Posant négligemment le bougeoir sur le lac Uraal, Kahina s’appuya lourdement sur ses avant-bras et porta son regard fatigué l’Anaëh. C’était la première fois qu’elle prenait le temps d’étudier la Prime Forêt des elfes ; ses ancêtres y avaient vécu, car chacun savait que les Empereurs Dragons avaient charrié dans leurs veines le sang des immortels. Mais se savoir originaire du plus ancien biome au monde était une chose, deviner de quelle cité exactement elle tirait ses racines en était une autre. Même Li’Ssin n’avait su lui dire. Qu’importait, au fond. Ce n’était pas des réponses qu’elle était venue chercher, mais un peu de paix. En vain. Elle était épuisée : ses épaules nouées tendaient son dos raidi par la fatigue. Sa nuque la lançait en permanence, si violemment qu’elle en avait des nausées rien que de poser ses yeux sur sa coiffe.
Le sommeil la fuyait presqu’autant que la loyauté de ses vassaux.
Une ennéade plus tôt, ses pas insomniaques l’avaient conduite dans un petit débarras, enfouis dans les dédales de son palais. Elle y avait trouvé une collection impressionnantes de cartes ; certaines étaient vielles et illisibles, d’autres complètement absurdes, mais il en était aussi des précieuses et inestimables, tant par leur précision que par leur qualité. Sans qu’elle ne sût réellement pourquoi, cette pièce dont elle aurait pu ne jamais soupçonner l’existence était devenue son refuge. Peut-être était-ce parce que, toujours plongée dans l’obscurité, elle lui offrait un étrange sentiment de sécurité, cachée loin des regards hostiles de ses vassaux et des complots latents de sa cour.
Avec un soupir abattu, la jeune femme porta un instant ses mains sur son visage, profitant de la fraicheur fugace qui piqua les joues. Un léger tremblement secoua son échine et elle retint avec horreur le sanglot qui envahit sa gorge, au point de s’en rendre nauséeuse.
Avec rage, la princesse envoya valser les cartes qu’elle était en train d’étudier et se mit en quête d’un parchemin en particulier. Quand elle l’eut trouvé, elle le déplia sans se soucier des dommages qu’elle pouvait lui causer et, le calant avec les moyens du bord — son bougeoir, un grimoire couvert de poussière et la paume de sa main, en l’occurrence —, elle le scruta de ses yeux sombres et cernés.
Du bout de son index, elle caressa les frontières de son Royaume, dans l’espoir que la vision de ses succès l’apaisât. Il n’en fût rien et les mêmes tourments continuèrent d’agiter son esprit hagard. Elle voulait croire que toutes ces terres qui, en accord avec leurs coutumes, lui avaient prêté serments étaient siennes. Pour la première fois peut-être, elle n’y parvenait pas, car malgré tous ses efforts et ses manigances, elle demeurait l’éternelle étrangère. Qu’avait-elle vu de son Grand Soltaar, sinon Soltariel, Ydril, Sybrondil et Port-Royal ? Rien. Et Ys, de l’autre côté de l’Olienne, la narguait d’autant plus que maintenant qu’elle avait faite sienne la ville de son cœur, elle ne pouvait plus y mettre les pieds.
« Peut-être devrais-je imiter Arsinoé, murmura-t-elle pour elle-même. Prendre l’or et la mer, sans me retourner, rallier Ys et tout recommencer. » Pendant que je le peux encore. Si le marathon de négociations sur le rattachement de Merval et Scylla à ce qui avait été le duché de Soltariel ne retrouvait pas rapidement une pente plus favorable, Kahina ne se faisait guère d’illusions sur les réelles chances de survie de son entreprise.
Pour autant, la jeune femme savait que jamais elle ne pourrait fuir et tout abandonner derrière elle ; elle avait déjà trop fait pour simplement tourner la page. Sans qu’elle ne sût vraiment quand elle s’était retrouvée piégée, Soltariel détenait désormais son âme. Ou plus exactement, la Côte de Sel, dont elle ignorait jusqu’aux noms quelques mois plus tôt, l’obsédait désormais. Elle l’avait fait sienne, simplement parce qu’elle l’avait voulue. Désormais, elle la garderait des dents des requins qui lui disputaient son dû… ou mourrait emportée par leurs mâchoires. Et c’était cette pensée, peut-être plus que toutes les autres, qui manquait la rendre folle depuis plusieurs jours.
La porte dans son dos claqua brusquement contre le mur, arrachant à la Princesse des Deux Soleils un cri fort peu digne de sa condition. Imperturbable, Ryl’antar s’approcha de quelques pas avant de lâcher, le regard sombre : « Langehack a attaqué Nelen quelques jours avant que tu ne te déclares. »
La première réaction de Kahina fut d’esquisser un sourire en coin, comme si la nouvelle l’amusait vaguement ; ses lippes se tordirent pourtant rapidement en un rictus effrayant, tandis qu’elle comprenait ce que la nouvelle impliquait : elle avait été prise de vitesse. Alors qu’elle avait été certaine de surprendre un Royaume moribond, c’était ce dernier qui s’était jouée d’elle. Elle avait cru avoir l’initiative, mais elle découvrait l’avoir perdue. Avec un cri de rage, elle regarda autour d’elle, à la recherche de quelque chose à lancer sur le sang-mêlé. Elle jeta son dévolu sur le grimoire, avant de tendre la main vers le bougeoir. Se saisissant de son poignet, l’ancien esclave la força à le regarder avant de laisser son visage s’éclaircir.
« Il est intervenu, Kahina. » Son ton fit l’effet d’une douche froide à la princesse, qui ne l’avait jamais entendu parler avec une telle ferveur, lui qui se distinguait d’ordinaire par la froideur de ses paroles. « Il a sauvé l’île. En s’incarnant, comme Il le faisait aux temps anciens. » Non, pensa-t-elle tandis que son cœur manquait un battement. « Un Dragon a défendu ton Royaume. »