sans faillir... Les jeunes soldats inexpérimentés qu'ils enverraient vers une mort certains à cause de leur précipitation à la guerre, demander à l'armée de Linaeh, qui avait déjà bien souffert de les remplacer pour que ceux-ci chassent les hommes et faire sonner le cor de guerre dans tout le protectorat... Non, il n'avait réellement pas compris la situation du protectorat. Après tout comment pouvait-il le faire ?

"Vous tenez le même discours que la Gardienne" dit-elle dans un soupir, visiblement déçue. "Vous le dites vous même, vous envoyez des jeunes sans expérience se faire massacrer sous les lames sombres par l'empressement d'une gardienne qui se trompe de parole et qui semble plus servir Uriz et sa soif de sang que Kyria... C'est une guerre au nom de l'orgueil et non pour celui des elfes ou de l'Anaeh que vous lancez."

Son regard se perdit vers l'horizon, au delà des murailles, au delà de la forêt, comme pour se perdre dans un paysage que l'on ne pouvait contempler de là ou ils étaient. Que diraient ses géniteurs de cette situation ? Que dirait Elandrel qui avait été comme un second père avant qu'il ne disparaisse à Ellyrion comme tant d'autre ? Même pour elle il s'agissait d'une plaie, même si elle avait cicatrisée. Mais le traumatisme était encore là chez certains dont le corps avait été rongé par les flammes de la bataille.

"Linaeh était également au front, et nous avons perdu nombre de valeureux guerrier et certains de ceux que vous voyez ici sont des novices ou la réserve permanente." Elle se retourna, pour planter son regard dans le sien. "Ne faites pas rêver à ces soldats une victoire, la gloire et l'honneur. La gloire et l'honneur ne viennent que des années après, une fois le traumatisme passé. Une fois que les souvenir des lames déchirant les chairs de leurs amis, des traits achevant les blessés, une fois que les pleurs des familles auront cessés et que les blessures se seront estompés à l'aide du temps." Son regard se durcit "Dites ça au jeune elfe qui, se vidant de son sang, implore les guérisseurs de lui de sauver sa vie ou au minimum son honneur en transmettant à sa famille le message selon lequel il est mort les armes à la main."

On sentait dans ces derniers mots qu'elle l'avait vécu, et plus d'une fois : Elle avait été à Ellyrion... Et bien qu'elle ne fut pas montée aux remparts et combattu les drows, elle avait tout de même vu les morts et les blessés, revenir par centaine sur les lignes arrières pour espérer un peu de soin et de réconforts auprès de toute la cohorte qui suivait une armée. On sentait également qu'elle devait être une des rares à s'opposer à ce conflit qui intervenait trop tôt... Beaucoup trop tôt... Il aurait fallut un siècle pour se remettre de la précédente défaite et non pas seulement moins d'une dizaine d'année. Ce que l'on enverrait seraient ceux qui n'avaient pu participer pour défendre les autres frontières ou qui étaient encore trop inexpérimentés.

"Et ce n'est pas en envoyant ces jeunes affronter les hommes qui s'immiscent dans la forêt que vous en ferez des guerriers, tout juste seront-ils des assassins d'avoir transpercés de leurs traits des hommes sans défense. Mais peut-être suffiront-ils à alerter les hommes, et à les inciter à venir brûler la forêt alors qu'ils n'ont pas hésité un seul instant à faire flamber leurs propres cités. Et après avoir rompu l'alliance avec les hommes, ce ne serait qu'un signe que les elfes sont au bord de la guerre que d'envoyer des troupes en armure s'amasser aux frontières."

Sa contemplation du paysage lointain et invisible cessa, pour se retourner vers le Capitaine, se plantant de nouveau devant lui.

"Ce sont les tribus les plus sauvages, que beaucoup oublient qui protègent la forêt des haches des hommes. Une menace invisible pour eux, les lardant de traits souvent empoisonnés qui les emporteront dans une douce folie fiévreuse, donnant aux survivants assez d'histoires terrifiantes à raconter sur nos bois pour inspirer la peur et inciter les suivants à ne pas revenir. Voilà des choses pire que simplement donner la mort d'une manière aussi stupide qu'inutile."

Avec ces mots il devait pouvoir comprendre pourquoi elle était vêtue ainsi et d’où elle venait avant de lui accorder cette entrevue. Son sang et son éducation lui permettait de comprendre les hommes, que ce soit en tant que diplomate pour négocier une paix ou en tant que stratège pour jouer sur leurs peurs.

      Ô Calimenthar, pourquoi fallait-il que les meilleurs de tes guerriers soient également les plus impies ? Aranos plongea son regard d’acier dans les yeux de Leana : à la tête d’un Protectorat dévoré par la lutte, le Capitaine aurait imaginé une âme plus aguerrie que cette Elfe-là.

      « L’honneur et la gloire, commença Aranos, et les guérisseurs avec leurs onguents, cela n’apparaît que lorsque la guerre est achevée. A l’heure où les plaies commencent à être pansées, et les morts collectés, c’est que le Soldat a déjà quitté le champ de bataille. »

      C’était une méprise d’assimiler les deux rejetons de la lignée d’Hëlmeliòn : Taurë était un esprit retors et comme arachnéen, alors qu’Aranos n’était qu’un guerrier. Jusqu’à la moindre fibre de son corps, il ne vibrait que pour le combat ; pas pour les tractations, ni la peur, ni la paix. Leana aurait dû elle aussi quitter un instant les jeux du pouvoir, et replonger dans la clameur de la guerre, et de la guerre seulement.
      Mais Aranos différait de Taurë sous bien d’autres aspects, et Leana allait bien vite pouvoir l’apprécier. Déjà la voix du Capitaine s’infléchissait vers la douceur, et lui s’inclinait respectueusement devant la Protectrice de ces terres :

      « Ánin apsenë, Hiril vuin, souffla Aranos. La valeur des Elfes de Linaëh est assurée, et celle de leur Protectrice l’est tout autant. Ces soldats peuvent bien porter une cape de fougères plutôt qu’une cuirasse de bronze, leur flèche ne dévie pas, et la Prime Forêt sera sûre aussi longtemps qu’eux veilleront sur sa lisière de l’Ouest. »

      Ces révérences déférentes n’étaient pas pour plaire à Aranos, mais qui était-il pour juger, lui, le défenseur d’un fort qui finalement avait chuté ? Sur ces terres de Linaëh, les Elfes tenaient la lisière d’Anaëh, même sans cavalerie étincelante ou rempart de pierre. Et puis, lovés dans ce visage à peine rosi par l’emportement, il y avait deux yeux profonds dont Aranos peinait à se détourner.
      Alentour, le Protectorat bruissait, il vivait et respirait. Pour qui n’aurait pas été déraciné par une veille de six siècles sur un mur de pierres, comme l’était Aranos, le murmure des arbres aurait fait entendre ces veilleurs Elfes qui devaient marcher, courir et se battre, loin dans les entrailles de Linaëh, vers la lisière de l’Ouest. Mais le Capitaine, s’il avait perdu le chant des forêts, était un Prêtre dans le rang de Calimenthar : et sur ces terres farouches, il ressentait la marque imprimée par le Soldat à la frontière d’Aanëh.

      « Tu souhaites apaiser les marches de l’Ouest, et que les mortels traitent paisiblement avec la Prime Forêt, reprit Aranos, et peut-être ce jour arrivera-t-il bientôt. N'i lû tôl, ëa ohta mí Anaëh. Laisse-moi consacrer les armes de Linaëh, et attirer la faveur du Soldat sur ces terres : au moins tes guerriers frapperont-ils juste, jusqu’à ce que tu puisses suspendre les combats contre les Hommes, si c’est là ton souhait. »

Note :

Qu'est-ce qui avait bien pu arriver à cet elfe tout au long de son existence pour qu'il soit ainsi ? Ne jurant que par la lame et le combat derrière des yeux aussi froids que l'acier, comme dénués de tout sentiments. Il était l'exact opposé de la guérisseuse qu'il regardait droit dans les yeux, qui eux, au contraire avaient tout d'expressif et laissaient transparaitre la bonté naturelle que l'on retrouve dans ceux des gens qui ont dédié leur vie aux autres sans arrière pensée. Elle soutenait son regard encore plus intensément, essayant de décripter ce qui pouvait se cacher derrière chacun des mots de cet elfe, ses secrets, peut-être même les peurs qu'il cachait derrière cette armure d'acier dont il était recouvert.

Chez les hommes il est de coutume d'éviter de dévisager les gens ainsi, certains allant jusqu'à affirmer qu'il s'agit d'une marque d'irrespect que d'essayer de lire en son interlocuteur. Certains elfes pouvaient également s'en offusquer, soutenir de tels regards pouvait également s'avérer difficile pour le peuple immortel comme s'ils avaient peur de souiller leur esprit dans celui d'un autre plus impur que le leur. Alors dans celui d'une sang-mêlée...

"Appelez-moi Leana, comme tout le monde le fait ici." Ou plutôt essaye de le faire aurait été correct. "Nous ne sommes pas dans une quelconque cours humaine ou il faut faire des ronds de jambe pour être écouté."

Avait-il mal interprêté ses premiers propos ? Elle redoutait la guerre, mais celle-ci n'était pas encore là. Seuls certains parlaient qu'elle était déjà sur leurs terres, par haine envers les hommes et un désir de vengeance par chaque coup de hache qu'ils avaient fait subir à la forêt, et ce depuis leur irruption à Wyslena ou Leana était intervenue. Pour certains c'était déjà la guerre, or ce n'était même pas des escarmouches entre bandes véritablement armées. Il était trop tôt pour appeler ça une guerre, c'était tout juste des tensions. Cette guerre était juste dans les esprits de ceux qui étaient proches de la forêt et qui entendaient les cris d'agonie des arbres, ou tout du moins c'était l’interprétation qu'ils en faisaient.

"Je n'ai jamais entendu le chant des arbres, à défaut j'en entends un autre. Il se voit sur le visage des gens, dans leur regard, dans leur cœur."

Elle s'approcha doucement de lui pour s'arrêter à deux pas de distance. S'il le souhaitait il ferait le premier pas, et elle le manquant. c'était une manière de faire proche des gens, nécessitant le contact et pour qui savait ou voulait écouter. Certes ce n'était pas une science exacte, ce n'était pas quelque chose de connu, mais en tant que guérisseuse elle avait appris à écouter le corps de ses patients, qui trahissait les douleurs, le stress et les pressions qu'ils subissaient même si rien n'était dit et elle le faisait depuis tant de temps qu'elle ne savait même plus comment elle l'avait appris. C'était peut-être de la manière dont elle avait appris la guérison, de la manière dont on lui avait appris pour ne soigner que le nécessaire pour laisser le temps faire son œuvre pour que le corps et l'esprit n'en ressortent que plus fort. Elle reprit d'une voix toujours aussi calme.

"Linaeh et le cœur de ses habitants ne sont pas en guerre, pas encore. Le protectorat ne sera en guerre que lorsqu'une partie de nos troupes accompagneront le Protecteur de Daranovar pour Ellyrion et que les premiers combats feront rage, que les premiers messages de décès ou de blessés seront arrivés." Elle fit une pause. "C'est à ce moment là que nos soldats auront besoin d'une bénédiction, pour revenir vivants et victorieux."

Elle ne l'avait pas quitté du regard, puis elle tendit une main vers lui. Lui proposant comme une invitation muette à baisser les armes et le bouclier du soldat et écouter autour de lui la volonté et le cœur des gens. Malgré ses propos et ses idées pour le moins "violentes", elle ne voulait que la paix...

"Seules quelques tribus ont le cœur à la guerre contre les hommes. D'autres veulent juste garder leurs bois en paix."

Si seulement souhaitait-il écouter, peut-être qu'il porterait ensuite le message. Car la fureur de combat de la Gardienne de la Déesse ne s'arrêterait certainement pas qu'à leurs cousins sombres si la victoire était éclatantes. Son regard se tournerait inlassablement vers un autre ennemi, qu'ils soient les nains ou alors les hommes trop aventureux.

      Un sourire presqu’amusé vint arrondir les lèvres d’ordinaire closes et dures d’Aranos : jamais on ne l’avait éconduit avec un tel raffinement dans la voix. C’était un refus fleuri, mais c’était un refus tout de même ; et pourtant, ils étaient bien peu nombreux, les Elfes qui déclineraient les offices d’un Prêtre du Soldat dans ces temps assombris...
      Cette abâtardie avait un certain courage, songea Aranos.

      « Tu mènes tes terres avec intelligence, Leana, finit par admettre le Capitaine. Mais prends garde à ne pas mépriser trop légèrement la pierre qui entoure la Prime Forêt, et ceux qui luttent sur ses murailles. »

      Dans la main tendue et offerte par la Demi-Elfe, Aranos vint loger sa propre paume. Entre les doigts fins, et frêles, de la guérisseuse, les larges phalanges couturées du Capitaine étaient crispées, et leurs longues cicatrices mordantes crachaient un éclat blanchi sous le soleil de midi. Cette main semblait être comme un vieil éclat de charbon, une pointe de fer battue et rebattue sur l’enclume du forgeron : six siècles de guerre avaient achevé de tanner cette peau grisâtre, et de l’endurcir comme du vieux cuir.

      « Combien d’Aranos et combien d’Ellyrion, demanda à mi-voix le Capitaine, pour que Linaëh ne connaisse pour seule menace que quelques bûcherons ? Il faut que certains meurent à la guerre pour que d’autres vivent loin des combats. »

      Les terres étaient paisibles alentour, les bois semblaient comme endormis. Leana n’avait pas menti : son Protectorat était loin d’entrer en guerre. Et les quelques rôdeurs qu’Aranos devinait confusément, ça et là, qui coursant un humain et qui pansant les branches brisées d’un arbre, ces quelques veilleurs-là étaient loin de dégager la clameur furieuse d’une armée bondissant à la bataille. La marque de Calimenthar était faible encore sur ces provinces de l’Ouest.

      « Linaëh est une belle terre, souffla Aranos, la tête tendue vers le visage de Leana, ici le bois se marie à la pierre sans accroc. Préserve ces forêts tant que tu le pourras : le Soldat bouleverse les territoires sur lesquels il prend pied, Linaëh serait une ruine avant deux jours si la guerre était portée dans son sein. »

      Entre les mains de Leana se tenait toujours le bras d’Aranos labouré par les batailles, et son visage vieilli et ciselé par les coups se tenait tout proche de la douce figure de la Demi-Elfe. Lui était un déraciné, un Elfe forgé par Anaëh pour aller tenir le corset de pierre qui devait protéger la forêt. Depuis ses plus vertes années, sept siècles auparavant, c’avait toujours été à la pointe de fer d’une lance qu’il avait servi la Prime Forêt, et son peuple. Même engoncé dans une cuirasse d’airain, et le visage enserré par un heaume étoilé, lui aussi était un fils de Kyriä.

      « Ne nous juge pas trop durement, murmura Aranos. La Mère a besoin de tous ses enfants. »

La pierre ou le bois, toujours ce choix à faire, ne pouvaient-ils pas vivre en harmonie sans ramener toujours tout à cette divergence ? Ramener cette harmonie, c'était ce qu'elle cherchait à faire, que son peuple arrête avec ces disputes stériles pour se concentrer sur ce qui importait vraiment. Elle voulait protéger tout le monde, et sa crainte n'était pas d'échouer à le faire, mais plutôt que la folie qui ronge les peuples fassent qu'ils ne soient plus assez nombreux pour qu'elle réussisse à les protéger tous. A partir de là, oui elle aurait de quoi s'inquiéter.

Le Capitaine pris sa main, qui restait tout de même crispée, continuant son discours guerrier, sur le risque qu'en courait Linaeh si la guerre arrivait, de la nécessité du combat et des morts lors de celui-ci, allant jusqu'à prédire la défaite du protectorat. Avait-il oublié les règles de la nature elle même ? Elle avait apprise à la lire en tant qu'humaine, puis en tant qu'elfe : la forêt en tant que milieu sauvage et hostile, mais aussi en tant que refuge et lieu de quiétude. Voilà ce qu'elle était, voilà ce quelle voudrait lui montrer.

"L'harmonie entre ces deux courants de pensées est ce qui est recherché ici, afin que tous puissent trouver un refuge paisible qui leur convienne."

Doucement elle délia les doigts de ces grandes mains forgées pour le combat et le maniement de l'épée qui juraient avec les siennes qui ne portaient que de rares marques liées au maniement de l'arc, destinées à la douceur des soins et à la préparation précise des remèdes. Une opposition entre celles destinées à tuer, et celles qui soignaient, deux opposés qui pourtant étaient si proches l'une de l’autre : protéger mais par des moyens différents...

"Offre aux gens un endroit qu'ils aimeront, un endroit ou ils voudront y vivre et y mourir. Un endroit ou leurs enfants pourront grandir et s'y épanouir et qu'ils aimeront à leur tour. Un endroit que les fait se sentir en sécurité et qui les protège."

Accompagnant ses mots elle s'était rapprochée comme au début de leur conversation, les corps manquant de s'effleurer comme si elle allait encore faire agir sa magie, mais cette fois intérieure. Dans son geste elle avait doucement posé la main du guerrier contre sa poitrine, au niveau de son cœur pour que celui-ci puisse essayer de le sentir, de l'écouter s'il le pouvait encore, cette main gigantesque couvrant son sein bien à l’abri derrière sa tenue de cuir.
La respiration de la protectrice était lente et calme, ne souffrant d'aucune inquiétude, sa main qui avait guidée celle du guerrier s'était posée sur celle-ci, comme pour l'inciter à y rester, puis elle posa son autre main au niveau du cœur du Capitaine.

"Écoute simplement, et oublie la mort, oublie la violence que réserve l'avenir à ceux qui suivront la folie." Elle le regardait toujours droit dans les yeux, soutenant son regard, pour ne pas qu'il s'échappe et écoute le message jusqu'au bout. "Avant chaque tempête il y a le calme. Quand le danger approche, la forêt se fait silencieuse. Et l'on dit toujours qu'il faut se méfier d'une eau qui dort."

Elle lui laissa le temps d'écouter, de confirmer ses propos par ce qu'il sentirait au fond de lui même et qu'elle tentait de lui faire ressentir. Qu'il trouve refuge dans cet endroit qu'elle chérissait tant et qui était les terres qui l'avaient vu naitre, ces terres qui avaient été son refuge loin des violences des hommes et qui étaient devenues son avenir.

"C'est cet endroit que les gens protègeront avec tant d'ardeur pour protéger l'endroit auquel ils se sont attachés, leur passé, leur avenir ou simplement ceux qu'ils aiment." Elle prit une profonde inspiration, pour expirer doucement. "En entretenant la crainte, les gens seront toujours sur le qui-vive, prêt à quitter un endroit dangereux. Ici, ils le protègeront chaque centimètre de cette terre qui est la leur avec plus d'ardeur que n'importe quelle armée motivée par la conquète, le pillage ou la gloire."

C'était d'ailleurs bien ça le problème avec les tribus de la frontière, ils y allaient avec un peu trop d'ardeurs et de violence. Mais pouvait-on le leur reprocher ?

"Et toi ? N'aimerais-tu pas trouver ce lieu qui te corresponde ?"

Etait-ce simplement une question ou alors une proposition ? Même si habituellement on pouvait lire ses émotions facilement, ses intentions n'étaient pas claires. Que cherchait-elle à obtenir de lui ? Seule la passion de ce qu'elle faisait (ou essayait de faire) ressortait dans ces propos. Le mystère restait presque entier, et seul le guerrier pourrait faire ses conclusions.

      Le long regard circulaire que laissa échapper Aranos, le front labouré par les rides de la surprise, embrassa en même temps le bras de Leana tendu jusqu’à toucher son cœur, et sa propre main à lui, le guerrier, enveloppant le sein de la Protectrice. Une douce brise courait sur leurs visages et agitait leurs cheveux, pourtant elle ne défroissa pas les traits durcis du Capitaine. Lui qui était venu à Linaëh pour la guerre, voilà qu’il étreignait une Guérisseuse entre ses bras couturés de cicatrices. Restaurer l’honneur d’Hëlmeliòn ne commandait pas de telles embrassades.

      « Linaëh n’est pas ma terre, Protectrice, souffla Aranos d’une voix inflexible. »

      C’était vrai. Dans cet équilibre des forces, et cette pierre traversée sereinement par les arbres, le Capitaine sentait l’étouffement de la forêt le saisir à la gorge. Lui avait été jeté sur les murailles d’Ellyrion six siècles plus tôt, et plus jamais ses pieds n’avaient foulé le lichen d’Anaëh, sans être chaussées de bottes en fer. Sa face guerrière avait bruni à force de faire face au soleil sans l’entremise de branches touffues, et dans sa gorge endurcie à l’air vif et froid soufflant sur la plaine morte de Yutar, la brise qui charriait du pollen semblait l'asphyxier. Non, Linaëh n’était pas une terre propice à tous les Elfes : pour les guerriers déracinés d’Ellyrion, il n’y aurait jamais plus d’endroit paisible qui trouverait grâce à leurs yeux.

      « Av’osto, Leana. »

      La main droite toujours logée au plus proche du cœur de la Guérisseuse, Aranos referma son autre paume sur le bras de Leana tendu vers la poitrine du guerrier. Quelques mots susurrés pour Calimenthar, et toute la maigre magie dont Aranos était capable transperça soudain l’atmosphère paisible de Linaëh, comme le Capitaine ouvrait grand les vannes de son esprit : ses pensées belliqueuses inondèrent soudain la Protectrice.
      C’était comme un large champ de bataille, traversé de cris de guerre, et recouvert par des nuages d’acier. De toutes parts, des tambours roulaient et cognaient, assourdissants, effarants ; des cors et des buccins hurlaient dans la nuit. Alentour, ce n’était que forteresses, citadelles revêches, et remparts grincheux : et dans la plaine, maculés de sang bourbeux jusqu’à la taille, des guerriers combattaient encore. Partout passaient et repassaient les ombres des soldats morts, comme des carcasses rompues, le visage rongé par les ténèbres. Et là, gisant adossée à un rempart effondré, la mère d’Aranos et Taurë reposait, une lance fichée en plein cœur. Tout ici n’était que guerre et mort.

      « Daro, gronda un Aranos ébranlé. »

      Alors les sombres visions refluèrent, et l’esprit du guerrier fut à nouveau clos et impénétrable. Calimenthar laissa son Prêtre essoufflé, le front perlé de sueur, et la gorge sèche : faire entendre la clameur des combats, sur une terre aussi paisible que Linaëh, le Soldat percevait un lourd tribut pour cela. Mais à présent la quiétude avait repris ses droits, et seul restait le martèlement des tambours de guerre, qui tonnaient au même rythme que battait le cœur du Capitaine.
      Le visage du Capitaine perdait ses teintes pourpres de colère. Dans la fureur du moment, à sentir ses pensées noires fuiter hors de son esprit, Aranos avait crispé ses poings sans prendre garde qu’ils étreignaient Leana. Doucement, l’officier libéra son emprise, laissant une torsion féroce dans la tunique de cuir de la Protectrice, et une marque rouge là où la main gauche d’Aranos avait presque broyé son poignet.

      Le front du Capitaine était lacéré par le souci, et lui pantelait à quelques pas de Leana, le souffle coupé.

      « Iston, nîdh... »

Spoiler:

Il n'était que haine, violence et mort... ou plutôt il se laissait enfermer dans ce cercle destructeur qui ne lui apporterait que le malheur et certainement une mort violente qu'il aurait provoqué plus ou moins volontairement. Il venait de rejeter son aide, et certainement le peu de tendresse désintéressée qu'il ne devait pas avoir eut depuis des siècles à garder des murailles loin de tout, loin de ses proches et de ceux qu'il avait pu aimer.

Elle s'était laissée tombée, se massant son poignet dont les traces des doigts du guerrier commençaient à s'y incruster avec une teinte violacée. Il laisserait également des marques sur son sein... Mais tant pis... Ce n'était pas de la colère qui ressortait d'elle à ce moment là. Elle savait la contrôler, cette émotion n'était pas compatible avec son savoir et c'était la première chose que son père lui avait apprise : ne pas se laisser guider par ce sentiment.

Elle mit quelques minutes à se redresser, le temps que ses jambes se décident enfin à vouloir la porter correctement. Il était visible que la vision l'avait choquée, comme à chaque fois qu'elle voyait un champs de bataille d'ailleurs... Elle se massa le poignet avant de laisser tomber, au départ du capitaine elle se passerait certainement un onguent destiné à faire passer le bleu et la douleur.

Le premier regard qu'elle lui jeta ne fut pas de la colère, ou de la haine comme il pouvait s'y attendre mais bel et bien de la peine... Le prenait-elle en pitié ? Non, ce n'était pas ça. C'était une tristesse réelle pour lui, comme si elle l'était à sa place pour tout ce qu'il avait vécu, mais ce qui devait l'être encore plus c'était qu'il refuse l'aide qui lui était apportée, qu'elle avait voulu lui apporter... Et surtout qu'elle ne pouvait rien faire de plus, on ne peut pas aider ceux qui refusent de l'être.

"Je peux vous aider avec cette douleur qui vous ronge, mais pour celà il faut que vous acceptiez cette aide." Elle ne s'approcha pas pour autant de lui, peut-être était-ce de la crainte ? "Cette douleur vous tuera un jour ou l'autre, et ce n'est pas en mourant que vous pourrez protéger l'Anaeh."

Le but d'un soldat n'est pas de mourir pour son pays, ses terres, ses opinions. Son but c'est plutôt de faire que celui d'en fasse meure pour le sien. Voilà ce qu'étaient les soldats... Et beaucoup semblaient l'avoir oublié. Voir quelqu'un souffrir ainsi et ne rien pouvoir faire, il n'y avait rien de pire pour une guérisseuse, ou plutôt pour Leana.

"Si un jour vous décidez d'accepter l'aide que je vous offre, vous savez ou me trouver."

Elle lui sourit tendrement, le sourire qui se veut rassurant, d'un soigneur envers un blessé, ou peut-être encore plus fort d'une mère envers son enfant, d'une femme envers son compagnon. Devait-elle vraiment aimer tout le monde ? Non... Mais elle avait certainement le cœur sur la main, à tendre l'autre joue. Et ca serait certainement cette qualité, ou ce défaut, qui lui causerait certainement des ennuis un jour ou l'autre.