[Etat-major]Au détour d'une décision [terminé]

Le Conseil de guerre avait été des plus mouvementé... Humains, Noss, Cités, tout ça dans un endroit si étriqué... Halya était presque étonné qu'il n'y ait eu aucun mort... Enfin... Aucun mort sous la tente. L'attaque du conseiller d'Eraison malgré sa folie, avait relancé l'animosité entre Noss et Cités. Seuls les prochains jours pourraient dire si oui ou non cela se tasserait.

Mais en attendant les prochains débats, les prochains rapports, les prochaines décisions et les nouvelles de Kelendil, il fallait qu'elle s'aère l'esprit. Accompagnée de Randil, elle avait attrapée ses armes et franchit le premier périmètre de surveillance pour s'enfoncer dans les bois, refusant la présence de garde. Elle n'avait pas jugé nécessaire de prendre un cheval non plus, courir lui ferait du bien.

L'air était frais et humide. La terre grasse, encore gorgée d'eau, collait aux semelles. Mais les crissements de la forêt avaient vite détrôné le brouhaha du camp. A petite foulée, elle glissait silencieusement entre les troncs et les ronces suivant pas à pas Randil qui trottinait à peine, truffe au vent. Peu à peu, l'animal accéléra. Un jappement suivit d'un écart fit sourire Halya.

Faisant un écart à son tour, elle fila a travers bois. Quelques branches basses manquaient de lui fouetter le visage. Malgré tout, ses jambes ne pouvaient rivaliser avec la course d'un cerf ou d'un daim. Elle sauta par-dessus une souche et glissa sur une plaque de mousse. Elle n'eut que le temps de se raccrocher à une branche qui traînait justement par là. Le jeune arbre plia. Déséquilibrée, elle dut poser brutalement un genou pour éviter de s'étaler de tout son long et mis quelques secondes à retrouver sa vitesse initiale. Ce fut suffisant pour que cela tourne en sa défaveur.
Sans perdre plus de temps, elle redoubla d'effort. Connaissant l'animal qu'elle suivait, elle s'écarta de sa trace, sûre de sa direction. Son souffle pronfond résonnait à ses oreilles. Mais finalement cela ne manqua pas. A peine entraperçut-elle de nouveau son œil laiteux qu'elle se jeta sur lui. Un coup de griffe malheureux crissa sur les lamelles de métal de son armure.

Sans résistance, et sachant qu'elle n'avait aucune chance de l'emporter au corps-à-corps, l'elfe se laissa aplatir sur le dos par la masse titanesque. Une énorme patte posée sur sa poitrine, elle continua de fixer l'animal, le menton soudé au buste pour protéger son cou. Les babines retroussées du loup géant étaient à quelques centimètres de son visage. Elle sentait la puanteur de son haleine.

Elle lui avait beaucoup demandé ces derniers temps. Il s'était plié à ses volontés, même contre sa faim et pourtant, elle ne passait que peu de temps avec lui. Elle était en faute...

D'un coup, l'animal glapit et tenta de reculer. Les doigts crispés, elle ne lâcha pas l'oreille qu'elle avait réussi à tordre et attrapa son encolure de l'autre main, le repoussant tant bien que mal en se redressant. Elle s'agenouilla puis se releva pour le surplomber et retroussa les lèvres sur ses dents blanches en enfonçant ses ongles dans l'épaisse fourrure. D'un coup de tête, la bête manqua de se dégager. Des crocs se refermèrent sur le haut de son bras, cliquetant sur l'armure sans la percer.

Halya ne se faisait pas d'illusion, si le loup avait voulu enfoncer ses crocs dans sa chair, les mailles de son armure n'auraient servi que de brosse à dents... Mais ils restèrent quelques instants dans cette position à grogner jusqu'à ce que l'elfe lâche l'animal. Randil relâcha la pression de sa mâchoire et lécha la légère trace de griffe qui marquait le plastron de sa mère avant d'y frotter son énorme tête. Parfois, ces simples moments partagés étaient aussi important qu'un ventre bien rempli.

L'elfe passa ses bras autour du coup de l'animal pour lui gratter l'épaule comme il avait l'habitude de le faire dans le temps avec son frère, quand elle le sentit se raidir. Randil leva la truffe d'un coup, manquant d'assommer Halya au passage.

Un pas en arrière et elle avait déjà retrouver toute sa concentration, sondant les alentours du regard. Légèrement cambrée en avant, prête à bondir, elle dégaina son épée. Si Randil avait senti quelque chose, mieux valait être préparée.

Elle avait beau être attentive, déceler un Druide dans son élément n'avait rien de trivial. Même Randil semblait être incertain de la direction à suivre, ce qui n'avait pas vraiment détendu l'elfe qui tentait d'évaluer le danger qu'ils couraient.

Fort heureusement, la présence se dévoila vite. Halya fit volte face lorsqu'un chuintement vibra dans son dos, armant un coup de lame au passage... Pour s'immobiliser à mi-chemin de sa cible et rengainer. Elle força son cœur à reprendre un rythme plus régulier pour reprendre peu à peu la pleine maîtrise d'elle-même. Elle pensait avoir une heure ou deux devant elle mais ce ne serait visiblement pas le cas... A la place se dressait fièrement Ëninril, le druide qui lui avait proposé son aide quelques ennéades auparavant.

- Im veren o govaded vîn, Ëninril iôn en-Arafinwë:: répondit-elle à la politesse de son interlocuteur non sans un sourire forcé.

Le conseil avait été éprouvant. Les discussions avec Delyndil pour organiser sa mission pour rencontrer des Noss avaient été éprouvantes. Et Randil devrait retourné en Ardamir sous peu. Leur première séparation depuis l'entré d'Halya dans l'armée. Autant dire qu'elle était aussi anxieuse qu'on pouvait l'être à cette idée... Mais elle l'aurait été bien plus de savoir cette tête de mule à porter des flèches de fils et filles de Noss qu'elle ne connaissait pas...
Mais comme lors de leurs premières rencontres, Randil le méfiant se détendit presque immédiatement au contact du Druide, avançant sa truffe seulement pour vérifier que c'était vraiment bien lui.

Halya, elle sourit un peu plus sincèrement à la boutade d'Ëninril. Oui, les tentes à perte de vue n'étaient sûrement pas le meilleurs décor qui pouvait être imaginé. Même pour des soldats entraînés cette promiscuité était parfois pesante.

-Bien sûr, si cela ne vous dérange pas que je vous abandonne lorsque Randil aura repéré une proie à sa convenance, lança-t-elle en se remettant en marche.

Pas question de le faire passer encore une fois en second plan.

-Je pensais venir vous voir en rentrant mais j'avoue avoir eu besoin d'un peu d'air après toute cette histoire. J'ai bien peur que mes erreurs nous coûtent cher. Enfin.... Vous me cherchiez pour quelque chose en particulier ?

Avec la présence d'un elfe, revenait la décision qu'elle s'était promis d’affronter. Le Conseil lui avait ouvert les yeux... Et pas de la façon la plus sympathique.

Le couvert des branches avait toujours su apaiser Halya même si elle sentait qu'elle n'aurait jamais pu se faire à la vie d'une Ornedhel. Pourtant, arrivé à l'amas rocheux qui perçait la forêt, elle le gravit d'un bon pas au côté du druide, écoutant ses nouvelles. Après tant de chaos, l'approbation de cet homme la réconfortait plus qu'elle ne l'aurait cru. Ils n'étaient pas proches, ne s'étaient vu qu'en de rares occasions pour parler d'un sujet au combien épineux, et pourtant, sa bienveillance et sa bonne volonté lui faisaient un bien fou. Elle sourit également en entendant le nom de Fenris Nöldorion. Après les quelques conversations qu'ils avaient eues, on ne pouvait pas dire qu'elle vraiment étonnée de ses opinions.
Partie pour se changer les idées et oublier les affaires diplomatiques et militaires, ce peu de reconnaissance lui redonnait envie de s'échiner pour accomplir quelque chose de bien... Même si cela n'enlevait rien à sa résolution.

-Mon ressenti sur ce conseil de guerre... Répéta-t-elle une ou de fois, tout en essayant de trouver les mots justes. Que je ne m'attendais pas à ce que tout le monde arrive en même temps à cette réunion en particulier. Que j'espère que la mort du Conseiller d'Eraison ne détruira pas nos efforts. Qu'une alliance discrète avec les humains sans l'ouverture de nos frontières pourrait être une bénédiction. Et que, compte tenu des événements et des participants, ça aurait pu être bien pire.

Sans risquer un regard vers le druide de peur de la réponse, elle reprit son avancée.

-Concernant l'erreur que j'ai mentionnée plus tôt, elle n'est que de mon fait. J'ai peut-être essayé de ménager la chèvre et le chou pendant cette entrevue, mais l'armée royale me paraît de plus en plus hors de contrôle. Avec la disparition du roi et la guerre à nos frontières, le Commandant Kelendil n'a plus de comptes à rendre à personne quant aux décisions qu'il prend et ses Capitaines ont aussi un immense pouvoir de décision.
Même si j'ai confiance en eux d'un point de vue militaire, je ne peux m'empêcher de penser que ça pourrait mal finir. On mesure les pertes, on fait tout pour l'emporter... Et on finit par oublier les répercussions sur les civils, les problèmes à long terme. C'est pour ça qu'un Protecteur est nécessaire pour prendre les décisions, pour contrebalancer le pragmatisme d'un chef de guerre, ou au contraire en assumer légitimement la responsabilité.

Mais je n'arrive pas à abandonner tout à fait ma fonction de militaire, j'y ai passé trop de temps et c'est aussi pour ça qu'on m'a demandé d'être Protectrice. Et je n'en ai pourtant que le titre... Pour l'Armée Royale, j'ai juste prit la place d'une conseillère diplomate au détriment de mon commandement.

Les troupes qui sont sur le Front au nom d'Ardamir son près deux fois plus nombreuses que l'armée royale, plus en comptant les hommes et les femmes que Wyslena à envoyé sous la direction du commandant d'Ardamir pendant que ses propres officiers défendent ses frontières ainsi que les troupes que Mera à envoyé à nos côtés.
Je suis l'une des seules Protectrices à m'être déplacé sur le Front, je suis connue des hommes et des officiers de l'armée royale et j'échange des informations avec l'armée d'Alëandir qui ouvre le flanc Est du Front. Pourtant, je me repose toujours sur les officiers de l'armée pour prendre les décisions finales. Tant que je n'aurais pas pleinement pris ma place de Protectrie aux yeux des Capitaines, je ne serai qu'une aide parmi d'autres, ni totalement civile, ni totalement militaire. Mon influence sera limité.

Elle croisa le regard d'Ëninril. Un air surpris passa sur son visage lorsqu'elle se rendit soudain compte qu'elle avait parlé avec cette franchise qu'elle essayait de dompter dans l'exercice de ses fonctions. Puis la gêne prit très largement le dessus. Elle sentait la crédibilité qu'elle essayait d'acquérir fondre comme neige au soleil

-Je... Suis. Je suis navrée.

Elle ne parvint pas à trouvé mieux... Après le discours qu'elle venait de faire, c'était un comble! Plutôt que de se pencher plus avant sur ce déballage embarrassant, elle soupira en secouant la tête, s'arrêtant un instant.

-Je vous avoue que la défaite d'un Ëala m'a secouée, même si je n'ai pas la chance de connaître le nom ou l'histoire de celui-ci. J'ai peur de ce que cela peut signifier pour Anaëh. Après le Voile, j'étais tellement convaincu que sa force lui était revenue...

Le chant d'Ëninril coupa Halya dans son élan vers le sommet… Mais elle n'y pensa même pas, tant son attention se focalisa d'un seul coup sur l'hommage qui était rendu à l'Ëala disparu. Ce n'était pas une prière qu'elle connaissait, et peut-être aurait-elle eu peur de briser l'harmonie avec sa voix approximative, même si elle en avait connu les paroles. Plus haut, Randil poussa une longue plainte.
Plus que les mots, la mélodie du druide se gravait dans sa mémoire, lui rappelant les accents qu'elle entendait tout autour d'elle dans la Symphonie. Sa voix se mêlait à celle d'Anaëh, croisant, appelant, répondant à celle des arbres. Jamais, même en Ardamir, elle n'avait entendu un tel chœur. C'était quelque chose de plus simple, de plus instinctif que tout ce qu'elle avait pu entendre dans les cités. Quelque chose qui raisonnait en elle. Quelque chose dont elle saisissait le sens sans en saisir les mots. Qui vibrait dans ses veines.

Puis le chant s'arrêta brusquement. Sans guide, sans but, il était redevenu une Symphonie lointaine brouillonne et incompréhensible, laissant Halya vidée. Sans attendre, Ëninril se détourna et continua l’ascension. Pourtant, la Protectrice pouvait à peine bouger, le cœur battant.

Enfant des Cités avant d'être descendante d'une fille des Noss, elle n'avait jamais entendu d'autres célébrations que celles d'Ardamir. Si sa mère lui avait transmis quelques coutumes, quelques légendes de son propre clan, beaucoup lui étaient étrangères. Les druides étaient des prêtres dotés de pouvoirs étranges… C'était du moins ce qu'elle avait cru jusque-là. Elle avait vu cet elfe comme un égale, cherchant comme elle une solution pour leur peuple.

Elle se trompait.

Lorsqu'elle réussit enfin à s'arracher au néant, Halya ne put que porter son regard sur le dos de l'incroyable créature qui s'éloignait de son œuvre sans un regard en arrière. Il ne semblait même pas se rendre compte de ce qu'il avait provoqué. Le corps de la guerrière frémissait encore à chaque inspiration, de la plante de ses pieds jusqu'au bout de ses doigts.

Était-ce là ce que les Cités avaient perdu ?
Était-ce là ce qui les séparait des Premiers de leur race ?
Était-ce là ce que Kÿria avait voulu pour eux, jadis ?

Pour la première fois, elle regarda Ëninril comme autre chose qu'un étrange elfe des Noss ou qu'un voyageur. Elle avait l'impression de commencer à peine à apercevoir ce que pouvait être un Druide.

Une truffe humide et une toison épaisse glissèrent sur son épaule, l'obligeant à lever le bras pour se faufiler dessous.

« Tu le savais toi, n'est-ce pas ? » Murmura-t-elle au grand loup.

Comme s'il comprenait, un petit coup de museau atteignit Halya au menton pour capter son regard. Peu à peu, et sous les assauts de Randil, elle retrouva sa mobilité, mais la vibration ne l'avait toujours pas entièrement quittée. Durant une seconde le monde et le temps n'avaient existé qu'en un point. Tout le reste avait disparu derrière l'évidence de ce chant. Un chant d'amour, de nécessité, de douleur, de colère, de reconnaissance et d'espoir. Un chant à l'image de celui qui avait vécu et qui était tombé. Un chant d'Anaëh pour son frère. Un chant qu'elle savait ne pas avoir saisit dans toute sa complexité pour la simple raison qu'elle n'entendait la Symphonie que de façon imparfaite. Un chant tel qu'une elfe des Cités n'entendrait sûrement plus jamais dans tous les siècles qui lui restaient à vivre.

A présent, il fallait que tout reprenne son cours. Et c'était… Étrange.

Elle essuya les larmes qui avaient débordées de ses yeux et adressa un signe de tête reconnaissant à Randil. Ne sachant trouver les mots avant de se détourner à son tour, Halya porta la main à sa bouche puis le poing à son cœur en un ultime salut pour un protecteur déchu. Un pas après l'autre, elle parvint à suivre Ëninril, toujours incapable de prononcer un mot.

Si elle avait un jour douté, si elle avait pensé un instant que leur combat ne valait pas la peine d'être livré, ce ne serait plus jamais le cas. Ce qu'elle venait de vivre avait gravé en elle une certitude : Jamais elle ne pourrait percevoir la véritable splendeur de l'Oeuvre, mais elle méritait pourtant tous les sacrifices.

Comme s'il avait compris la certitude qui venait de germer dans l'esprit d'Halya, la voix d'Ëninril s'éleva à nouveau.

-La Guerre n'est pas une fin en soi. Et même si nous gagnons la paix, c'est à Anaëh qu'elle revient.

Les yeux de la protectrice s'arrondirent légèrement. Ces paroles faisaient écho au chant qui venait de s'éteindre comme une conclusion.
Halya s'était toujours battue pour ceux qui ne pouvaient le faire. Elle avait été escorte, traversant l'Ithri'Vaan de long en large. Elle avait combattu pour des fermiers humains chassés de leurs terres, pour un village qui était le sien. Elle avait tué pour sauver sa vie et chassé pour son plaisir. Puis elle avait redécouvert Anaëh et son propre peuple d'un œil neuf. Elle avait redécouvert l'Harmonie qu'avaient les elfes avec leur monde, quoi qu'on les dise décadents. Elle avait fait le choix de se battre pour les siens une fois de plus, de prendre les risques pour que d'autres ne soient pas touchés par les ravages des combats. Elle avait fait le choix de devenir une bête parmi d'autres sur un champ de bataille perpétuel.

Mais jamais elle ne s'était vraiment battue pour l'Anaëh elle-même.

Elle n'avait pas fait partie de ceux qui voulaient la venger lorsque les Péninsulaires avaient envoyé leurs bûcherons après. Elle admirait les Noss et leur capacité à vivre dans la forêt sans barrière ni repère, mais elle n'avait pas quitté Ardamir lors de l'Exode du Voile. Elle considérait le peuple elfe comme unique, mais n'était jamais allée au contact des fils et filles des Noss avant d'avoir besoin d'eux dans cette guerre.

Elle se battait pour un peuple sans regarder plus loin. Elle avait la foi sans comprendre les Voies de Kÿria. Elle n'avait même jamais envisagé Anaëh comme ayant besoin qu'on la protège. Et pourtant… La suite des paroles du druide l’aiguilla encore. Si les elfes étaient liés à la forêt, la forêt était liée à eux. Chacun de ses arbres, chacun de ses animaux méritaient la même attention qu'un elfe. C'était ce tout qu'on appelait Anaëh. La Première Œuvre. La Grande Œuvre. Et si les autres races avaient pu le comprendre, elles auraient pu faire partie de cette œuvre. Même les drows n'étaient que des égarés.

« La Guerre n'est pas une fin en soi. Et même si nous gagnons la paix, c'est à Anaëh qu'elle revient. »

Un sourire se dessina sur le visage de la Protectrice alors que la Symphonie résonnait autour d'elle. Oui…
C'était sûrement ça. C'était une façon de penser qui ne l'avait jamais consciemment effleurée, mais à présent, elle lui paraissait étonnamment juste.

Alors qu'elle le dépassait, plus légère, Ëninril entonna une prière Noss. Halya en reconnu la rythmique. Sa mère avait l'habitude de la réciter. Elle en repris les derniers vers puis écouta le druide changer de nouveau de sujet. La facilité avec laquelle il passait du coq à l'âne était presque incongrue. Sans perdre de ce calme léger qui s'était emparé d'elle, elle répondit avec la même franchise dont elle avait déjà fait preuve.

-Lors de son arrivée, j'ai été très impressionné par sa volonté et le lien qui l'unissait à ses guerriers. J'aurai été prête à parié qu'il était un chef de guerre comme j'en avais rarement vu… Mais il a eu… je ne sais pas... Une absence ? Il me regardais comme si… Comme si j'étais autre chose. En quelques secondes, il a repris ses esprits mais cela l'a laissé pantelant au point que certains membres de sa Noss soient venus à son secours. Sa voix se raffermit en continuant. Je ne sais si faire peser une charge si lourde sur ses épaules est une bonne idée. Je n'ai aucune certitude. Mais nous avons besoin d'un chef respecté par les Noss qui soit près à prendre des décisions difficiles et d'en assumer les conséquences. S'il a ces qualités, je prendrai le risque.

Randil jappa et partit en vitesse jusqu'à l'étang pour boire. Halya sourit à la vue magnifique qui s'offrait à elle, suivant un instant des yeux la fée qui filait entre les troncs.

-Daendör. Corrigea-t-elle par réflexe en s'approchant de l'eau. Aucun mort ne mérite que l'on crache sur sa mémoire, surtout lorsqu'il a tant enduré.

Le pleurer était une toute autre question…

-Il me semble que le Capitaine Elrendil a dispersé la foule et fait récupéré le corps pour qu'il soit traité avec les honneurs malgré tout. Nous ne pouvions pas en faire moins pour un Conseiller. Mais j'ai bien peur que ça ne suffise pas à étouffer l’inconfiance qui en découle… Si vous voyez le moindre signe d'animosité, envers vous ou un autre Noss, prévenez moi ; ou l'ambassadeur, nous devrons être vigilants. Surtout si d'autres guerriers Noss arrivent dans les prochaines ennéades.

En font sonore, la forêt chantait encore distraitement. Elle paraissait plus présente à Halya qu'à l'habitude. L'onde était limpide et dégageait une fraîcheur agréable. Accroupie sur le bord, elle passa le bout des doigts sous sa surface comme pour en vérifier la présence avant d'en prendre entre ses mains pour se désaltérer. Un goût amère glissa sur ses papilles. Entre ses doigts, le liquide glacial coulait en emportant les restes de sève qu'elle avait ramassé un peu plus tôt en se rattrapant aux arbres dans sa course.

-Les derniers détails ont été vus avec le Capitaine Delyndil, dans quelques jours, je pars pour rencontrer les Noss du Sud d'Eraison. Je ne reviendrai sûrement pas avant au moins une ennéades.

Toujours accroupie, fermement campée sur ses jambes, elle pivota pour faire face à Ëninril.

-Vous comptez rester ici ?

Halya avait souri en sentant la main d'Ëninril se poser sur son épaule. Les elfes n'étaient pas d'un naturel tactile lorsque cela ne concernait pas leurs plus proches amis ou parents, bien moins que les humains en tout cas. Peut-être était-ce dû à son passage en terre humaine, peut-être à sa proximité avec un animal aussi sociable que le loup, mais Halya était sensible au contact et avait tendance à le rechercher dans les moments difficiles... Bien qu'en général, ce soit celui de Randil qu'elle obtienne.
Le geste du druide, tout anodin qu'il semble était plus important qu'il ne pouvait le soupçonner, surtout après ce qui venait de se produire. La proximité et l'appui d'un être pour qui elle venait de se découvrir un respect et une admiration sans borne étaient deux choses rassurantes. Le genre d'attention qui vous apaise et vous portent à aller de l'avant alors que tout semblait sombre.

-Puisse cet Ëala être la Paisible. Nous aurions bien besoin de ses conseils...

Une nouvelle tension s'évapora lorsqu'il accepta de faire route avec l'équipe qui partirait en mission pour rencontrer les Noss alentours et trouver enfin ce clan de cavalier. La présence d'un druide ne pouvait qu'être bénéfique.

-C'est une proposition en effet. Et je serai honorée de voyager à vos côtés.

Elle s'était relevée. Son attitude était détendue et amicale, mais un soupçon de cordialité et un respect renouvelé étaient perceptibles. Lorsqu'il vrilla son étrange regard dans les yeux verts de la protectrice, elle le soutint sans difficulté, trop absorbée par ce qu'elle y devinait pour se sentir mal à l'aise. La force, le calme, la sagesse qui se dégageaient de lui malgré un âge qu'Halya estimait inférieur au sien étaient impressionnants. Mais il y avait toujours quelque chose de plus...

-Me permettez-vous de vous poser une question un peu plus personnelle ? Demanda-t-elle soudain.

La perspective de pouvoir comprendre la forêt quel que soit son don de naissance était alléchante... mais était-ce si impossible que cela ?
Jeune, Halya ne prêtait aucune attention aux faibles échos qu'elle entendait de loin, puis, lorsqu'elle était revenue en Anaëh, qu'elle avait adopté Randil et Unmiriël, elle avait appris à écouter, à comprendre. Elle n'entendait pas, à proprement parlé, la musique de la forêt, mais son instinct ne la trompait pas, les murmures des arbres étaient toujours présents. Et était arrivé le Voile. Les souffles s'étaient fait Symphonie et voix, Une musique bruissante, magnifique et complexe qu'il faut démêler brin par brin pour espérer en comprendre quelques accords.

Le Voile avait révélé quelque chose qu'elle sentait depuis fort longtemps. Était-ce un don ? Une façon de voir le monde ? Elle aurait été bien en peine de répondre. Mais elle déplorait que si peu d'elfes des Cité soient capables de sentir la Symphonie pulser autour d'eux. Et elle connaissait des personnes qui l'auraient tellement mérité.

-J'entends la Symphonie... se sentit-elle obligée d'avouer. Un peu. Mais depuis le Voile, ce n'est plus aussi simple qu'avant. Les quelques murmures que j'entendais sont devenus... Autre chose. Ils étaient simples, m'indiquaient parfois une grande agitation ou l'arrivé de proies, de bêtes féroces. Mais maintenant, c'est comme un entrelac de mélodie qui se chevauchent, se répondent et se taisent sans que j'arrive à en saisir la portée. Hormis lorsque tous se mettent à chanter de la même façon, ce ne sont souvent que des impressions diffuses portées par la musique. Et pourtant beaucoup d'elfes parmi les Cité ont même perdu cette capacité.

La Protectrice se releva pour suivre le druide. Elle ne retournerait pas au camp tout de suite, elle avait encore du temps à passer avec Randil, mais elle avait besoin d'avoir une réponse à sa question. Elle hésita une dernière fois lorsqu'Ëninril acquiesça.

-Comment avez-vous su que vous étiez Druide ?

Anodine à première vue, cette question pouvait être plus profonde qu'elle n'en avait l'air. Il existait bien des rumeurs sur les druides et la façon dont les maîtres choisissaient leurs apprentis, mais la vérité était sûrement ailleurs. Comment un elfe banal pouvait devenir quelque chose d'autre ? Et peut-être tout aussi important pour Halya : Comment savait-on qu'on avait changé de nature ? Etait-il seulement possible de le savoir ?

La sollicitude et la fois d'Ëninril à propos de la perception de la Symphonie étaient admirable. Halya se promit intérieurement de prendre le temps d'écouter Anaëh plus attentivement, mais pour l'heure, c'était la réponse du Druide qu'elle essayait de comprendre. Ses paroles semblaient parfaitement sensées à ses yeux et elles recelaient sûrement de détails et de non-dits qui auraient pu en apprendre beaucoup à ceux de sa nature. Mais la Protectrice n'était pas de ceux-là. La seule chose qu'était à sa portée était la représentation d'une destinée particulière offerte par Kÿria aux personnes dont la nature le méritait vraiment.

-Ses hérauts...

Ceux qui lui donnaient la parole, qui la représentaient et l'écoutaient. Halya faillit poser de nouvelles questions, mais se retint devant la mine pensive de son compagnon. Les druides étaient des êtres de secret et elle ne voulait pas risquer de mettre celui-ci en colère. Elle fit plutôt quelques pas avec lui dans le silence, remarquant avec un sourire que Randil s'était sauvé sans l'attendre. Elle n'avait plus beaucoup de temps avant de devoir quitter Ëninril.

-Je crains de devoir m'esquiver dans peu de...

Cela ne manqua pas ! Elle avait à peine terminé sa phrase qu'un long hurlement retenti au milieu des arbres. Halya s'était arrêté pour tendre l'oreille, sans même y prêter attention. D'un mouvement maintes fois répété, elle saisit la petite corne d'appel d'ivoire qui pendait à son côté et lança sa réponse.
Elle fit deux pas souples dans la direction de l'appel avant de s'immobiliser et de faire volte face.

-Navrée. Je te laisse. Si tu en apprends plus sur le Gardien, avertis-moi. J'ai peur que le représentant des Noss soit impossible à changer une fois désigné.

Sans attendre pour ne pas rater leur chasse, Halya ponctua sa phrase d'un profond signe de tête et s'esquiva. Elle n'avait pas la capacité des Noss à se fondre dans le décor, mais elle était bien loin de l'idée que l'on pouvait se faire d'une elfe de pierre.

Ce ne fut que le soir venu, alors qu'elle s'étendait pour prendre un peu de repos qu'un détail lui revint, lui faisait rouvrir les yeux dans l'obscurité. Mais elle ne pouvait plus rien y faire. Elle ne pouvait qu'espérer qu'Ëninril ne lui tiendrait pas rigueur du tutoiement qui lui avait échappé.