Au delà des apparences l Aymeric

"ça sent la pluie. Annoncez.
- Jeu double, je suis en veine.
- Vos manches m'sire ?
- Pas cette fois, ne vous en déplaise.
- Pute borgne !
- Là. Je mise sur l'estréventin. Me suivez vous ?"

C'était une journée comme les autres dans le camp serramirois. Il n'était pas rare que le marquis, las d'arpenter les avenues breneuses de sa petite citadelle, se réfugiât sous sa tente en la compagnie de Montsoupir, avec lequel il échangeait quelques paroles plus légères, le temps d'une partie de kjall. Il éprouvait à la fois une sorte de fascination et un dégoût certain pour le spadassin, un homme aux antipodes de ce que la chevalerie pouvait produire. Hâbleur, filou, menteur, ce mouton noir au sang bleu dévoilait sans ambages sa truculence aux yeux du monde dès qu'il ouvrait son bec, ou simplement les yeux.

Aujourd'hui pourtant ne serait plus pour longtemps une journée de routine militaire. Précédée par un vacarme d'outre-tombe, la garde fit irruption sous la tente, avant de jeter à même le sol un moine en guenilles, dont le premier réflexe fut de se rouler en boule. "Que signifie cela ?", interrogea un marquis plutôt irrité que l'on trouble ainsi son temps récréatif. Le factionnaire, sentant l'orage gronder - métaphoriquement -, s'inclina bien bas, expliquant à son seigneur que le clerc avait tant insisté pour une audience, qu'il avait fini par céder. S'intéressant de nouveau à la boule de bure roulée dans un coin de la tente, le marquis finit par lâcher trois mots, pressé d'en revenir à son jeu : "Eh bien, que me veux tu maraud ?".

Il n'en fallut pas plus pour que le religieux, dans une courbe évitant au mieux les deux gardes, vint se blottir aux pieds d'Aymeric. La terreur du drôle arracha un rictus à l’inénarrable Montsoupir, dont l'imagination féconde figurait en ce moment les sévices que le moinillon avait du subir avant de pouvoir accéder au marquis. Pourtant, si prodigue en idées folles qu'elle fut, la cervelle de Vairon ne put imaginer la révélation qui s'ensuivit. Se détournant du gueux, il lança la paire de dés, reprenant la partie là où elle en était restée.

"Je vous suis de seize, et je joue en tant qu'ancêtre.
- Habile. Je brûle une, deux, trois cartes, et je relance la mise du double. Alors, qu'as tu à me dire, maraud, tu vois bien que je suis pressé !
- Mille pardon votre grâce ! Je ne suis qu'un pauvre hère, une misérable brebis de la Damedieu, je n'ai pas de...
- Si c'est pour l'aumône que tu es venu, mon chambellan te donnera quelques piécettes. Gardes, emmenez le. À vous, Léonard.
- Oui-da ; je me défausse d'un dé, et je dague le moine.
- Laissez, ce n'est qu'un vieil ermite... Ah, vous parliez du jeu. Hm, oui, donc, je relance de..."

Le marquis n'eut le temps d'annoncer son coup - pourtant fameux par son audace - que le clerc, se débattant pour échapper à l'emprise de la soldatesque, l’interrompit de nouveau par ses vagissements. "ça y est, je n'en puis plus, là ! s'écria le marquis en jetant cartes et dés, qu'on le rosse céans !" Il n'en fallut pas plus pour que la piétaille se venge sur cet énergumène, dont l'impolitesse avait troublé une journée si paisible.

D'abord avec un regard sévère, puis se déridant à la vue du spectacle, Aymeric se demanda d'où provenait l'imagination de ses habiles cerbères. Et voila que les deux tourmenteurs s'emparent du bonhomme, qu'ils défroquent pour de bon ! Ils lui fouettent le fessard, le bottent assidument. Finalement, dans un hoquet de terreur, le capucin lâche les quelques mots lui servant de sésame. "L'héritière des Heinster, dis tu ? Gardes, cessez." Et le moine défroqué de venir baiser les pieds de son sauveur, tout en jetant d'inquiets regards à l'adresse de ses tortionnaires.

"Alors ?
- Ah, la déesse vous bénisse votre grâce ! J'implore votre pardon sire !
- Oui bon, allez, qu'il y a-t-il ? répondit sèchement le marquis, tout en se demandant s'il avait bien fait de malmener ce coquin
- Sire, je mérite le fouet ! Par ma faute j'ai attiré le danger sur la princesse Heinster, et seul vous peut la sauver !
- La princesse ? Tu fais erreur le moine, j'en ai déjà une.
- Non non non ! Sire, nous étions trois avoués, chargés de veiller sur la nièce du baudoinide ! la fille de Poëhl-Jacq n'était qu'un leurre !"
Le marquis jeta un œil dubitatif à l'adresse de Montsoupir, dont il n'obtint qu'un haussement d'épaules circonspect. "Tu me mens, le drôle, je vais te renvoyer auprès de mes gardes !
- Pitié ! barrit le religieux de terreur, je dis la vérité Sire ! Mes deux frères et moi avons veillé sur la fille du Baudrier pendant de longues années, mais...
- Eh bien ?
- Lorsque nous eurent vent de l'escarmouche à Poëhl-Jacq, une dispute éclata. L'héritière des Heinster n'est plus en sécurité !
- Que me chaut ? J'en ai déjà une, te dis-je.
- C'est que... Je suis parti le premier, mais... mes frères et moi sommes fâchés, car l'un estimait qu'il fallût en informer le Primat, et l'autre le Maréchal... La Damedieu seule sait s'ils ne sont partis les prévenir tout deux, comme je le fais en ce moment !"
Le marquis, dans un soupir navré, se pencha en arrière sur son siège. C'était pourtant une journée commode ! "Montsoupir, range les cartes et selle ton cheval.
- Ce coup existe ? répondit sarcastiquement le reître
- Et informe toi mieux, la prochaine fois !"
- À vos ordres, votre sérénissime altesse. ajouta-t-il pompeusement, tout en se courbant de manière exagérée.
- Frère, où se trouve la fille ?
- C'est que, messire, je suis un homme si pauvre, et notre temple est en ruine, et...
- Silence ! éructa le marquis, perdant son sang-froid un instant. Voila ton acompte. Mène moi à la fille, tu seras riche ; mais si tu te joues de moi, je saurais m'en souvenir.
- Elle se trouve aux deux Sœurs ! c'est un petit village non loin d'Aatenach. Je puis vous montrer l'endroit."

Dans l'heure qui suivit, sortit du campement un escadron de cavaliers, dans un vacarme de tonnerre - tant littéral qu'imagé. Montsoupir, à défaut d'être une taupe hors pair, pouvait se juger habile météorologue. Quelle déveine ! Partir à la chasse à la princesse était une chose, mais sous la pluie, l’héroïsme en pâtissait. Aymeric ne pouvait en faire autrement pour autant. Qu'importe que l'enfantelette soit la fausse ou la vraie ! Les trois partis de cette guerre étaient désormais informés de son existence, et le marquis ne pouvait se permettre que l'on oppose une héritière à la sienne. Fort heureusement, les hommes du Maréchal se trouvaient trop au Sud, et bloqués derrière l'Alette, pour pouvoir intervenir, mais le marquis redoutait que selon les dires du moines, le parti royaliste fut également sur la piste.

Les cieux semblèrent n'être du côté d'Aymeric, car en chemin éclata l'orage tant pressenti. La pluie battante assaillit l'assemblée, la forçant à ralentir l'allure. Ce ne fut qu'à la nuit tombée que l'on atteignit le hameau des deux Sœurs. L'endroit tirait son nom d'une fable éculée, celle de deux parentes se disputant les faveurs du même homme, et dont la rivalité s'était portée sur le terrain de la procréation. On raconte que dans son désir de surclasser l'aînée, après leur seizième rejeton respectif, la cadette entrepris de gagner les faveurs d'Arcam pour se ménager l'exclusivité de l'amant. Le dieu joueur exauça si bien son vœux, que neufs mois plus tard, la drôlesse mourrait en couches, enceinte de triplés. Mais Aymeric, trop empressé d'atteindre l'endroit, n'eut le loisir d'apprendre la comptine que lui suggérait avec insistance un Montsoupir goguenard.

Après d'actives recherches, la coterie finit par accéder au temple reculé, que les deux autres gardiens avaient déserté à leur tour. Ne restait qu'une vieille nourrisse pour s'occuper de l'enfant, qui à la différence de la précédente, offrait au regard toute la vigueur que l'on se devait d'attendre de la fille du Baudrier et d'une Heinster. "Bien, ne trainons pas.", ordonna le marquis, mais à peine sortis de la masure, la compagnie eut la déplaisante surprise de voir arriver devant eux une coterie de force égale. Incapables de voir à plus de trente pas sous cette pluie battante, les deux groupes se découvrirent mutuellement, presque par hasard. C'est avec un étonnement non feint que le marquis aperçut la bannière du bâtard de Kahark. Reprenant vite empire sur lui même, Aymeric s'adressa au commandant adverse d'une voix forte, bien qu'interrompue régulièrement par les coups de tonnerre : "Votre ténacité m'impressionne, sire Flourens ! Mais une fois de plus, vous arrivez trop tard ! Me disputerez vous à nouveau cette fille ?"

Dès qu'il avait reconnu la bannière de Flourens, Aymeric avait abandonné l'espoir de repartir sans embûches. Pour la deuxième fois, il retrouvait son adversaire sur ses talons ; bien que convaincu de son habileté, le marquis accusa le coup. Ce second accrochage achevait d'établir l’opiniâtreté du bâtard de Kahark. Si seulement lui même pouvait compter au sein de ses hommes un pareil lieutenant ! Bien qu'ils ne se soit agit de mauvais bougres, Aymeric ne pouvait imaginer être pris en défaut par ses propres bannerets.

Pourtant, si grande soit la tentation de rallier le jeune chevalier à son parti, le marquis ne pouvait se résoudre à y céder. Quelle n'aurait été la déception de voir un si vaillant personnage s'abîmer dans les affres de la trahison ? Il aurait chût du piédestal où l'élevait Aymeric, dont tant l'honneur que l'intelligence n'aurait souffert des services d'un judas. De fait, le marquis s'en trouvait exalté à l'idée d'affronter si vertueux adversaire.

"Laissez moi laver l'affront, mon oncle ! Je lui ferais mordre la poussière en moins de trois passes !" s'écria Pierre de Versmilia, le cadet de Roland. Bientôt, d'autre se portèrent volontaires pour défier les chevaliers d'Oesgard à la joute. Pour autant, le marquis n'était suffisamment fol pour jouer l'héritière des Heinster à ce jeu - qui plus est, ce n'était pas très galant. Pour le moment, il tenait, mi sauveur, mi geôlier, la fausse pucelle. Mais dès le moment où il s'était précipité à la recherche de la vraie, n'avait il confessé sa duplicité ? Il lui fallait impérativement conserver cette enfant. Il n'était par conséquent pas question transformer la danselette en enjeu.

"Bel ami, je ne serais un homme honorable, si je disposais de cette jouvencelle comme du prix d'un tournoi. Que diraient les bardes d'un homme jouant la vie d'une orpheline ? Car si je connais votre valeur, je doute de celle de vôtre maître, Flourens. Les Falkenberg se sont acquittés de moult forfaiture, et je serais sot de croire en leur sens de l'honneur. Maintenant faites place !"

Cependant le retors Montsoupir interrompait déjà le mouvement de son suzerain, tout en lui susurrant quelque conseil à l'oreille : "Sire, vous estourbiriez pas ce drôle ? C'est la deuxième fois qu'on l'a sur le râble.
- J’appelle cela de l'adresse, et c'est une chose que j'estime grandement.
- Et moi j'appelle ça un problème... En passant, je pourrais faire un écart, une emballée... Il ne me verrait même pas le daguer, le zigue.
- Point, ce sont là des manières de vide-gousset. Nous ne sommes de cette race là, Léonard.
- D'un surin bien lancé, je dézingue sa carne, libre à vous de le harponner à la relevée.
- Silence, maraud ! Ta veulerie m'insupporte ! Je vais te montrer, moi, ce que c'est d'agir en bon chevalier !"

Et le marquis de souffleter son sbire, avant de sortir de ses rangs. Cette altercation lui avait chauffé les sangs, et il s'était dès lors sainement rebellé à l'idée de fuir une nouvelle fois. L’opprobre de sa première débandade pesait encore sur l'orgueil de cet homme, et bien qu'il l'eut cent fois préféré à la capture, il souhaitait ardemment la venger.

"Ou est le couard qui se débinera face à l'insulte ? Céans ? POINT ! Spoliatis Arma Supersunt ! Mon heame ! Ma lance !" Lança-t-il tant à l'adresse des siens que de ses adversaires.

L'écuyer vint lui remettre ses armes au marquis, lequel prit position d'un trot léger au bout de l'allée.

Et il ne se fit point attendre ! Dès qu'il vit son adversaire en face, Aymeric éperonna sa monture aux cris de "Semper dux !", et la charge commença. Ragaillardi par les quelques semaines de campagne, le marquis engagea la joute roidement, ne cillant guère en encaissant dans son écu la frappe pourtant bien assurée de Flourens. Machinalement, et bien que sur ces casques de guerre ne se trouvât nul cimier, Aymeric avait envoyer sa lance chatouiller le somme du heaume adverse. L'homme était coutumier de cette provocation, en guise de hors d’œuvre. "La prochaine sera pour ta tête !" Cria-t-il enjoué une fois au fond de la "lice".

Et notre brave de repartir à l'assaut ! Fidèle à sa parole, il lança sa monture au triple galop, bien décidé transpercer le crâne de son adversaire. Solidement campé sur ses étriers, il n'abaissa sa lance qu'au dernier moment. Flourens ne dut son salut qu'à son adresse, car dans les ultimes instants précédant le choc, il releva son arme in extremis, pressentant sûrement le funeste destin qui l'attendrait en acontre du fer aigu. Ainsi, pour la deuxième fois, Aymeric, dévié dans son mouvement, ne sut qu’ajouter au casque du bâtard une seconde d’éraflure.

Redoutant le risque de briser sa lance déjà éprouvée par deux passes, le marquis revenu auprès de son camp manda un instant son écuyer. "Donne m'en une plus courte, je le terrasserai d'un seul coup." déclara-t-il empli de confiance. Une fois pourvu de l'arme neuve, il repartit à l'assaut. Cette fois, point n'était question de chatouiller à nouveau le bâtard de Kahark. Il chargerait avec toute sa puissance, et lui ferait vider les étriers ! Les chevaliers s'élancèrent dans un fracas de tonnerre.

Hélas ! Cet ultime assaut ne vit pourtant pas la victoire du marquis. Tendu de toute sa volonté vers la cible, il vint broyer sa lance sur l'écu du connétable. La frappe était adroite et ne manquait d'allant, mais ! Aymeric avait il méjugé les forces de son adversaire, ou surestimé les siennes ? Malgré l'impact, Flourens sut trouver l'angle pour venir effleurer le haut du casque de son adversaire, qui tout entier dans sa charge, fut pris par la surprise. S'en suivit un déséquilibre regrettable, et bientôt l'on vit le marquis chuter à même le sol. Fort heureusement, cette déconvenue, qu'il attribua plus à la chance de son adversaire qu'à ses propres défauts, n'entacha pas l'allant du marquis, qui se releva sans blessure aucune, seulement secoué. "Mon épée ! commanda-t-il.

Son écuyer traversa l'allée boueuse à toutes jambes pour lui porter Roideflamme.

La fortune sembla enfin sourire au marquis, quand de sa brave épée, il oblitéra l'arme de son adversaire. Loué soit l'acier des nains ! À n'en pas douter, ce coup d'éclat, au sens propre comme au figuré, aurait tôt fait de retentir dans les campagnes. Que le fer oesgardien cédât était une chose fort surprenante. Aussitôt s'élevèrent parmi les gens du marquis moult vivats, et il n'était nul doute que ces chevaliers répandraient la geste sans attendre.

Pour autant, Aymeric ne savait trop quoi penser de cette subite reddition. Si la surprise avait d'abord parcouru le front du marquis, il s'était vite ressaisi. S'agissait il d'un subterfuge supposant de l'espionnage ? Ou Flourens avait il senti le vent tourner, et choisi de la sorte de sa ranger aux côtés de Serramire ? Le doute fit son ouvrage un instant, avant d'être interrompu par la venue de ses serviteurs. Entre deux compliments, ceux-ci se fendirent de quelques commentaires :

"Sire mon oncle, tout ceci cache quelque chose, congédiez le et rentrons sans attendre ! déclara le cadet des Versmilia
- Rien ne nous empêche de le suriner à mi-chemin, un accident est si vite arrivé... susurra Montsoupir.
- Assez ! interrompit le marquis tout en repoussant ses gens. Il franchit les quelques pas le séparant de Flourens, et à son tour tendit la main. Je ne saurais me montrer injuste envers un si bon chevalier. Ne soyez pas mon otage, Flourens, soyez mon invité. Enfourchez votre monture, nous partons."

Les hommes remirent le pied à l'étrier aussitôt, mais avant de s'en aller, Aymeric adressa quelque paroles aux soldats d'oesgardie : "Quittez maintenant cet endroit, et hâtez vous de portez mes paroles à votre Primat, bonnes gens. Dites lui cela : oncques roi ne saurait avoir suzerain ou ami, et oncques marquis ne saurait avoir pour vassal un roi. Que votre sire trouve dès lors d'autres épées à briser sur la mienne !" Et la coterie s'en fut par le chemin d'où elle était venue.