Le travail du bois [PV Enrico]

Enrico descendit du navire avec un sourire de satisfaction se dessinant sur son visage. Il venait de visiter et d'arpenter le bâtiment ducal. Voilà deux jours à présent qu'il savait qu'il allait commander ce rafiot en direction d'Ydril. A son bord, la jeune duchesse Kahina d'Ys et une opportunité trop évidente de pouvoir entrer dans ses bonnes grâces. Le titre d'amiral lui titillait toujours autant l'esprit, à tel point qu'il ne pouvait plus s'empêcher de penser à l'éventualité de sa nomination. Ce rêve n'en était plus vraiment un pour lui, c'était devenu une obligation. Un devoir.
Il deviendrait amiral ou il s'arracherait sa jambe de bois!

Et en parlant de cette satanée jambe de bois... Le capitaine jurait dans sa barbe. Il ne se faisait toujours pas à l'idée de ne plus rien sentir de sa jambe en dessous du genou. Et pire encore, de se voir clopiner tel un bossu malpropre et sans logis. Sûrement un triste spectacle à voir dans ce magnifique port. Il n'était pas triste d'avoir perdu son membre, car il l'avait perdu au combat, et au service du duché soltarii. La douleur s'étant dissipée, ce qui le gênait, c'était le balancement. Enrico s'était juré de trouver un moyen d'y remédier. Mais il n'avait toujours pas trouvé. En attendant, son bosco Ricardo lui avait proposé une canne. Mais rien qu'à la vue de ce bâton, le capitaine avait fulminé...

C'est à sa grande surprise, alors qu'il se baladait sur les quais en direction de la capitainerie, qu'il se retrouva nez à nez avec un homme qu'il ne connaissait pas. Ce dernier esquissa une courbette, chose qui ne pouvait que ravir le seigneur di Montecale; au moins, son statut nouvellement acquis semblait enfin être accepté.
Apparemment, un guérisseur. Le nouveau noble s'intéressa à cela en premier lieu. Puis il dériva sur sa jambe de bois. De la magie pour y remédier? Quelle idée saugrenue! Méfiant de nature, Enrico toisa le guérisseur et lui dit:

"Pardonnez-moi, guérisseur, mais j'ai quelques doutes concernant votre magie. Il n'est pas rare en ces contrées du sud d'écouter les belles paroles de quelque charlatan. L'arnaque est une des choses que j'exècre le plus dans ce monde, aussi je vous le demande; vous payez-vous ma tête? Je vous prie de répondre très franchement, je n'aime pas les menteurs."

Enrico savait qu'on ne pouvait empêcher un charlatan de mentir. Cela dit, il était à présent prévenu. Il détestait que l'on se moque de lui et qu'on lui vole son argent par la suite. Un homme l'avait abordé ainsi, une fois, porteur d'une substance révolutionnaire qui renforçait les planches des navires. Après un échec total, le nouveau noble fit retrouver ce vaurien, puis le noya sans autre forme de procès sur les quais. Non, le capitaine di Montecale détestait que l'on se moque de lui.

Enrico étudia attentivement les paroles du soi-disant guérisseur. A l'entendre, il n'était pas intéressé par l'argent, une chose étrange qui fit tilter le capitaine soltarii. La réponse semblait sincère, et le noble avait l'impression que cet homme était plus un passionné qu'un charlatan. Reconsidérant son point de vue, il entendit les deux mots magiques; "mouvoir" et "aisance". Deux mots que le magicien avait prononcé. Il n'en fallait pas plus au Soltarii!

"Vous me semblez plutôt honnête, après tout. Aucun charlatan ne vanterait les chances qu'ont son produit révolutionnaire de rater. Très bien, nous établirons un prix. Quand croyez-vous pouvoir rendre ma jambe plus aisée à mouvoir? Avez-vous besoin de quelque matériau que ce soit? Et surtout, avez-vous un cabinet ou quelqu'autre endroit où vous puissiez "opérer"?"

Tout en parlant, Enrico di Montecale avait commencé à esquisser de nouveau un sourire. L'espoir de pouvoir remarcher normalement à nouveau lui était soudainement monté à la tête. Il était presque devenu dubitatif à l'idée de pouvoir un jour marcher sans une canne ou bien se battre normalement, chose très importante lors d'un abordage. Il s'était toujours fait à l'idée qu'avec le temps, cela deviendrait une habitude. Mais le Homard n'avait aucune patience lorsque cela concernait son intégrité physique. Déjà, l'idée de la jambe de bois lui avait grandement déplu.

Il guettait à présent la réponse du jeune guérisseur, désireux de savoir quand, où et comment il pourrait enfin en finir avec cette satanée jambe de bois. Non pas qu'il la déteste, car elle attestait de son sacrifice patriotique pour les côtes soltarii. La seule chose qu'il demandait, c'était de pouvoir retrouver ces mouvements qui lui donnaient un bon appui sur un pont, ou bien ces mouvements qui lui donnaient prestance et dignité lorsqu'il marchait en direction de ses marins... Car les mouvements étaient très importants sur un navire. Plus qu'on ne le croyait.

Le guérisseur semblait réellement enthousiaste à l'idée de faire de la "science". Ce n'était donc plus de la magie? Peu importait en fait le nom que donnait l'étrange bonhomme à sa méthode, l'important pour Enrico était qu'il réussisse. Pourrait-il payer pour un produit inefficace et totalement raté? Bien sûr que nom. Ce qui voulait dire que la paye de Ray Zenbar se ferait en fonction de sa réussite. Un échec remettrait sur la table les soupçons d'arnaque du capitaine soltarii, ce qui serait fort dommage pour le sympathique scientifique. Et en un sens, dommage également pour l'homme à la jambe de bois...

Lorsqu'il lui donna les détails de "l'intervention", le capitaine di Montecale ne put s'empêcher de sourire. Pas de lieu où opérer? D'où pouvait-il bien provenir s'il n'avait nul endroit où accueillir ses patients? De plus, Enrico venait de se souvenir à présent qu'il n'avait jamais entendu parler d'un guérisseur de ce nom à Soltariel, bien qu'il ne les connaisse pas tous. Il se pourrait donc, et c'était fort probable, qu'il s'agisse d'un étranger.
"Et alors?", pensa le Soltarii.
Joignant ses mains derrière son dos, il dit alors, droit comme un "i" malgré son handicap:

"Je serais heureux de vous proposer ma cabine, à l'intérieur du navire ducal. Elle est spacieuse et conviendra sûrement à ce genre d'opération. Nous pourrons établir un prix une fois l'opération finie, qu'en pensez-vous, guérisseur?"

A la question du prix posée, que répondrait donc Ray Zenbar? Vouloir être payé tout de suite aurait été louche, après tout. La seule chose qu'Enrico essayait de déceler était une quelconque faille qui aurait prouvé que le guérisseur était bel et bien un charlatan. La prudence était de mise dans ce genre de situation, aussi, le capitaine n'agissait que comme l'aurait fait tout un chacun. Sa jambe était en jeu.

Voilà une bien curieuse pensée; pas intéressé par l'argent? Quelle était cette nouvelle lubie? Même si cela démentait les soupçons d'Enrico à propos du guérisseur, ce dernier se révélait être un curieux personnage. Tout le monde a besoin d'argent, ne serait-ce que pour vivre ou bien réaliser ses ambitions. Ray Zenbar semblait se contenter d'exercer son art sans en attendre de récompense palpable. Une chose que l'homme à la jambe de bois respectait, malgré qu'il le payerait tout de même, ne serait-ce qu'une modique somme. Car le noble trouverait cela honteux de ne pas payer pour un service, ce qui serait qualifiable de vol à juste titre...

Prenant l'air le plus neutre possible, Enrico toisa son interlocuteur et lui dit:

"Sachez que votre humilité est facteur à me réjouir, car facteur de bonne foi. Cela dit, ce n'est pas parce que vous ne voulez pas d'argent que vous n'en aurez pas. C'est une question de principes que de rémunérer quelqu'un pour un travail accompli. Une sorte de code d'honneur que je suis, si vous préférez. Ce serait purement du vol si vous ne receviez aucune pièce en retour."

A la seconde phrase de Ray, Enrico regarda le rafiot d'où il sortait; les marins étaient tous dans les tavernes du port à dépenser leur solde en boisson et bonne compagnie. Le navire était donc vide, à la différence près que deux pandores défendaient les quais, ainsi que trois autres sur le pont. Mais tous étaient silencieux. Le bateau était donc un havre de paix, éloigné des bruits du reste du port, en ébullition comme à son habitude. Le capitaine reporta son regard sur le guérisseur et lui montra du doigt le navire, disant:

"Un endroit calme? Ce navire est un havre de silence, je dirais même plus silencieux qu'un monastère. Tous les marins sont partis, exceptés quelques gardes. Mais quelle raison auraient-ils de parler? Suivez-moi, nous allons nous installer."

Il marcha donc jusqu'au bateau, accompagné de Ray Zenbar. Lorsqu'il se présenta devant les deux gardes, ceux-ci lui cédèrent le passage sans broncher, reconnaissant leur peu commun supérieur. Une fois sur le magnifique bâtiment, Enrico continua jusqu'à ses quartiers, une spacieuse cabine d'une pièce d'une largeur de 4 mètres sur 5. A l'intérieur régnait un ordre parfait, pas un seul bouquin, pas une seule carte n'étant en désordre sur son plan de travail. Même son lit était fait au carré, témoignage de la rigueur militaire du capitaine. Outre ses instruments marins, ses cartes, son lit , son plan de travil et ses malles posées contre le mur nord, il avait comme autre mobilier une table et deux chaises-tonneaux. Un aménagement spartiate et ordonné.

Enrico regarda en direction du guérisseur qui étudiait la pièce avec attention. Il était vrai qu'une telle cabine sur un bateau était assez rare, mais le rafiot en question appartenait à la duchesse de Soltariel et emmènerait celle-ci en Ydril. Il était donc normal qu'un bateau ordinaire aurait été une insulte à son rang. L'orgueil sommeillant en Enrico s'était repu de l'honneur de pouvoir conduire cette haute personnalité sur mer jusqu'au comté voisin. Mais ça, c'était une autre histoire...
Pour l'heure, le capitaine di Montecale souhaitait plus que jamais que Ray Zenbar s'occupe de sa jambe. Il n'attendait plus que cela. A mesure qu'il s'était rapproché du navire, il avait ressenti une envie encore plus grande de pouvoir marcher normalement à nouveau.

Lorsque le jeune guérisseur eut fini sa contemplation, il parla à Enrico de la façon dont il allait opérer. En vérité, le capitaine s'en souciait peu, mais pour faire bonne figure, il avait tenté de comprendre, ou du moins d'écouter Ray. Il avait donc commencé par écouter, puis avait fini par seulement entendre ses paroles. Au fur et à mesure que celles-ci rentraient dans un domaine de compétence qu'il ne comprendrait jamais, il avait décroché. Ce que le jeune guérisseur n'avait pas pu s'empêcher de constater...
Regardant à nouveau l'homme dans les yeux, le capitaine dit ces mots:

"J'avoue être un peu perdu dans tous ces termes techniques. Vous devez savoir que ce genre de domaine ne figure pas dans mon panel de compétences... Mais il figure dans le vôtre, et cela me suffit. Je crois donc que nous n'allons pas attendre plus longtemps et que nous allons nous mettre tout de suite à l'ouvrage, si vous le voulez bien. Je commence un peu à perdre patience."

Et c'était vrai. Di Montecale était en train de perdre patience devant tous ces termes techniques qui, en réalité, ne lui rendraient pas sa jambe plus souple! C'étaient les faits qui lui rendront sa mobilité d'antan, pas les paroles. Aussi, pour l'amour de Saü Mônn, il avait hâte que l'opération commence. Et pour se faire, il s'installa sur une des chaises-tonneaux et sortit une bouteille de vin de sous la table. Il regarda ensuite le jeune guérisseur et lui dit:

"Si votre travail est une complète réussite, nous trinquerons. Dans le cas contraire, il se pourrait bien que je ne sois pas d'humeur à cela. Entendu?"

Le rituel avait troublé Enrico di Montecale, qui, la seconde d'avant, faisait face au guérisseur balançant un étrange pendule (ce qui rendait déjà perplexe le capitaine), et puis qui, la seconde d'après, se retrouvait armé d'une dague, enfonçant celle-ci à l'extrémité de sa jambe de bois. C'est à ce moment-ci que le marin fut troublé;
Il ressentit une douleur aiguë depuis ce qui semblait être sa prothèse en bois! Criant de douleur et de surprise à la fois, il sursauta sur sa chaise, agrippant sa fausse jambe. Celle-ci semblait à présent ressentir la douleur. Médusé par une telle sorcellerie, il faillit tomber à la renverse. Ce satané charlatan n'avait fait que provoquer la souffrance de la jambe, comme si elle était vivante! Fulminant, Enrico se releva d'un coup, se campant sur ses jambes et...

Le capitaine regarda sa jambe de bois, perplexe. D'habitude, il trébuchait un peu lorsqu'il se relevait ainsi. Cette fois-ci, il n'avait même pas titubé. Intrigué, au lieu de se ruer sur Ray pour le mal qu'il lui avait causé, il se mit à marcher dans la pièce. Il fut étonné et ravi de voir qu'il pouvait à présent marcher sans clopiner, se mouvoir avec plus d'aisance, et par-dessus-tout sauter, une chose qui lui était pourtant prohibée depuis la perte de sa jambe. Devant toutes ces améliorations, il se mit à rire comme un enfant en train de jouer.

Enfin, il rit juste avant de sentir une vive douleur lui traverser sa "nouvelle" jambe. Imprévue, cette douleur lancinante fit grincer des dents le capitaine de navire, le forçant à se rasseoir. D'un geste rageur, il se saisit de la bouteille et décida de se verser un verre, histoire de se détendre. Il ne prit même pas la peine d'en verser à Ray. Tentant de ne plus penser à la douleur, il dit à ce dernier:

"Ca fait mal! Votre satanée cure fait un mal de chien! Vous n'avez rien pour arrêter ce genre de douleur, guérisseur?!"

Dents serrées, mains sur sa jambe, Enrico avait mal. Il ne savait d'ailleurs pas d'où cette douleur venait, était donné que l'endroit d'où elle semblait provenir était un morceau de bois! Tout ceci déroutait le capitaine, qui se demandait s'il avait bien fait d'accepter les services de ce Ray Zenbar.