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 La Légende d'Asclettin de Mirepoix

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Morigenos
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MessageSujet: La Légende d'Asclettin de Mirepoix   La Légende d'Asclettin de Mirepoix I_icon_minitimeJeu 30 Juil 2015 - 20:42




La Légende d’Asclettin de Mirepoix

Ou la justice quintessenciée




I





Le château fort culminait précairement la maremme.

La terre meuble l’enfonçait. Des vers de lichen déjointoyaient sa maçonnerie granitique. Des saxifrages buissonnaient toute la hauteur du glacis, et se tassaient, en espalier, contre sa courtine festonnée de lierres, – ils  pendaient ainsi qu’une barbe de ses échauguettes.

A chaque reverdie, la marée renflait le lagon. Les ruisseaux débondaient dans les douves, puis le reflux laissait des marigots d’eau saumâtre, qui cavaient en sapes profondes les soubassements de la ferté : cela flétrissait les carrés potagers ; cela empoisonnait les puits. L’été venu, les mares étales s’évaporaient ; et on découvrait, dans les flaques de saumure, des lacis grouillants de lamproies.

De distance en distance, des factionnaires se silhouettaient entre l’encorbellement des hourds, dans un bruissement de godillots ; – ils décrottaient les merlons avec leurs spatules rouillées, qu’ils retournaient, ensuite, contre leur peau dévorée, à l’abri des guérites encoignées – on y siestait comme des moines. En bas, la cour était pointillée de mulâtresses indolentes et enturbannées, – elles louvoyaient du fenil à la bûcherie, du chai à la resserre, selon les caprices du châtelain de Mirepoix.

Le faste castral s’asseyait sur un maigre village, ensellé entre deux coteaux, plus loin à l’intérieur des terres. On y vivait fugitivement ; dans une insouciance de songe ; parmi les cippes moussus et les temples coquillés ; – sans que jamais le passé n’affleure à l’esprit. Des existences aux misères étriquées, vécues entières à coups de binettes ou de foènes ; et quelquefois émaillées de fulgurances violentes, quand deux villageois partaient chasser la sauvagine et un seul revenait.

Un seul homme s’aventurait jamais sur le layon défoncé d’ornières qui faisait d’un bout à l’autre du village à la ferté. Une fois par mois, il carillonnait sous les feuillées – le sabotement de son âne, le cliquetis de sa lice, et son charroi qui touillait la terre à grandes pelletées – ; comme si ce tapage le préservait du mal. Les bâtards du châtelain – ces petits moricauds – accouraient lui faire fête dès qu’il se profilait sur le chemin arboré ; il encaissait sans broncher leur babil de feux-follets. Puis il déversait de pleines charretées de betteraves et de courges dans le cellier du castel, et on le gîtait quelques jours dans un galetas attenant, le temps de la corvée.

La veille de son départ, le soir, il se coulait en tapinois dans l’aula : c’était là que brûlait le feu de la maisonnée, qui jamais ne s’éteignait. Le boutefeu tisonnait les braises comme un fauve qu’on asticote ; le brasier mugissait en crachant des escarbilles ; il les esquivait en se trémoussant, folâtre ; et, sous les faces sévères taillées en demi-relief sur le trumeau d’étain, il singeait des simagrées de vestale. Les ferrures du cadre s’allumaient multicolores sans jamais rejaillir sur sa forme chiffonnée de noirceur ; vingt-sept dents trop blanches sautillaient frénétiques dans l’obscurité. A la pointe du jour, il compissait la taque en contrecoeur de l’âtre, et désertait la salle, puis le château, en allant sifflotant son air guilleret.

C’était une aube d’équinoxe. La rosée éventait l’odeur âpre du layon en cailloutis. Un bruit bruissa des fourrés qui crêtaient l’escarpement du côté droit du chemin ; la lice, en flanc-garde, volta d’un grondement à l’assaut de la pente éboulée. La chienne cahota de ressaut en redan, décrocha puis recabra en projetant des éclats de schiste, et, dans un ultime effort de ses griffes limaillées, s’élança gueule ouverte par-dessus l’épaulement. Un cri sourd. Un déchirement. Un silence, aigu. Et une forme chétive dégringola jusqu’à sous les nasaux fumants de l’ânesse, cognant contre la chausse de monte qui pendait là, sans étrier, et se galbait sur la cuisse poilue du journalier.

Son épaule mâchurée ruisselait du sang sur les cailloux qui firent des îlots ; son crâne aussi était fissuré, derrière, sous ses cheveux annelés en boucles moricaudes. Ses yeux papillonnèrent à travers la persienne de ses cils ; ses lèvres écumaient des bulles roses. C’était un des bâtards de Mirepoix ; rongé par la chlorose, trop osseux pour ses onze ans,  il avait les mains crasses et calleuses, le profil busqué et tassé de son sang mêlé. Il l'avait filaturé ; mal lui en a pris : le journalier l’entassa dans le tombereau, avec les sacs de jutes, et reprit sa route dans la brume frisquette du matin, sa lice en serre-file.  

La journée s’écoula sans qu’une pensée se fût détachée du flot continu des impressions du journalier – sa conscience giguait et girait au rythme des craquements de brindilles, des pissotements du ciel, des jérémiades du garçon, ainsi qu’une feuille arrachée qui ne peut atterrir. Il filait insouciant un trajet ressouvenu ; le crissement des cailloux s’estompant peu à peu, et tout à coup – c’était une nuit sans lune et sans étoiles –  il n’y eut plus que les hoquets boueux des roues sur la placette du village. Un fanal y allumait chichement le fronton d’un édicule païen, et par un tour de l’esprit, l’homme projeta intérieurement cette lumière sur les masures du village dispersées alentour, en semis. Tout près, il devina le contour du puits à balancier ; les cognements du sceau contre la margelle sonnaient à intervalles irréguliers, ce qui voulait dire que la  tringle de fer brandillait dans l’air mort, peut-être agitée par son attache – c’était un levier en tronc de cyprès, amarré à un contrepoids, et soutenu fragilement en son milieu par une poutrelle bifide. Cette mécanique sonore, vibratile et invisible troublait l’homme, plus que ne l’aurait dû la crainte, somme toute commune, qu’elle n’éveilla le village. Finalement, mû par une intuition enfouie, il s’en éloigna.

Il démonta, enjamba les marches qui surélevaient de la fange l’édicule, et s’encadra devant une baie comme faite pour regarder de dehors en dedans ; il fit des cornes pour se préserver du maloeil, et dégonda les vantaux du chambranle pour croquer de ses dents blanches l’unique cierge allumé. La langue brulée, la bouche pleine de cire, il palpa les ténèbres, les brassa aveuglement ; il renversa les idoles, achoppa sur les guillochures creusées dans le tuf du sol, et se réfugia, la tête contre les talons, dans le rencoignement d’une alcôve pulvérulente. Il s’abîmait débridé dans la peur, ainsi que dans une abysse étroite au fond incertain, qui tourbillonne en le râpant contre sa paroi, toujours plus profondément, et purifiant un à un ses tracas journaliers,  desquamant toutes ses perceptions. L’horreur enfle, ineffable asphyxie, et explose : l’homme bouscule les vantaux, dévale le perron, bondit dans le tombereau, et, d’une main bourrue, pousse son sexe villeux dans le cul du garçon, fielleusement.

L’aurore pleurait des rayons maladifs. La fange transpirait une brume acide. Une pucelle quitta le gourbi ou elle vivait épaissement, avec ses épaules nues crispée vers l’arrière par une jarre d’argile, – les anses de la jarre étaient polies par les générations qui l’avaient sempiternellement trainée jusqu’à la source viciée –; mais en ôtant le plateau du puits, elle découvrit une chose qui dardait sur elle deux prunelles qu’on eût dit trempées dans le fiel, et tout ce qui fut donné à penser à la petite dont le destin terreux n’avait pas eu le temps d’araser les dernières illusion, ce fut l’ombre fugace d’un monstre de bistre : du genre qui se coule des cheminées sans mitres dans les lits des petites filles négligées.

Le garçon lui rendait son émoi. La vision – le museau tavelé de son qui s’était découpé en haut dans l’embrasure contre le ciel – s’imprima si profondément dans ses prunelles qu’il en demeura aveuglé longtemps après que les gars du village, rameutés par les cris, l’eurent remonté du puits et l’eurent cerclé farouchement – comme des victimaires au front lourd, restreints aux menaces et auxquels il est défendu d’agir. Ils lui laissèrent dévider un à un les moments de sa prise de conscience, en s’échangeant parfois des regards entendus et qui ne voulaient rien dire. Ses mouvements spasmodiques n’éveillaient en eux aucune pitié, même lorsqu’il ramenait ses haillons sur sa tête avec le geste triste et doux des mourants qui se veulent déjà recouverts d’un linceul. Pour finir, un doyen à la face ravinée de sagesse le retourna et inspecta son crâne embouti, son épaule mâchurée, son cul grumelé de foutre ; et, interprétant ces stigmates dans le sens qu’il s’agissait là d’un fait qui ne rentrait pas dans l’ordre des choses, il le porta à une route ensauvagée, crépue d’herbe, qui n’était pas celle du château – tout à fait sourd au babil que le moricaud syllabait difficilement – pour l’abandonner contre une stèle en signifiant de quelques mots abrupts l’interdit qui lui était jeté.  



Dernière édition par Morigenos le Ven 7 Aoû 2015 - 17:20, édité 6 fois
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MessageSujet: Re: La Légende d'Asclettin de Mirepoix   La Légende d'Asclettin de Mirepoix I_icon_minitimeDim 2 Aoû 2015 - 13:45




II






Le garçon respectait la sentence : il n’outrepassait jamais les plessis qui marquaient les bornes des cultures ; mais les villageois le stupéfiaient souvent en train de les mirer, à l’abri des lisières, dans ces renflements où les taillis s’embrassaient dans les guérets laissés en friches – têtes-de-pont indéfinies et lointaines. Il contournait précautionneusement, par d’amples circonvolutions, les jalons enfouis à l’entour du val – disposés selon un cadastre qui moisissait dans les archives de Bordefente –, et le village ne fut jamais aussi bien balisé que de son temps. Il occupait dans l’imagination des enfants la place d’un épouvantail séculaire et familier, qui démultipliait chacune de leur foucade buissonnière en les drapant d’un linceul de subtile menace, et qui transfigurait la forêt de torses noueux, de bras vrillés, de murmures soufflés – leurs parents ne les dédisaient pas mais n’en faisaient pas grand cas non plus. Il fut aux enfants du village un être à la fois distancé et raciné, attisant sa légende d’une nouvelle apparition dès qu’elle menaçait de s’estomper : tantôt quand le soleil du soir, ruisselant et superbe, glissait ses derniers rayons sur le faîte du coteau, et qu’il se découpait contre ainsi qu’une gargouille ocrée ; tantôt quand il apparaissait sur la surface risée d’un ru empierré – c’était lui qui les scrutait comme de l’autre côté d’un vitrail – et, les regards se redressant, il n’y avait plus qu’un frisson dans les lentisques.

Cependant que la nouvelle génération s’imposait, abandonnant comme une mue les tendres chimères qu’ils n’avaient pas déjà moulues par le travail et ses fatigues, le moricaud s’enkysta dans la matière commune du village. Il devint sujet de leçon pour les couples fraichement établis qui enfantaient et – sachant qu’il convient de s’être égaré soi-même dans une croyance pour ensuite la condamner – débrouillaient chaque frayeur gamine avec l’exposé creux des connaissances : ce hère là survit chétivement de la terreur que sa nudité inspire chez les polissons ; il faut s’en détourner. Au vrai, il avait été trop voyant pour s’intégrer au panthéon de leurs superstitions – avec ses gnomes fouisseurs, ses fées fiévreuses, ses amphisbènes à deux-têtes – ; alors, puisque ça n’était pas un homme, ça devait être une bête : on le chassait, la nuit, jusqu’à ses souilles les plus profondes, avec le fer compact des épieux qui enfonçait un à un tous ses artifices forestiers, comme des billes de plomb lâchées dans l’eau, et derrière eux toujours la lune pleine les aiguillant et les protégeant ainsi qu’un bouclier. Et lui, avec cette intuition pure et fluente qui, chez les hommes, ruisselle murmurante sous le caillebotis du savoir jeté dessus, et qu’il avait de parfaitement débondée, sentait l’indifférente nécessité qui les avait armés en les éparpillant dans la nuit, sans chiens ni furets, écorchés par les sarments, trébuchés par les chablis, se huchant tous ensemble d’un hourvari : c’était la lune – il les épiait souvent en train de la scruter, tête rentrée dans les épaules, mélancolieux, et il devinait les attaches que la lune leur troussait, en dessous, comme à des pantins articulés, et dont les mouvements saccadés se justifiaient seulement en ce qu’ils fussent contrôlés. Elle ne laissait de place pour aucun ressentiment, aucune pensée entre lui et les lunaires ilotes : il rusait leurs enserrements ; refuyait vers la ripisylves dès qu’une alerte l’entr’apercevait ; rembuchait dans le fort quand leurs torches allumaient la rivière.

Mais, les ayant forlongé, au seuil du jour, il ne s’autorisait pas le baume d’un sourire : une idée fixe le taraudait ; elle inclinait chaque fibre de son être, d’un tropisme, comme des héliotropes sous un soleil noir. Chaque sente croisée enfantait d’infinies précautions : il était à l'affût pour les brisées d’un tombereau en prenant garde de ne pas semer les siennes – chaque bruit venté était rapproché aux cliquetis et sabotements ressouvenus. Soucieux de la course du soleil et de la mousse des troncs, il ne s’approchait jamais trop du grand layon encaissé où sa vie avait basculé. Pourtant, nonobstant qu’il fût irréprochable dans ses prudences, il était clair pour quiconque doué d’une intelligence – ça n’était pas son cas – qu’elles ne portassent jamais leurs fruits ; et que c’était toujours au milieu de la journée, se relâchant, que son regard – avec cette façon indécise qu’ont les limiers d’identifier entre mille les traces d’une passée – s’encochait sur la preuve sûre et toujours neuve de sa présence. Et soudain, comme invoqué, l’autre était tout proche. Et aussitôt l’air se chargeait d’escarres, et un remugle de mort sourdait de la terre. Son sang cabriolant confondait ses pensées ; son épaule cicatrisée le lancinait. Le chemin de fauve qu’il avait filé s’écartait pour faire une grande laie lumineuse tapissée de gazon et découpée entre deux haies de charmilles qui s’entrelaçaient, au dessus, en tonnelle ; un carillon annonciateur remontait la laie ; et devant lui, la forêt se diluait dans un lavis sulfuré. Il s’enfonçait oblique, dans ce midi où les rais tombait d’aplomb comme des falariques incendiaires – vers l’enfoui, vers le moite ; mais ça n’était plus que des bocages limpides, des ruissons salubres, des essarts effrangés, communiquants, ouverts sur des coulées de graviers crissant subitement quand l’autre le surprenait avec sa lice, son ânesse et son tombereau – lui, anéanti, épouvanté, fermait les yeux pour ne pas voir la silhouette dépenaillé – comme englué par le cauchemar, il peinait d’abord à amorcer ses foulées, et sa peau granulée se crispait revêche comme un dernier rempart ; puis, cravachant, ses jambes drossées par l’effroi, plus avant, plus vite, s’effilochant, se quintessenciant en pur mouvement, il le distançait. Le répit ne durait pas, et la journée s’étirait de rencontre en rencontre. Seul le couchant l’arrêtait, quand il se pelotonnait dans un fossé, sous l’arc d’un ponceau que l’autre traversait tranquillement, s’amuïssant enfin dans le silence et la nuit étoilée.

Plus tard, Asclettin dira que ces chocs se perpétuaient impérissables comme le motif commun de leurs existences entretissées, qui renfermaient en elles la secrète querelle de l’univers : lui la forme intemporelle de la spontanéité, principe linéament du vivant ; l’autre l’ubiquité entropique du néant, des astres et de l’ailleurs.


Dernière édition par Morigenos le Lun 3 Aoû 2015 - 21:30, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La Légende d'Asclettin de Mirepoix   La Légende d'Asclettin de Mirepoix I_icon_minitimeMer 5 Aoû 2015 - 15:28


III






Frileusement replié derrière le couvert dentelé des folioles, le regard en dedans, Asclettin se remémorait les instants qui l’avaient trouvé à l’orle de cette calanque égratignée par les flux. Dans sa faim, il avait d’abord tracé les esses d’un boutis de sanglier qui promettait bombance : avant qu’il eût pu trouver la bauge et ses marcassins, la piste s’était dissipée contre un tronçon d’antique pavage : il l’avait prolongé dans l’espoir de recouper le boutis, mais les accotements avaient croulés jusqu’à faire des fossés des deux côtés, et il ne voyait goutte dans leur embroussaillement. Tout du long, il n’avait jamais eu la sensation de grimper ; il s’attendait à chaque coude de la route de découvrir quelque rivage palustre devancé par l’iode comme un musc. Son regard embrassait tellement loin l’horizon pommelé de mâchefer qu’il n’avait pas ressenti tout de suite la voussure du pavement qui, en dépassant ses derniers soubassements, pendouillait mollement du précipice. Cédant devant la vision d’horreur et conscient de sa soudaine exposition, il avait déboulé les bas-côtés jusqu’à un renfoncement pierreux, l’investissant d’un affût.

C’était une calanque en tout ce que le mot invoque de déchiqueté, d’éboulé, de siliceux ; sauf que les parois n’avaient pas d’arbres, et que l’anse était évasée, très profonde. Il fut saisi d’étrangeté en songeant qu’il ne l’avait jamais vue auparavant. Une vire étroite s’escarpait sur sa façade gauche et se tortillait d’un bout à l’autre jusqu’à la base ; la faim le tenaillant, il s’y engagea : et le vertige n’ayant pas prise, il dévala d’un pas sûr ses replats, en s’arrêtant de temps en temps pour laper l’eau des sources qui glougloutaient hors des saillies rocheuses. Il n’y avait pas de plage : la pierre baignait à-même l’eau – on eût dit la laisse extrême du jusant – qui n’est jamais pensée sans l’angoisse de l’afflux, des vagues qui ravalent, du temps qui est compté. Mais il avait faim : et des coquillages pétillèrent sous les cals de ses pieds tandis qu’il orpaillait hors des laisses de la mer sa récolte de bigorneaux et de praires. L’estran, sans encore signifier un renflement des eaux, était en ébullition continue – l’eau ruisselait sur un fond de galets, entre les dunes de goémons et les bancs de sables ; et les falaises enguirlandées de fucus en s’arrondissant autour le teignait vert-de-gris. Son étalement nivelé, qui n’immergeait pas plus qu’il n’émergeait complètement, sans la moindre crique acculée et à peu près sèche, donnait à croire à un éclusage savant ; et pourtant, de quelque profonde égalité que témoignât cette baie paysagée, elle béait en vérité sur la mer chagrinée, mourait en une brusque déclivité que cernait le bleuissement des flots.

Un isthme de sable jaune croisait au milieu ces deux aplats de vert et de bleu. Asclettin s’y dirigea avec cette curiosité pratique qu’ont les bêtes : un mamelon caillouteux se haussait à l’extrémité opposée, loin du front de mer. Avant, il guetta longuement l’isthme pour toute mouvance, toute contractilité qui trahirait un voile suspendu au-dessus du gouffre : et, satisfait, il s’avança à pas de loup – chaque foulée imprimait à ses muscles les assises profondes du sable, socle induré et compacté, comme l’affleurescence du chemin de ronde d’une muraille qui surplombe les abysses. La marrée gagnait sensiblement ; et la houle qui éclaboussait ses pieds de panaches d’écumes en recouvrant le chaussée d’une gaze moirée le glissa jusqu’au premier remblai pierreux de la presqu’île.

Le paysage prenait de la gîte. La pluie qui tardait depuis la matin éclata : alors Asclettin, dont la tournure ensauvagée de l'âme consistait en ce qu’il personnifiât les choses et chosifiât les hommes, se mêla entièrement avec les esprits de l’air qui fouaillaient la mer et les forces telluriques qui la hérissaient d’en dessous avec des arêtes et des éceuils : et la mer innervée de voltiger l’estran de vagues qui se brisent dans des envolements d’embruns. Il n’eut aucune de ces pensées fulgurantes que donne parfois la mer à ses contemplateurs ; juste une légère agitation dans son sang – ce bouillonnement élémentaire réaffirmait sa qualité de vivant.

Ses mains glissaient en escaladant la surface luisante des rochers ; les torons de sa gibecière bien remplie pressuraient la peau de ses bras ; et ses prises s’engendraient les unes dans les autres, monotones, ou plutôt, infinies – un long moucheron pullulait dans sa chevelure striée de sel. Se hissant d’un ressaut par-dessus les pierres sommitales – elles faisaient comme les dents d’une couronne, cerclant un crâne de mosaïque blanchie, bréchu de place en place par des touffes d’herbes – il décida abruptement qu’il attendrait ici le reflux. Un cyprès balancait solitaire contre le vent du large, du côté de l’horizon – l’encastrement serré du dallage en trahissait l’humaine volonté – l'horizon gris de fer, barré de vacarme – le son de la mer parvenait ici atténué, comme si la dépression eût été calfatée contre les bruits. Et Asclettin, dont l’inculture l’imperméabilisait à l’incongruité de la courette îlienne, y projetait déjà une retraite : il s’abandonnerait à la mollesse d’un hivernage, provisionné, protégé, épiant, ainsi que dans une cabane dans les arbres dont on a retiré l’échelle.

Le marbre de carrare losangeait la courée selon une règle concentrique : les paliers successifs se coloraient à l’approche du centre ; c’était une sorte de puisard sans margelle, pourtouré d’une fine rainure ouverte d’un côté sur les entrelacs de la mosaïque et qui évacuait l’eau de pluie par une gouttière sculptée en serpent, dans l'axe du cyprès. Une cuvette géante. Un souffle mou et chaud s’exhalait de la fosse ; et lui tordait son torse perlé de sueurs vers ces ténèbres saturées de noirceurs et qu’évasaient des clapots insondables.

Il bascula vers le ciel d’une roulade ; des échappées perçaient le couvert nuageux. Il ne pleuvait plus. La lumière était douce. La maremme s’éployant buissonnante, le château dressa ses chicots grisâtres derrière la calanque ; il lui était insupportable d’y arrêter ses yeux plus d’une seconde ou deux ; il les ferma bientôt tout à fait. Des phosphènes embusqués derrière ses paupières s’imagèrent alors – une cuisse velue – un râtelier blanc ivoire –; un cognement sourd, absurde ; et en dessous son roulis intérieur le nageant jusqu’à des grèves de cauchemar : digitées, hurlantes et crochues...

...La lune, là-haut, goguenardement. Il suffoquait. De l’eau. Salée. Dans la bouche. Il se redresse ; ripe. L’ombre d’une vague fond sur lui. Une autre. Il chavire. Dans le trou. Et l’obscurité l’engouffre assourdissante, ventant autour de ses tempes, dans ses mirettes écarquillées.


Comme une fontaine d’eau saumâtre, s’expectorant par saccades à l’aplomb, isolant chaque goutte selon une trajectoire criblée de rais : elles pendent comme un lustre de verroterie, puis sont chues, d’une désillusion, en éclaboussant son visage brûlé par le soleil. Il se débourrait, avec cet instinct vital qui lui permettait de marteler son thorax de ses poings. Finalement, à croupetons sur la mosaïque qui étayait solidement ses sens bouleversés, il expulsa les dernières écumes de bille. Le chuintement de sa respiration l’inquiétait, et, une fatigue immense l’écrasait comme une main : ses avant-bras remuèrent, puis cédèrent, en l’affalant mâchoire d’abord contre le dallage. Le goût ferreux du sang. Puis rien.

La précarité de sa situation ne lui apparut qu’à son deuxième éveil. Le soleil mordait à l’orient la ligne d’horizon en ensanglantant l’onde ; mais l’onde, alors qu’il l’attendait concave et diaprée, se pressait de toutes parts avec ses vaguelettes comme une foule complice autour de l’échafaud. Il ne restait de la presqu’île qu’une corolle à fleur d’eau ; et, sur la côte, les plages fines et basses se prolongeaient directement dans le vert. Nulle trace de l’estran, des falaises, de l’isthme sablonneux, ou de quoi que ce fût qui ressemblât à une calanque. Le pire, sans doute, étaient les preuves irréfragables que lui n’avait pas bougé : le cyprès, sa gibecière, le château. Il n’osait pas imaginer quelle vertigineuse trombe avait été, une sorte de vortex inversé – et moins encore la chose qui l’avait enfantée. Evidemment que c’était impossible. C’était ainsi.

Il ne savait pas nager. Son premier espoir, naïf, fut que la mer avait marné prodigieusement – comme elle le fait aux équinoxes – et que le jusant rétablirait l’ordre naturel. Mais quand il devint clair que l'étale de haute mer se prolongeait surnaturelle ; que la maremme qui buissonnait lointainement lui était aussi inaccessible que les étoiles, il se gratta la gorge, et, avec cette résignation assagie propre aux bêtes que l’on transplante dans un nouvel habitat, fit l’état de ses réserves : un assortiment défraichi de mollusques – mais il saurait en trouver d’autres –; une réserve inépuisable d’eau douce.

La fosse était comblée d’eau ; elle semblait une vasque. Il trancha qu’une pluie d’orage s’y était versée, pendant son inconscience, ainsi que dans une citerne : il ne la corromprait pas de son corps. Il remarquait, des fois qu’il buvait nez dans l’eau, que de minuscules remontées d’air bullaient insensiblement la surface : elles suggéraient des incises dans la base – il ne l’avait jamais vu, mais forcément qu’il y en avait une – s’ouvrant sur des ténèbres infinies.

Les journées s’écoulaient les unes dans les autres. Le monde était monté à l’acmé et s’y maintenait dans une sorte d’énervement sans rechute. La lune – toujours pleine ; c’était à peine si elle passait derrière le rideau du ponant pour repasser – les journées ne duraient guère – du côté du levant – distillait dessus sa fièvre comme un mire chauve et malfaisant.

Pour se nourrir, Asclettin ruginait les anfractuosités de la vieille colline submergée. Un soir qu’il s’était fondu plus profondément qu’à l’accoutumée, un courant abyssal et glacé lui happa la cheville. En s’échappant, ses yeux s’ouvrirent vers le large, dans cet entre-deux interstitiel et embué qu’est la surface de l’onde, sur une hallucination de trombes pélagiques, cyclopéennes, qui soulevaient des vagues de Déluge, ou plutôt, écornait et retournait les cascades de fin du monde comme les bords d’une mappemonde en volumen qu’on enroule. Mais, en frottant ses yeux à l’air libre, la mer bonace miroitait d’une accalmie – sans oiseaux, sans nuages, essoufflée.

Un soir, un évènement surfaça. Le bassin s’anima d’un clabotage ; son épiderme pellucide s’écailla d’éclats de porphyre, de grenat, d’améthyste et de péridot. C’était une flopée d’exocets ailés, d’hippocampes flutés et de minuscules petits amphisbènes. Les hardes des seconds croisaient et recroisaient les volées des premiers en dessinant des hélices chamarrées ; les autres serpentaient autour. Et Asclettin trépignait ; il ne lui fut jamais donné à croire qu’il aurait à les pécher. Après un certain laps de temps, un poisson vola hors : son exploit fit des émules ; il suffoqua. Les hippocampes aussi sautillaient faiblement contre le rebord ; les amphisbènes commencèrent à les engouler deux par deux. En l’espace d’une durée, la fosse bouillonnait d’un rouge sanguin et mat. Asclettin rejeta à la mer les exocets qu’il pouvait : ils churent en à-pic, sans resurfacer. Le matin, les joues croutées de larmes, il dessilla ses yeux chassieux sur le bassin vide, lavé au point que c’en était impossible ; le cyprès s'était congestioné, et ses racines tubérisées crêtaient convulsivement les jointoiements de la mosaïque – son tronc se tordait comme la première fois qu’il l’avait vu, vers le puits, alors qu’il n’y avait plus de vent pour le bourrasquer. Il n’eut guère plus de cesse de se défier de l'arbre du coin de l'oeil.

Au fond, il savait que la netteté même, la détermination presque imagée des éléments et des plans qui se développaient tout autour de lui en trahissait l’importance ; le caractère essentiellement borné de son maronnage mettait en relief les choses qu'il comportait ; l’accélération des faits et de son flux de conscience évoquait celui des révolutions d’une bille qui tourne autour du trou. Tout s’allait finissant.
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