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| Aube et crépuscule | |
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Cléophas d'Angleroy
Ancien
Nombre de messages : 314 Âge : 39 Date d'inscription : 22/12/2011
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : 42 ans Taille : Niveau Magique : Non-Initié.
| Sujet: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 2:06 | |
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« Je suis, mon cher ami, désolé qu’il ait fallu en arriver là. » Tu lui embrassas le front, froid comme la mort et couvert de gouttelettes de sueur. Dans ses pupilles figées, dilatées tu voyais ton reflet déformé, agrandi, aminci…il n’avait plus forme humaine. Qu’étais-tu devenu Cléophas ? Où étaient passées les jeunes années, fraîches comme une source des montagnes, légères comme une feuille portée par la brise ; tes années vertes et souples comme les premiers bourgeons de printemps ? Le soleil de Merval s’était couché depuis bien longtemps pour te laisser languir dans un crépuscule sans fin à la lueur duquel les vivants et les morts ont le visage gris et pâle comme l’argile. Tu lui fermas les yeux avec délicatesse, récitant sur lui les prières convenables aux défunts. Cette pauvre âme. Avant d’être tétanisé par la fièvre, il t’avait serré la main, écarquillant les yeux, agitant ses lèvres avec effort comme s’il voulait dire quelque chose – en vain. Etait-ce qu’il avait compris ? Il y avait tant de surprise dans son regard, tant d’incompréhension ; il en était devenu tel un petit enfant qui se fait piéger et prendre la main dans le sac. S’il avait pu crier d’indignation, il l’aurait sans doute fait, mais le poison était connu pour nouer la gorge et dissoudre les viscères. Une douleur indigne de lui qui n’avait rien fait de mal, en somme. Tu replaças correctement le drap de soie sur son cadavre, inclina légèrement la tête du côté de la fenêtre pour que l’image des étoiles soit la dernière qui se fixe sur ses paupières et tu t’éclipsas aussi discrètement que tu étais entré, évitant la salle des gardes, enjambant le valet qui dormait sur le pas de la porte. Les dieux t’avaient-ils rendu invisible, pour te faciliter la tâche ? Ou cette demeure était-elle sous le coup d’un sortilège qui avait plongé tout le monde dans un profond sommeil ? Tu rejoins à petits pas la cour du palais sous un capuchon emprunté à une femme. Même le veilleur éveillé ne pouvait te reconnaître et s’il reconnaissait quelqu’un, ça n’allait certainement pas être toi. Tu t’étonnas de ce que la nuit fut si claire, on aurait presque dit l’aube, pourtant le soleil venait de se coucher. Le ciel était limpide comme un lac endormi, aussi clair, aussi lisse, sans l’esquisse d’un nuage furtif pour donner une impression d’écume. Comme il était venu au monde, Maciste venait de mourir. Près d’un lac. Rien ne laissait présager une telle fin pour lui. Quelques jours auparavant, c’était même le contraire. La cour était effervescente : Diantra avait été reprise, disait-on, par ces pleutres du Langecin et ceux-ci, inspirés par une sainte motion, souhaitaient la livrer à la Couronne ! Sitôt que la nouvelle se fut propagée dans le palais, on vit les conseillers royaux en action, réquisitionnant des cloîtres pour s’en faire des parloirs éloignés d’oreilles indiscrètes. Partout on palabrait en conciliabules en vue de la réunion du conseil royal, où chacun déclarerait son avis sur la question à la régente, la très vertueuse Kahina, dont le nom hérissait le poil de nobliaux de plus en plus nombreux et pourtant on savait que la duchesse accepterait sans hésiter la proposition du fils félon de l’argentier. Diantra, portée sur un plateau d’argent : qui refuserait ? Le jour de la séance, tu étais serein. Si serein que tu t’arrogeas le privilège d’entrer avec du retard, que tu prétexterais dû aux fatigues latentes de l’incendie de Diantra tandis qu’en vérité, tu désirais profiter un peu plus des bienfaits du soleil soltari sur ton moral affligé. Quel mal y avait-il ? Comme d’habitude, tu entrerais, écouterais les débats, appuierais la position de la régente jusqu’à ce qu’elle soit acceptée ; scellerais les édits, les décrets, les paperasses de toutes sortes ; recevrais les doléances que tu expédierais avec un sourire doux et une main franche ; et resterais jusqu’au soir à supporter les jérémiades de ces petits châtelains aux égos gros comme une péninsule en tentant de ton mieux de ne pas les froisser. En franchissant les portes de la salle, tu te dis que tu aurais préféré ce premier scénario. La petite duchesse, assise sur sa superbe faisait face à une vaguelette de nobles rougeauds, déchaînés contre elle. Comme à son habitude, elle recevait le tout avec une nonchalance parfaitement insupportable, intouchable qu’elle était derrière son titre de duchesse, doublé de gardienne du royaume. Et pour cause, elle avait beau être haute comme un petit arbre fruitier, elle n’en restait pas moins téméraire. Tous savaient quelle main de fer elle pouvait avoir et par-dessus tout, avec quels charmes elle conservait Maciste derrière elle, ce bonhomme fantoche qui ne devait avoir d’yeux que pour la douceur de ses cuisses et le miel de ses paroles donnait tout de suite plus de poids aux inconstances de cette régale gamine. Confronté à cette situation, tu adoptas la même réaction que toutes les autres fois : tu gardas le silence. Tu pouvais voir néanmoins la fureur ayant adopté les visages et les langues. Des insultes en patois fusaient ci et là, certains essayaient de temporiser leurs confrères, d’autres semblaient jeter des malédictions silencieuses sur la petite et d’autres encore, les moins nombreux, s’évertuaient à défendre la princesse orientale qui manifestement n’était pas en position de force. Tu t’enquis de la raison d’un pareil déferlement de colère : un de tes proches au conseil t’en donna réponse. Elle ne prendrait pas Diantra. La peste. Ce n’est pas que tu tenais vraiment à Diantra, au contraire, tu avais toujours haï cette cité crasseuse qui était allée jusqu’à t’arracher un bras lorsque tu voulus la fuir une fois pour toutes. Mais de là à la refuser…Quel jeu jouait-elle ? Avait-elle d’autres desseins qu’elle cachait dans son cœur ? S’était-elle déjà engagée dans un autre jeu d’alliance ? Etait-ce une manœuvre subtile pour t’évincer, toi et tous les autres du conseil et qu’elle avance les coudées franches ? Ou n’était-ce que stupidité ? Qu’orgueil ? Ses petits yeux, ses courbes sensuelles, la commissure retroussée de ses lèvres, la subtile colère qui empourprait son visage : la nature te répondait. Elle était une femme ; elle était fière. Et tu savais ce que la fierté pouvait causer à un royaume. Diantre ! C’est ce qui avait causé sa chute en premier lieu. Arsinoé déjà gouvernait avec ses émotions, elle avait plongé le pays dans le chaos quand elle rencontra un vassal plus fier qu’elle encore. S’en était suivie une guerre civile, sanglante, atroce, effrayante ; l’incendie de Diantra, la déportation de dizaines et de dizaines de milliers de diantrais à Merval et à Soltariel ; et ton bras. La fierté d’une femme t’avait déjà coûté un bras. Tu ne comptais pas perdre le second… « Ma bonne amie, rendez-vous bien compte que l’on se fiche éperdument de qui a gagné, de qui a perdu ! La question n’est plus là ! Quand est-ce que nous cesserons avec ces raisonnements qui ont tant et tant coûté au Royaume ! Je n’en peux plus, m’entendez-vous, de ces batailles d’enfants, de ces découpages de terres qui se font au prix du sang de milliers d’innocents. Ma cité croule sous le poids des réfugiés, Bohémond s’est recroquevillé dans un mutisme inhabituel pour tout enfant de son âge. Et puis disons le mot ! Je n’en peux plus de cette ville ! Partout je ne vois que des parvenus qui depuis l’établissement de la cour à Soltariel n’attendent que de nouvelles terres, de nouveaux titres, de nouveaux sceaux. Savez-vous le nombre de sceaux que je dois faire frapper ? Un de vos sujets a même accepté la fonction de : Petit Maître du Cellier. Et je ne sais même pas ce que cela veut dire ! Nous avons à peine commencé à reconstruire un semblant de royaume que tout le monde s’affaire à le trouer de toutes parts. Et vous la première me semble-t-il. Je n’ai jamais eu de raison de critiquer vos agissements Kahina, et par amour pour le projet que nous avions eu, je ne l’ai pas fait lorsque j’aurais dû. Mais ne me forcez pas la main. J’ai sacrifié ma vie pour ce Royaume et ces derniers temps c’est ma propre mort que je verse pour sa cause et je ne vous laisserai pas tout jeter en l’air pour des raisons saugrenues dont vous avez la seule connaissance !
« Sacrifié ? Que savez-vous du sacrifice »
« Ce que j’en sais ? Voilà ce que j’en sais ! » D’un geste tu retiras ta pelisse pour laisser ton bras droit à nu. Hormis ta main, toute la chair était à vif, les bandelettes si gorgées de sang qu’elles en étaient devenues transparentes sur tes plaies. Certains morceaux de peau étaient nécrosés, les uns noircis, les autres blancs comme un morceau de fruit qui aurait été rongé par la moisissure. Par endroit on voyait tes veines sauter au rythme des battements de ton cœur, à peine protégées de l’air ambiant par un peu de tissu transparent qui peinait à se reformer. Le bras ignoble exhalait une odeur putride, mélange de viande en décomposition et de fleur fanée. Hormis toi, Lévantique et tes physiciens, personne n’avait jamais vu ta plaie. La mort elle-même était plus belle que cette charogne. Oh, tu savais comme elle pouvait coûter, la guerre. Elle t’avait coûté un bras et ta santé physique. Elle t’avait coûté ta paix de l’esprit, ton sommeil, tes joies furtives. Elle t’avait coûté tant de frères, de sœurs, d’êtres aimés – tous enfoncés dans le cauchemar des batailles rangées ou secrètes, empalés, empoisonnés, noyés, exilés, assassinés. Elle t’avait coûté ton unique enfant – il ne savait presque rien de toi. Que te restait-il Cléophas, qu’elle ne t’ait pas encore enlevé ? Tes cheveux s’étaient effilés et teintés de gris, tes yeux avaient perdu de leur éclat, ton visage creusé par les cernes, la fatigue et la faim, tes pommettes saillantes comme des phalanges et tes tempes affaissées comme des dolines. De ton antique superbe il ne te restait plus que ta posture, ta morgue et tes tenues. Le pourpre intense de tes habits intimidait les interlocuteurs, la couronne sur ta tête distrayait leur regard, les fumerolles qui s’échappaient de toi couvraient les imperfections de ta peau et la pestilence de ta plaie mais au grand jour, sans artifices, tu étais moins attirant qu’un cadavre embaumé. Tu replias ta pelisse sur ton bras, lançant une dernière phrase à la duchesse. « Vous ne comptez donc pas revenir sur votre décision ? » En guise de réponse elle t’accorda un de ses sourires méprisants et méprisables. L’espace d’une seconde, la petite s’était transformée en une chimère destructrice qui engloutirait le Royaume sur lequel elle s’était assise. Quelle fièvre s’était éprise de cette petite ? Son sang chaud avait-il fini par cuire tout ce qui restait de censé dans son esprit ? En la quittant, tu ne fis qu’incliner la tête devant elle avec une raideur éloquente. Dévalant les couloirs, tu t’apprêtais à rejoindre tes quartiers et préparer ton départ avant que la situation n’éclate à Soltariel. Si les dieux étaient de ton côté, tu irais récupérer le petit Bohémond –il ne méritait pas de mourir déchiré par une autre guerre partisane- et rejoindre Merval. De là tu attendrais le contrecoup de la guerre intestine, renforçant tes murailles, tes frontières, tes armées, tes navires, tes palais, jusqu’à ce que l’un ou l’autre des belligérants ; de toi ou de tes ennemis, finisse par tomber. En route tu croisas un de tes valets préposé aux missives à qui tu dis : « Trouve-moi Camille d’Aphel et dis-lui de me rejoindre après le coucher du soleil dans mes quartiers. Si elle te demande de quoi il s’agit, dis-lui qu’il s’agit de l’avenir de Sybrondil. Vu les circonstances, cela aura le mérite de l’intriguer. » D’un bond tu rejoignis tes quartiers –ils n’avaient rien à voir avec ceux que l’on t’avait réservés à Diantra. Un modeste bâtiment ici faisait figure de chancellerie, ta seule consolation étant que ses façades étaient flanquées de bannières pourpres au gryffon d’or. L’esprit embrumé, tu t’enfonças dans ce dédale de pièces austères à peine éclairées par la lueur d’un astre qui se cachait derrière les nuages. Toute la maisonnée était apparemment endormie, sauf quelques gardes qui faisaient le guet devant telle ou telle porte la mine accablée par une journée à rester debout. Tu ruminais intérieurement les préparatifs de ton départ, le temps qu’il faudrait pour s’éclipser sans être vu – une nuit comme celle-ci paraissait être la meilleure façon de le faire. Tu jetterais aux flammes les traités, les correspondances sensibles, emporterais avec toi le grand sceau du Roi en même temps que le Roi lui-même et le matin, on n’aurait plus de nouvelles de toi. Avant le grand chaos. En ouvrant la porte tu aperçus de dos une silhouette se détacher du clair-obscur de la nuit. Postée devant la fenêtre, plus opaque que le jais, hiératique. Elle ne disait rien. Elle ne paraissait pas respirer. Elle était simplement là, sans se retourner. Etait-ce elle, les gardes engourdis ? Le feu de l’âtre était éteint, l’odeur des cendres froides pénétrait les tissus, et l’humidité l’air comme un brouillard invisible. Tu savais ce que c’était. Suderon que tu étais, ce n’était pas la première fois que tu étais confronté à ce genre de magie et il ne fallait pas réfléchir longtemps avant de comprendre que tes chances de survivre étaient nulles. Il s’enracinait là, le sourire méprisable de la princesse des Deux-Soleils. Tu pouvais au moins lui concéder cela : elle savait ce qu’elle faisait, la garce. Tu ne comptais même pas lutter et étrangement, cela te mit dans la paix. Tu allais délicatement fermer la porte, pour n’éveiller personne, tirer derrière elle un rideau de velours épais qui étouffait les râles des nuits torrides, faire quelques pas vers ce spectre salvifique et attendre qu’il te saisisse le cœur. On te retrouverait pétrifié au sol, les cheveux blanchis de peur. On attribuerait cela à l’âge ou aux douleurs que t’extirpait ton bras nécrosé, on t’enterrerait avec les honneurs et toi, rejoignant le panthéon de tes ancêtres, tu n’aurais pas à être témoin de la ruine de cette péninsule. Oui… Pour la première fois depuis ton arrivée à Soltariel, tu te sentais bien. Et aussi surprenant que ça puisse paraître, elle t’aurait fait un cadeau. Le plus beau des cadeaux. Ta main raidie par le froid saisit la poignée de cuivre et repoussa la porte, silencieusement. Déjà ridée par l’effort, elle empoigna le coin du rideau et le tira, doucement. Grise comme la mort, elle alla reposer contre ton sceau, qui dans la nuit rougeoyait plus que jamais. Tu fis un pas, puis deux vers le centre de la pièce. Un rayon lunaire caressait ton visage évitant celui de l’apparition. Qu’attendait-elle ? Goûter l’instant ? Saisir au vol les grains de poussière dans les rayons de lumière divine qui striaient la pièce ? Goûter sur sa langue le goût de la suie ambiante, l’amertume de l’huile froide des lampes et le parfum suave des vasques emplies à ras-bord de labdanum ? Saisir dans sa main la petite brume qui sort des narines lorsqu’il fait froid dans la nuit ? Goûter la goutte de buée sur le carreau, l’éclat de rosée sur le métal des coupes remplies de vin ? Saisir le silence, palpable comme une étoffe épaisse et le tordre comme un morceau de verre passé au feu ? Ou était-ce juste apprécier cette seconde qui se dilate à l’infini, de celle qui lie la vie à la mort, l’amer à l’amour ? Ton dernier pas fut lourd, comme si tu avançais dans un bocal rempli d’eau lesté de plomb…et elle se retourna. Depuis le temps que tu l’attendais…
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| | | Cléophas d'Angleroy
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 2:14 | |
| - La prochaine fois, assurez-vous au moins qu’il y ait un peu de lumière dans la pièce. - J’y ferai attention. Il n’y avait pas un page à disposition et comme je ne voulais pas éveiller les gardes… - Vous êtes trop bonne.
Tu lâchas cette dernière phrase avec un sourire gonflé de méfiance. Elle avait beau paraître sotte la Camille, tu savais qu’elle était l’un des plus fins esprits du conseil. C’est d’ailleurs pourquoi tu l’avais invitée la première. Quand elle s’approcha finalement de toi dans l’obscurité, elle fut surprise de ton silence. Il faut dire que tu étais tant assuré de voir en face de toi un spectre de mort que ton esprit s’était envolé en d’autres sphères, hypnotisé. Il fallut éveiller les gardes, trouver un page et quelques victuailles pour rendre au cabinet toute sa chaleur. Maintenant, l’âtre crépitait, les lampes brûlaient, le labdanum s’évaporait en nuages capiteux et la viande grillée réjouissait les papilles de ton hôte autant que les tiennes.
- Je ne comprends pas ce qui lui est passé par la tête – enchaîna-t-elle. - Kahina est une jeune fille et à son âge, vous aussi avez dû être d’un tempérament ardent. Comme toutes les jeunes filles. - Refuser Diantra n’est pas une question d’ardeur. C’est de la sottise. - Encore une fois mon amie, c’est une jeune fille. A cela, ton hôte se mit à rire, tout en se servant d’un breuvage épicé. - Etait-ce pour cela que vous m’avez fait venir ? Echanger quelques méchancetés sur la duchesse ? - Vous voulez aller si vite en besogne…Ma compagnie vous insupporte-t-elle autant ? - Ce n’est pas votre compagnie qui m’insupporte mais le sommeil qui me séduit. Toutes ces tractations, ces parlements en secret m’épuisent. - Vous êtes jeune pourtant. - Ne vous fiez pas à mon âge sire Chancelier, il ne dit rien de ma personne. - Sire Chancelier ? - Vos tempes sont grises...cela aurait été de mauvais goût de vous appeler l’Angleroy. - Et drôlement faux…Mais bien passons. D’après ce que j’ai cru entendre au conseil, la décision de la duchesse ne vous met pas en joie. - C’est absurde. Avez-vous réussi à la raisonner ? - J’ai tenté. - Et alors ? - Le fait que nous nous rencontrions ici, au coucher du soleil, devrait vous permettre de déduire sa réponse. - Vous êtes certain d’avoir tout essayé ? - Tout vous dis-je, elle n’entend pas raison. C’est comme si elle se délectait de cette panique autour d’elle… - C’est ce qui lui a permis de régner et de rester sur son trône. Pendant que ses ennemis se foutent l’un sur l’autre, elle conforte ses positions. Elle n’a toujours fait que ça. - Jusqu’à présent. - Vous avez quelque chose en tête ? Et l’idée te vint. Cela ne t’avait jamais effleuré l’esprit mais pour la première fois en des années, voilà qu’on s’en remettait à ta décision. On ne s’était toujours fié qu’à ton conseil discret, à ton efficacité dans l’ombre, à ta promptitude à mettre en œuvre des plans ambitieux mais jamais n’avait-on espéré de toi que tu élaborasses quoi que ce soit. A l’évidence, être deuxième du Royaume venait avec d’autres responsabilités que de seulement sceller des documents et accueillir les ambassadeurs et dignitaires indésirables. L’urgence de la situation avait éclairé ton esprit : avec Camille devant toi, tout te paraissait évident et si simple…
Depuis la fenêtre, on pouvait voir les quartiers du duc et de son épouse surplomber la cité, perdus dans un ciel sombreux et nuageux, le château flottait. Le ciel avait encore quelques couleurs du jour : les nuages déchiquetés fixaient un peu des rayons roses du soleil, comme le pennage des flamants perchés au milieu des grands lacs. L’horizon endormi sous sa couverture de cobalt se laissait caresser par un tapis d’embrun venu de l’océan et la ville avec ses murailles blanches et noires et grises paradait tel un soldat en uniforme, torse bombé et mâchoire resserrée, sous la splendeur imaginaire de quelques oriflammes fatigués d’avoir battu tout le jour. Des oiseaux par nuées s’envolaient vers l’inconnu, tâches opaques sur une toile unie, comme si les dieux eurent percé le ciel de milliers de traits pour l’ouvrir sur la nuit noire des mondes de l’éther. Il y avait dans ce ciel, il y avait dans cette nuit quelque chose d’universel, quelque chose de la mer. Sur les galères, dans l’Olienne, quand tombe le soir, les nuits sont pareilles à celle-ci : plus rien ne bouge au niveau de l’horizon et dans les hautes tours même les lumières sont éteintes. Il n’y a que le reflet des astres sur l’onde ridée – qui danse de ces danses langoureuses et sans fin. Parfois la fumée d’une pipe vient blanchir le tableau et le pennage d’un goéland qui n’est pas encore gris dans le soir. Si peu de couleurs dans ce ciel du Soltaar, sinon cette traînée rose comme du sang qu’on aurait dilué et figé dans du cristal de roche. Rose comme une gemme, comme un rubis délavé. Rose comme un soleil pâle, devenu innocent, ayant perdu sa rage et son feu de flammes si menaçant…
- Je vous ai vue aujourd’hui au conseil. - Ah oui ? - Vous m’aviez l’air assez enjouée. - Vous voulez dire que j’ai repeint les murs avec mes jurons ? - Je suis plus diplomate que cela. Mais oui. - Et alors ? Je n’étais pas la seule à injurier. - Non, mais vous, on vous écoutait. - Où est-ce que vous voulez en venir ? - Je compte convoquer une nouvelle séance du Conseil, d’ici quelques jours…j’aimerais que d’ici là vous puissiez convaincre vos compères. - Les convaincre de quoi ? - De statuer sur la déchéance de la duchesse et régente Kahina d’Ys. Un temps passa et Camille resta bouche bée. - Vous m’aviez l’air surprise. - De votre part je m’attendais à quelque chose de plus… - Diplomate ? - Voilà. - Ma chère, la diplomatie a ses limites. - Et l’éjecter hors du Royaume, à quelle distance c’est de vos limites ? - Comprenez-moi bien. Si j’avais un autre choix, je le prendrais sans hésiter. Maintenant elle refuse Diantra, qui sait ce qu’elle refusera après ? Notre Royaume est certes riche mais notre armée n’est pas suffisamment fournie pour tenir tête à ces imbéciles de la Ligue. Sans compter que les nobles du Royaume l’ont toujours en travers de la gorge d’avoir dû abandonner leurs fiefs sans compensation territoriale. Récupérer Diantra serait le moyen parfait d’asseoir notre légitimité et de les calmer en attendant de reprendre possession des terres qui nous appartiennent de droit. - L’écarter des affaires du Royaume ? Ca ne suffirait pas ? - Vous la connaissez mieux que moi. Je doute que Kahina se laisse éconduire sagement dans sa chambre sans chercher à saboter toutes nos futures entreprises. Et je ne veux pas risquer d’avoir ses fanatiques dans les pattes. - Fanatiques ? - Cette bande de femmes qui lui vouent une adoration malsaine. En l’évinçant, nous allons scier notre propre chaise. Elle en sortira martyr, ses quelques soutiens dans le Conseil seront encore plus fermement voués à sa cause et nous serons paralysés jusqu’à la prochaine guerre, qui sera notre dernière. Elle s’est proclamée Gardienne du Royaume et jusqu’à maintenant je ne vois rien qu’elle ait fait sinon le précipiter dans la ruine. - Elle a tout de même protégé Bohémond… - Allons, sans moi elle n’aurait même pas conscience de son existence. J’ai besoin de votre voix, Camille. - Vous me demandez de trahir – - Une amie ? Ne me faites pas croire que vous en êtes encore à cela, autrement je devrai vous éloigner vous aussi. - Ma suzeraine. -Votre suzerain se nomme Maciste, Camille, ne l’oubliez pas. - Vous avez l’air de l’oublier en revanche. Vous me parlez de Kahina mais Maciste dans tout cela. Est-il au courant de votre entreprise ? - Il n’a pas à l’être. - Et pourquoi pas ? Peut-être qu’il pourrait raisonner Kahina ? - Maciste ? Un seul regard dans le décolleté de sa petite pour qu’il la suive où qu’elle aille. Il ne nous sera d’aucune aide. Entre Kahina et Diantra il choisira la première. Et c’est tout à fait compréhensible. Kahina est jeune, exotique, ambitieuse, pleine de sève ; Diantra n’est qu’un tas de cendres fumantes, un ramassis de bandits, de plèbe crasseuse qu’il faudra relever entièrement, à grands frais. - Pourquoi la garder ? - Parce qu’elle est la cité du Roi. Que ses murailles sont encore en bon état malgré les sièges et les incendies, qu’elle est au confluent de la Garnaad et qu’avec elle nous contrôlerons tout le Sud de la péninsule. Mais tout cela, Maciste ne le voit pas. Il ne voit que la suie et les vapeurs de fange qui planent au-dessus de la ville. - Qu’est-ce que vous comptez faire de Maciste ? Et de moi ? Où est mon intérêt dans tout cela ? - C’est-à-dire qu’il faudra bien un nouveau baron à Sybrondil… - Vous voulez dire que…Maciste… - Je crains qu’il ne soit plus en mesure d’assumer ses propres fonctions. - Ce que vous voulez faire n’est rien moins qu’un coup d’état. - Voyons mon amie, de toute ma vie je n’ai jamais rien fait. Je me suis contenté de remettre de l’ordre… Le silence reprit sa place. Scrutant la dame d’Aphel, tu vis dans quel malaise tu l’avais jetée. Faisant virevolter sa coupe entre ses doigts, elle songeait : le trône de Sybrondil valait-il autant de risques ? Si elle échouait serait-elle coupable de trahison ou simplement d’avoir voulu imposer son opinion auprès de ses camarades du Conseil ? Elle n’avait rien signé, rien écrit…personne hormis toi n’était au courant de sa coupable hésitation. Et si tu la dénonçais ? Non, le tempérament de Kahina et le sens de l’honneur de Maciste était tel que tu aurais tout à perdre à la dénoncer puisque tu te serais dénoncé avec elle. Décrochant son regard, ravivé par les braises du foyer, de la coupe remplie de liqueur, elle le fixa dans le tien et te dit, le remords prêt à être ravalé :
- Je leur parlerai. - Et quelque chose me dit que tu y mettras tout ton cœur – pensas-tu furtivement.
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| | | Cléophas d'Angleroy
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 2:24 | |
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Partout où l’on regardait à Soltariel il n’y avait que de la mer. Cette si calme, si infinie, si effrayante mer grondait, ses flots grossis mouchetés d’écume venaient s’écraser lourdement contre les rochers aiguisés de la côte en un concert assourdissant qui rappelait les premières notes de la création du monde. Partout où l’on regardait, on ne voyait que du bleu : le bleu des flots, le bleu des cieux, le bleu des cheveux noirs de ce peuple, le bleu des bannières et du pourpre des vêtements, le bleu du lavandin, des cistes cotonneux et des massifs d’agapanthes qui recouvraient la ligne de crête des collines alentour d’un pagne coloré et dansant sous les vents. Ce pays soltari n’avait pas la couleur de la côte de Sel, il n’avait pas la vie fourmillante des environs de Diantra, il n’avait pas le relief escarpé, coloré, contrasté du pays d’Ancenis ni les grands champs flavescents de Serramire et du Berthildois. La nuit tombait et avec elle, le pays entier prenait ses couleurs englouti par le ciel : une passerelle entre le monde des hommes et celui des dieux, comme flottant entre la Péninsule et le panthéon des Cinq, inatteignable, inaccessible. Un havre de paix aux allures de sépulcre où tout, de la nature sauvage jusqu’à l’architecture monumentale et austère des cités semblait participer d’une procession funéraire. Ce soir, comme tous les autres soirs, respirait l’immobilité. En apparence. Le front battu par les vents chargés d’embrun, les lèvres asséchées par l’iode, tu fixais l’Eris aux mille reflets, si agité qu’au moment que le soleil rasait l’horizon, il s’enflammait et scintillait comme une marée de joyaux. Il n’y avait aucune voile pour perturber la rencontre du soleil et de l’océan…rien que cette immensité stérile qui revendiquait la mort de pléthore d’équipages. On ne comptait sans doute plus les veuves et les orphelins de la mer ; le nombre de cargaisons d’or, de bois précieux et d’épices qui dormaient au fond des récifs ; cette multitude de vies avalées par les trombes et les siphons, ces véritables sirènes qui hantaient les vivants en espérant trouver le chemin de la félicité. Vue d’ici, Soltariel te paraissait irriguée par du poison et c’est à cet égard que Kahina, quoiqu’elle fût arrivée d’Orient, avait déjà tout d’une autochtone. D’ailleurs, cela t’avait étonné qu’elle accepte ta proposition d’une entrevue presque nocturne, au-delà des murailles, dans le secret le plus total. Mais la voici qui était là, emmitouflée dans son manteau d’arrogance qui la rendait irrésistible à tout homme quoi soit un peu faible aux charmes des jeunes damoiselles. - Vous avez une belle vue d’ici. Je n’imagine pas ce que ce doit être depuis vos quartiers du Palais. Je comprends pourquoi vous êtes si attachée à Soltariel. - Venez en aux faits Cléophas. - Bien, bien. Point n’est besoin d’être aussi amère. Ce doit être le sel de cette terre qui vous colle au palais. - On doit s’y faire avec le temps. Vous êtes né sur cette terre, vous avez cette odeur d’iode et d’aride qui vous colle aux narines depuis que vous êtes bambin. Pour moi c’est autre chose. - Pourtant, Ys n’est pas si éloignée de la mer ? - Vous connaissez Ys ? - Vous savez Kahina, je ne passe pas mes journées sous des rouleaux de lois et de commentaires. Il m’arrive d’étudier certaines cartes et de m’imaginer ailleurs, du côté d’Aleandir, ou dans les Wandres. Connaissez-vous les Wandres ? - Des barbares. - On dit que la terre y est recouverte d’une immense forêt de conifères et de chevelus. Ce doit être une vision…mythique. - Vous vous intéressez aux arbres Cléophas? - Du temps de mes ancêtres, le pays de sel était recouvert de cèdres, de figuiers, de pins et de cyprès. C’était un pays verdoyant, où jaillissaient des sources par centaines. Le vrai sanctuaire des dieux, en quelque sorte. Je donnerai beaucoup pour pouvoir contempler une forêt aussi gigantesque. - Vous n’aimeriez pas les Wandres. - Pourquoi cela ? - C’est une terre humide et froide. De ce que j’en sais, les peuplades y sont sauvages bien plus que vos tribus les plus marginales. Vous ne tiendriez pas trois jours dans un tel froid quant à leurs croyances, elles vous feraient pâlir. Tant que cela ? - Il n’est rien qui y vaille d’être vu. C’est une terre mortifère, nous finirons par y installer nos garnisons, nous y apporterons nos vertus, nos ponts, nos routes et nos institutions mais elle finira par nous étouffer. C’était et ce ne sera toujours qu’un grand marécage. - Justement, parlant de ce que « nous » y ferons…si cela doit se faire, je crains que vous soyez loin. - Comment ça ? - A Thaar, par exemple. Elle ne répondit rien. Soit qu’elle venait de comprendre, soit qu’elle refusait de prendre en compte tes sous-entendus. Le vent balayait sa chevelure parfumée, s’engouffrait dans ses étoffes légères, de celles que l’on porte de l’autre côté de l’Olienne, comme si elle refusait de se mettre à la mode de ce pays qui n’était pas le sien. - J’ai pensé qu’il serait préférable de vous prévenir avant… - Vos prévenances me touchent beaucoup Cléophas – dit-elle avec sarcasme. - Je réunirai le Conseil dans deux jours qui prononcera votre déchéance. Plutôt que vous imposer cette disgrâce publique, j’ai jugé, eu égard au respect que j’ai pour vous, qu’il était bon de vous permettre de filer. - Maciste ne le permettra pas, vous vous en rendez bien compte ? - Maciste aussi sera disgracié. Son état de santé, cette léthargie de l’esprit ne sont plus compatibles avec sa fonction à la tête de Soltariel. Il nous faut du sang neuf. - Il ne m’était jamais venu à l’esprit que vous seriez le sang neuf, Cléophas. C’est admirable. Vous avez réussi votre petite manigance. - Il ne s’agit pas de moi Kahina, mais de l’intérêt primordial – - Du Royaume, c’est vrai. Vous n’en avez jamais eu que pour le Royaume. Je me demande ce que cela sera quand vous penserez enfin à votre propre intérêt. - Vous ôteriez au Roi sa capitale ! - Soltariel est sa capitale. - De fait ! Parce que Diantra était en flammes, sous la menace d’un siège. Maintenant qu’on nous la rend, vous la refuseriez ! Et pourquoi ? Parce que cela serait admettre que vous avez perdu et que ce félon d’Anoszia a été plus malin que vous, reconnaissez-le ! A ce sujet je compte le reconnaître Duc de Langehack. Diantra reviendra sous notre contrôle et les intérêts du Roi seront renforcés. - N’était-ce pas lui à qui vous avez refusé de prêter allégeance ? - Les temps changent Kahina. Quel Chancelier serai-je si je refusais d’accorder le pardon du Roi ? Et puis, en toute honnêteté Kahina, ce n’est pas vous qui allez me sermonner sur une question de principes. Le silence était glacial. Kahina pesait le poids de son erreur, celui de son renoncement aussi. Cette adorable petite teigne avait réussi à conserver un Royaume, s’arroger un Roi et un titre qui faisait d’elle la plus juste de toutes les femmes de cette péninsule – et elle venait de tout perdre. - Comment cela se fera-t-il ? - Vous avez le choix : vous pouvez décider de rester au Conseil, de subir l’opprobre face à votre époux et devant toute la noblesse du Royaume et vous en retourner dans quelque castel éloigné de la ville. Ou vous pouvez embarquer sur une galère pour Thaar, avec votre enfant, vos parures et vos courtisanes ensorcelées et ne plus intervenir dans les affaires du Royaume. - Et Maciste ? - Sa disgrâce ne fera que l’écarter du Conseil. On lui donnera sans doute le titre d’émérite, il trouvera ses quartiers dans une ville plus calme, à Ydril sans doute et y finira ses jours. S’il le désire il pourra vous suivre, mais mon désir premier n’est pas de l’éjecter du paysage soltari. - Ces galères – - Elles sont prêtes et n’attendent que vous. Une escorte vous conduira dans le secret à Sybrondil, de là vous embarquerez sous bonne garde. Mes hommes vous déposeront à Thaar, vous établiront dans un petit palais en dehors du grabuge du bazar et de la ville basse et y resteront jusqu’à ce que vous soyez confortablement installée. Ils ont reçu pour ordre de vous quitter dès que vous le demanderez. - Que comptez-vous faire d’Ys ? - Ys est acquise à la cause du Grand Soltaar. Elle sourit à cela, avant d’ajouter dans un soupir, déconfite. - Vous avez vraiment tout anticipé je vois… - Je suis désolé qu’il ait fallu en arriver là. - Pas à moi Cléophas. Etre à la tête d’un Royaume, ça a toujours tenté les hommes. J’avais au moins le mérite de tempérer leurs ardeurs belliqueuses et leurs vues sur le trône mais vous, je me demande quel petit tour vous cachez dans vos tuniques pour distraire leurs esprits. Ce sont des charognards Cléophas, ils viendront vous mordre la jambe à peine l’aurez-vous posée sur le trône. - A ceci près, ma bonne amie, que ce trône ne m’appartient pas. Un temps. Vous regardâtes le soleil se coucher et engloutir toutes les traînées multicolores qu’il avait laissées dans les cieux. Soltariel redevint entièrement bleue : de l’indigo au cobalt aux nuances d’écarlate de quelques bannières, tout le pays reprit couleur d’encre à la lumière tamisée d’une lune cachée sous son voile de pudeur. Kahina s’éclipsa sans dire un mot, sans te saluer, plus vive qu’elle était arrivée, regagnant à pas pressés les hauteurs sur laquelle la ville était assise. Il faisait maintenant nuit noire et on ne voyait rien dans la nuit. Il te fallait encore deviser avec quelques membres du Conseil et t’entretenir avec le Duc qui disparaissait chaque fois que l’on faisait mention de lui. Les heures avant l’aube seraient longues, passées en missives, en édits, en décrets ; à faire chauffer des litres de cire, découper des mètres de ruban : à faire tout ce que les ducs dédaignaient. Dissimulé sous ton capuchon, on refusa presque de t’ouvrir les portes de la cité, il te suffit de montrer ton visage pour que les gardes lèvent les herses et te laissent continuer ta petite route. Tu commençais à montrer des signes de fatigue : épris d’une fougue perdue depuis tes jeunes jours, tu te dis que tu allais, toi aussi, rejoindre le Palais à pieds ; toi, Serafein, tu te croyais au-dessus des kilomètres et des fatigues de la marche nocturne sur un terrain aussi accidenté que celui qui entoure Soltariel. Ton corps te rappela à ta triste réalité. Tu n’étais plus jeune, plus fougueux, plus ardent. Peut-être avait-elle frappé juste, l’exotique : était-ce bien toi, le sang neuf que le Royaume attendait ? Toi, le flot d’eau fraîche qui épurerait le lac asphyxié ? Toi le linceul de rosée qui rafraîchirait cette terre aride ? Le Palais de Soltariel paraissait si massif, si imposant, si majestueux devant toi, petit être fragile perdu dans les ruelles désertes d’une ville mort-vivante…et cette lune, mystérieuse, d’un éclat mat et poudreux qui ne brillait pas… Tu n’étais peut-être pas le sang neuf, Cléophas. Tu n’étais sans doute pas le plus vigoureux des prétendants à un trône dont personne ne voulait plus. Tu n’étais pas le plus vaillant des guerriers, le plus apprêté des courtisans, le plus éloquent des fanfarons de la cour. Mais tu étais le Serafein, le Feu-Sauvé ; le fils des gryffons, de la lignée des empereurs d’antan qui avaient régné sur l’Olienne ; dans ton être avait été déposé un feu de flammes, plus éblouissant que le feu de Pharet et cela…cela valait bien plus qu’un soleil blanc, bien plus qu’un soleil noir ; bien plus que deux astres aux allures de catafalques qui ne respiraient point la vie – qui annonçaient la mort. Revenu à la chancellerie, tu constatais que tout le monde, une fois de plus, s’était endormi. Il restait bien un page à demi éveillé que tu allas chercher pour qu’il te préparât un bain brûlant. Quand tu es entré dans la salle, tu te heurtas au mur de vapeur. Dans un foyer brûlaient quelques bûches, dans la bassine de cuivre l’eau devait être bouillante. Prenant soin de garder ton bras droit au sec, tu t’affalas dans la cuve, laissant tes muscles se détendre au contact de l’eau brûlante et ton esprit, amolli par la vapeur se déroba aux vicissitudes de ton quotidien harassant. Tu dérivais, les yeux fermés, jusqu’à rencontrer le sommeil. C’est la douleur qui te tira de ta sieste : ton bras était tombé dans l’eau encore tiède. Elle était si vive, si déchirante que tu manquais vomir tes tripes sur le plancher. Luttant pour ne pas t’évanouir, tu fouillas les coffrets, les tiroirs pour retrouver la potion que Lévantique avait préparée pour de pareils cas. C’était une mixture trouble à base de myrrhe et d’autres herbes dont lui seul avait connaissance et qui calmait aussitôt la douleur en te plongeant dans une semi-léthargie. Une fois la fiole vidée, tu t’effondras sur un fauteuil, fixant les lampes qui brûlaient dans la nuit. Ta vision devint trouble, les lampes tournoyaient autour de toi, le sol paraissait se dérober sous tes pieds, tout ton être avalé par un vide sans fond mais de douleur, il n’y en avait plus. Il fallait encore écrire des missives, sceller d’autres documents. Et tes paupières si lourdes…Il fallait lutter. Et fixer…cette lampe…et la nuit recouvrit ton esprit… La mèche toussotait encore quelques étincelles dans la lampe. Le coton, imbibé d'huile, encore incandescent. Sur le sol, un fatras de parchemins en désordre et des encriers brisés tachant les tapis de soie langecins. Le fauteuil était renversé, les rideaux décrochés et leurs crochets arrachés. Un carreau de la vitre, éclaté, laissait s'engouffrer l'air mordant des nuits langecines dans ta chambre - il aurait bientôt raison de l'étincelle dans la lampe. Ta cheville baignait dans une flaque de sang épais comme de la poix. Tu avais le souffle coupé. Ta peau basanée aussi froide et blanche que le marbre le plus pur. Tes bras : lacérés. Tes mains : pleines de morceaux de verre brisé. Ta vision était toujours trouble et ton crâne prêt à exploser. Une douleur lancinante te prenait au côté mais tu étais trop faible pour voir ce qu’il en était. Ta tunique déchirée maculée d'hémoglobine laissait voir ta plaie à l'air libre, source vive qui s'épanchait sans retenue sur le sol. De toute sa hauteur, elle te toisait, sans que tu puisses voir son visage. Ses cheveux étaient lâches, sa main dégouttait elle aussi - tu avais sans doute dû lui entailler le bras au cours de la lutte. Il n'y avait que la lame de la dague qui reflétait la lumière et t'éblouissait. Tu aurais voulu te lever mais l'entaille était béante et ton bras te jetait dans une douloureuse agonie. Il suintait : sang, lymphe, pus, toutes les humeurs coulaient en une dégoûtante rigole sur un pan de tissu détrempé et jauni. Voici : le chancelier du Royaume. Ce n'était qu'une question de secondes avant qu'elle plonge sa lame dans ton coeur ; à moins qu'elle ne préfère te laisser t'étouffer dans ton propre sang. Orgueil. C'est une force malsaine qui propulse des êtres dans leurs derniers retranchements et leur ouvre des pans de leur personnalité qu'ils ne connaissaient pas encore. C'est cette vapeur qui obscurcit la raison et décuple les passions pour faire des hommes, non pas des animaux, mais des monstres. Tu ne pouvais pas croire que ce fut Kahina. Sournoise, elle l'était. Vicieuse, elle l'était. Sans pitié, elle l'était. De la a venir te tendre une embuscade en pleine nuit dans tes propres quartiers, une dague à la main et la rage au ventre... Il fallait que tu l'eusses vraiment piquée au vif. Ta vie ne défila pas devant tes yeux. Tu n'eus pas cette satisfaction de retrouver la chaleureuse compagnie de Thecula, l'embrassade familière de Merval et le rire argentin de ton petit Athanase. Pour toi, il n'y eut que du noir. Le noir de cette sicaire qui se cachait dans l'ombre, le noir de ton sang dans la nuit, le noir de ton esprit qui se perdait peu à peu, le noir de ta vue, de tes paupières qui bientôt se fermeraient. Etait-ce ce que virent avant toi Aetius et Clélia ? L'un la terreur d'un oeil bleu, l'autre la morsure des flammes infanticides ? Et Trystan ? Qu'avait-il vu, lui ? Savait-il seulement quelle était la main qui l'avait trahi ? Il n'était plus question de Néera, de dragons, de fées et d'esprits : ce n'était que le néant. Un éclat blanc parcourut son visage : elle souriait. Ressaisissant sa dague, elle se pencha vers toi. Sa lame titilla la peau de ton torse, la déchira sensuellement et s'y enfonça avec une langueur toute scabreuse. Tu n'espérais plus qu'une chose : à mesure qu'elle s'approchait, tu voyais un peu plus de sa face et quand enfin tu étais près de savoir qui elle était vraiment, de contempler l'iris de ses yeux, une lame ressortit de sa poitrine en craquant ses vertèbres et les os de son torse. Elle expira un râle et resta suspendue à l'épée. Ton coeur se mit à battre à vive allure alors qu'une autre silhouette plus grande, plus fine, aux cheveux plus longs se dessina dans le contre-jour. Son sourire était plus blanc, plus large. Un sourire de carnacier. Tu eus juste le temps de l'entendre dire : « Elle n'allait tout de même pas m'ôter ce plaisir » Et tes yeux se refermèrent.
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| | | Cléophas d'Angleroy
Ancien
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 3:45 | |
| Tiré du sommeil par un murmure, une voix familière, qui n’avait jamais présagé rien de bon, tes yeux s’ouvrirent sur la silhouette longiligne d’un étranger à Soltariel mais qui ne l’était pas à ton cœur. Les longs cheveux, la voix suave et androgyne, tout vendait la mèche : c’était Lévantique. Autant dire que tu as été pour le moins surpris de le trouver à ton chevet, surtout après avoir échappé à une mort certaine et quelque chose te disait qu’il n’était pas pour rien dans ta survie qui tenait autant du miracle que du mystère. La main posée sur ton torse bandé, il afficha son sourire si déroutant et te dit, clair comme un enfant :
- Heureusement que je suis arrivé à temps, sinon quel carnage ça aurait été. - Heureusement, comme vous dites – enchaînais-tu, suspicieux. - Je sais que ma venue est impromptue – - C’est le moins qu’on puisse dire. - C’est-à-dire que j’ai enfin trouvé comment vous guérir de cet horrible fardeau, je voulais vous le dire en personne. J’ai bien envoyé un messager mais je l’ai apparemment devancé. - Apparemment. Qui est au courant de votre présence ? - Personne. Le soleil se lève à peine. - Que s’est-il passé au juste ? - Je suis entré dans la pièce pour vous trouver pataugeant dans votre sang avec une femme assez dévêtue penchée sur vous dans ce qui semblait être une lugubre mise en scène. Comme je sais que vous n’êtes pas de ce genre j’ai bien compris qu’elle n’était pas là uniquement pour vous faire du bien. Alors je l’ai transpercée. - Et qui était-elle ? Vous avez pu voir à quoi elle ressemblait ? - Vous pouvez regarder vous-même, elle est juste là –dit-il en pointant du doigt le cadavre froid qui flottait dans une mare de sang noirâtre. - Oh pour l’amour de tous les dieux Lévantique ! - Qu’y a-t-il ? - Vous ne pensez pas que l’on veuille voir autre chose que ça au saut du lit ! - Je pensais que – - Ne pensez pas dans ces cas-là, faites ! - Je vais en disposer, si c’est ainsi que vous le voulez… - Attendez une seconde. Approchez-la, que je voie un peu mieux son visage… Le mage alla se saisir du cadavre qui paraissait minuscule entre ses bras. Ses habits étaient légers, sa chevelure fine et foncée, sa carrure légère, ses courbes sensuelles. Alors que Lévantique la traînait et que sa tête faisait face au sol, tu examinais chaque partie de son anatomie, de ses doigts basanés à son cou long et fin, en passant par ses minces chevilles. Elle n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt ans. Tu n’en connaissais qu’une. Qu’une seule aussi téméraire, aussi absolue, aussi jeune surtout dans tout ce Palais qui ait accès à tes quartiers au milieu de la nuit…Déjà tu te disais qu’il faudrait étouffer l’affaire : personne ne croirait que la duchesse si ingénue ait pu se munir d’une dague pour te la planter dans le flanc et le cœur.
- La voici. Lévantique la déposa au pied du lit. C’était une jeune fille, une de celles que Kahina avait rapportées d’Ys, ces courtisanes enfarinées qui jouaient des voiles et se faisaient passer pour des princesses alors que leur seul fait d’arme avait été de donner naissances à des bâtards au sang bleu. Pauvre petite. Tu l’avais sans doute croisée assez pour qu’elle connaisse ton visage, tes quartiers et pourtant son visage à elle ne te disait rien. Encore moins maculé de caillots, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte comme si ses organes allaient lui en sortir – et cette épée qui lui ressortait de la gorge.
- Vous auriez au moins pu retirer l’épée, Lévantique. - Je ne peux pas être partout et tout faire, Messire… - Cela m’étonne toujours que vous ayez été ici au bon moment. - Vous n’allez tout de même pas vous en plaindre… Il dit cela dans un sourire. Tu avais beau connaître ce bougre, il restait des zones d’ombre en lui qu’il valait mieux ne pas investiguer. Cela, tu étais assez intelligent pour le savoir, aussi tu repérais rapidement à quel moment il fallait arrêter de poser des questions et se contenter de fermer les yeux. Il n’en restait pas moins inquiétant que tu ne saches rien des allées et venues de ton confident, sinon qu’il était toujours présent au moment opportun pour te tirer d’une mort certaine. A croire que c’est lui qui orchestrait le tout. Jetant un coup d'oeil au carnage qu'était devenue ta chambre tu poursuivis :
- C’est du Kahina tout craché… - Ne pensez-vous pas qu’elle ait voulu être plus subtile ? - Je ne lui en ai pas laissé le temps. - Qu’y a-t-il ? - Demain, à l’aube, elle sera évincée du Royaume. Frileux comme il est, le Conseil ne fera rien sans qu’il le voie faire de moi-même. - Vous pensez qu’en vous supprimant elle aurait pu conserver son siège ? - Elle est rusée et belle comme un serpent. Un peu de venin derrière un nuage de parfum et tout le Conseil se serait retrouvé à ses pieds. - Alors ? Qu’allez-vous faire ? - Ce qu’il convient de faire dans une situation pareille. Votre potion de guérison, quand est-ce qu’elle sera prête ? - Le plus rapidement possible Messire. Il me reste quelques préparatifs à effectuer. - Faites donc. Et appelez-moi un garde et des pages, qu’ils me débarrassent de cette fille et fassent place nette. - Si vous n’y voyez pas d’inconvénient Messire, j’aimerais disposer moi-même du cadavre… Son sourire en coin te fit comprendre que cela relevait des zones d’ombre qu’il valait mieux garder secrètes. Après avoir pris soin de ton bras, qu’il banda de gaze fraîche et t’avoir fait boire quantité de décoctions et d’hydrolats pour te rendre tes forces, Lévantique s’éclipsa avec la petite tandis que tu te mis en tête de trouver la duchesse. Il te restait avant quelques choses à régler. Une missive dirigée au Duc de Langehack, lapidaire et scellée du grand sceau ouvrait de nouveaux espoirs ; une autre qu’on acheminerait par voie aérienne allait rejoindre sa sœur déjà arrivée à Ys. Tu gribouillas quelques lettrines à l’encre fraîche et alors que le sceau était encore chaud, tu roulas les parchemins et les confias à des messagers aux lestes pieds pour qu’ils les délivrent en grande hâte. Ton plus précieux allié s’avérait être le temps qu’il te restait avant la séance du Conseil. Le temps et Lévantique.
La cour s’éveillait peu à peu, profitant de la fraîcheur hivernale pour se promener dans les jardins avant de devoir retourner à des affaires moins oisives. Tu avais toujours apprécié ce moment de la journée où le soleil est suffisamment haut dans le ciel pour réchauffer la terre de ses rayons qui viraient de l’or à l’écarlate, sans qu’il le soit assez pour dissiper et la brume et l’aiguail. Cette torpeur matutinale ne manquait pas de charme. L’herbe était fraîche et souple, les fleurs paraissaient plus vives dans la lumière encore grise de la nuit, les visages bouffis humiliaient tout le monde, du plus fier des nobliaux au plus pauvre des forgerons, les membres engourdis de la nuit et l’émerveillement des sens à cette heure si fugace…
Bientôt elle serait remplacée par le fracas de la ville, de ses écuries, de ses braillards ; par la clameur s’élevant du Soltaar et de ses marins d’eau douce ; et celle des soldats postés sur les chemins de ronde et des marchands en tout genre qui essayaient toujours de franchir la porte du Palais pour obtenir des crédits auprès du Roi. A cette heure, les plus roués des manigants eux-mêmes n’avaient pas encore mis leurs masques – fatigués qu’ils étaient. A cette heure, les pas étaient plus lents, les sourires plus sincères et les gardes moins hautes. A pas pressé tu affrontais la petite brise qui te déchirait les pommettes à la recherche de l’intrigante insomniaque, de celle qui ne profitait jamais de cette heure de vérité au lever du soleil –elle qui se disait de deux soleils, l’un blanc et l’autre noir- sans la trouver. Tu vis pourtant au détour d’un jardin son petit enfant et sa nourrice, qui s’ébaudissaient du spectacle du soleil levant sous les fenêtres du palais, sans aucun signe de sa mère.
Tu avais visité ses quartiers, les salles d’apparat, la grande cour qui donnait sur la ville basse et les alentours de la chancellerie et des quartiers de la soldatesque, même les écuries. Elle demeurait introuvable. Elle s’était peut-être réfugiée au chevet de son époux et si c’était le cas, tu aurais été un être bien infâme de venir appliquer ta sentence en un pareil instant. Tu décidas de retourner voir la nourrice, elle devait sans doute en savoir plus que toi des allées et venues de sa maîtresse : la cour était pleine de gravier, quelques plantes y poussaient et des parterres de pelouse négligés poussés sous des haies de buis mal taillé. Ce jardin, on n’y venait pas pour sa beauté mais pour ce qu’il offrait de plus beau que lui : une vue sur l’horizon. Un des murs qui le cloîtrait était percé en son milieu d’une large ouverture qui ouvrait sur la mer et les collines environnantes. D’ici, les dames peu téméraires pouvaient profiter d’une vue époustouflante sans se heurter aux risques de la campagne.
C’était un soleil particulièrement violent celui-là. Son éclat rouge venait réchauffer la pierre du palais et de toute la ville, les couvrant de flammes immobiles. L’océan avait la couleur de l’or le plus pur, plus pur que la citrine et les mottes d’herbe au sommet des collines ressemblaient à des monticules de braises incandescentes. Ce n’était pas un soleil timide, c’était un soleil glorieux ; gorgé du sang des martyrs d’une bataille lointaine et de l’or des couronnes que les dieux leur avaient réservées. A défaut de savoir où était Kahina, tu pouvais te délecter de cet instant et en goûter toute la sève. Ce n’était pas que pour le soleil mais aussi pour Athanase, qui jouait innocemment. Il te rappelait ton Athanase la dernière fois que tu l’avais vu, seulement ce n’était pas dans un jardin mais dans un cloître et l’ouverture pratiquée n’était pas aussi franche, c’était une baie taillée dans le mur de ce qui avait plus l’air d’une prison qu’un hospice. En voyant ce petit, tu te dis que tu aurais volontiers tout abandonné pour retrouver le tien : les couronnes, les titres, les intrigues, les tentatives d’assassinat, les potions et les missives si nombreuses que ton poignet enflait. Pourtant tu n’avais jamais été un père, tu n’avais jamais eu la fibre paternelle. Ce petit, ton petit, tu ne l’avais pas vu une dizaine de fois dans toute ta vie et tu doutais qu’il se souviendrait de toi la prochaine fois. Malgré tout cela, un trou se forma dans ton cœur, une angoisse d’être loin de ton enfant, une angoisse qui dépassait toute raison, qui dépassait toute passion et qui s’originait dans ton cœur de père. Dans le cœur de tout père.
Et dans celui de toute mère…
Tu te réjouis de ce que Kahina demeurait introuvable.
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| | | Cléophas d'Angleroy
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 4:18 | |
| C’était le midi. De tes quartiers sortait un des conseillers, le dernier à convaincre. En t’entretenant avec eux, tu avais pu te rendre compte de l’équilibre fragile qui régnait autour de Kahina. Seuls trois étaient acquis à sa cause, assez mollement pour que tu puisses acheter leur voix à prix d’or ou de titres. Le reste, tu n’avais pas eu à les convaincre : mus par un désir de conquête, par une jalousie maladive vis-à-vis de cette jeune exotique propulsée sur le trône, ou par une revanche à prendre sur la Ligue, tu n’avais même pas eu à les convaincre. C’est à peine s’ils ne t’avaient pas proposé sa place. Cela finit enfin par payer : le silence. La séance du Conseil ne serait qu’une modalité, à ceci près que les partisans de Kahina comme les autres se raccrochaient à la sainte figure de Maciste, qui apparaissait comme le martyr de toute cette affaire, lui qui n’avait rien fait que barboter dans sa couche. Tu l’avais vu dans la matinée : alité, le front blanc, pris par quelques sueurs froides, habituelles maintenant. Il était au courant des tractations du Conseil et des tiennes, loin d’en être marri, il avait su en tirer une force inhabituelle : c’est un homme presque vigoureux avec qui tu t’étais entretenu, un homme qui comptait bien participer à la séance du Conseil à l’aube prochaine quant à savoir s’il comptait disgracier son épouse ou se retirer, toi-même, malgré vos deux heures de conversation, ne pouvait en être certain.
Il n’y avait toujours pas signe de vie de Kahina. Maciste elle-même te confia ne l’avoir pas aperçue depuis la veille. S’était-elle embarquée vers Sybrondil sans t’en parler ? Ou s’était-elle réfugiée dans quelque petit fort près de la côte, en attendant que la situation se calme ? Tu n’eus pas le temps de poursuivre tes interrogations que tu la vis depuis le passage couvert dans lequel tu étais, pénétrer dans la grande cour du Palais, plus mondaine que jamais –elle qui ne l’avait pas tant été. Quelques-unes de ses filles l’accompagnaient, quelques gardes aussi. Le double soleil aux faces de marbre et de jet allait perdre le peu d’éclat qui lui restait, ce peu qu’elle semblait entretenir avec autant d’aisance. Au fond tu admirais son aplomb, cette hauteur d’esprit qui lui faisait ignorer tout ce qui se passait autour d’elle, au sujet d’elle et la rendait intouchable. On aurait pu être en train de négocier sa mise aux fers et son exécution qu’elle continuerait son défilé, se galvaudant de ses titres, de ses couronnes.
Cette dernière parade cependant avait déjà un goût amer et, fine d’esprit qu’elle était, elle l’avait remarqué. Elle pouvait donner le change tant qu’elle voulait : les têtes ne se courbaient qu’avec peine, les révérences étaient au mieux raides, au pire insultantes ; les nobliaux ne se pressaient plus derrière elle en guise de faveurs. Pour l’étranger débarqué à la cour du Soltaar, soit quelque chose ne tournait pas rond, soit c’était un étrange pays celui-là où les princes étaient considérés avec si peu d’honneur. Pourtant elle conservait accroché à son visage ce petit air suffisant…savait-elle que tu n’étais pas en train d’agoniser dans tes quartiers ? Tu allais vite le découvrir.
La clameur de ses fillettes la précédait dans les couloirs : elle voulait sans doute entretenir Maciste de sa victoire nocturne. Tu attendis qu’elle arrivât à l’autre bout de la passerelle, jubilant à chacun de ses pas qui la rapprochait de toi, pour t’y engager. Elle s’arrêta net. Tu fis quelques pas dans sa direction. D’un signe de la main elle congédia ses adoratrices midinettes qui déguerpirent comme une volée de vierges effarouchées.
- Qu’y-a-t-il ma Dame ? Je vous trouve bien pâle aujourd’hui. Votre nuit a-t-elle été mouvementée ? - A quoi jouez-vous Cléophas ? - Je ne joue pas Kahina, cela fait bien longtemps que j’ai arrêté de jouer. Et vous aussi. D’ailleurs tenez, je sais de source sûre que vous allez quitter la ville aujourd’hui même. - De quoi parlez-vous ? - Je sais ce que vous avez fait à Maciste, Kahina. - Je ne vois pas de quoi vous parlez. - Pas à moi Kahina. Je l’ai vu ce matin, je sais ce que vous lui avez fait… - Encore une fois je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez. Tu étais maintenant juste en face d’elle. Tu lui sussurra à l’oreille.
- J’aimerais en être aussi sûr que vous. - Je suis surprise de vous voir en telle forme, Cléophas. - Vous voulez parler de votre douce amie ? - Je parlais de votre bras. - Votre prévenance m’émeut, Kahina. Un temps passa. Elle était figée, elle était glacée, elle était glaciale. T’écartant d’elle, tu fis quelques pas sur la passerelle, puis autour d’elle en disant :
- Je dois dire Kahina que vous m’impressionnez. - Ah ? - Je me demandais jusques à quand vous allez continuer de vous accrocher. - Le temps qu’il faudra Cléophas, ne vous en déplaise. - Oh mais ce n’est pas moi à qui ça déplait. Mais dites-moi, mon amie, comptez-vous sacrifier tout ce qui vous reste de plus cher pour une cause qui ne vous désire plus ? Je veux dire…cette amie, maintenant Maciste – - Je n’ai rien fait à Maciste ! - Voyons Kahina, nous sommes entre nous. Vous avez presque mon sang sur les mains. A un tel niveau d’intimité, nous n’avons plus de secrets à nous cacher l’un l’autre…Je me demandais simplement si, après votre réputation, votre couronne, cette petite et votre époux, vous iriez jusqu’à sacrifier votre dernière consolation. Sa face pâlit aussitôt et son corps entier se raidit. Elle, la rusée, la sournoise, la fourbe, la vicieuse, elle avait compris. La mâchoire resserrée, tentant de rester digne sans hurler à la mort, elle articula sèchement.
- Où est-il ? Là, enfin, tu jubilais. Tu exultais. Elle avait beau se tenir droite devant toi, tu savais qu’elle était à genoux. Savourant les pas qui te séparaient d’elle, rassemblant ta salive, humectant tes lippes avec lenteur, tu te penchas sur son oreille pour lui dire :
- Il est en route vers Sybrondil. La galère partira demain à l’aube avec ou sans vous. Il y a un petit problème cela dit : j’ai chargé le capitaine du vaisseau de vous tenir lieu d’escorte, si vous deviez décider de partir à Thaar. Je ne peux garantir que, sans lui, la galère atteindra bon port. Vous savez comme les eaux de l’Olienne peuvent être traîtresses… Goûte, goûte, délecte-toi de ces moments, Cléophas. Tu sentais sa gorge nouée, ses poings resserrés. Tu la voyais, devant toi, balbutier, cherchant ses mots, n’en trouvant aucun à la mesure de sa rage et de sa détresse. Tu avais pourtant beaucoup de compassion pour cette petite, en dépit de tout ce qu’elle avait mis en œuvre contre toi. Mais à cet instant, il n’y avait aucune compassion, seulement le plaisir coupable de la voir se noyer dans ses propres sables. Quand elle eut enfin rassemblé suffisamment de force et de tenue pour te répondre, elle te lança sèchement :
- Si je pars, cela ne changera rien. J’ai encore des soutiens dans le Conseil et dans la ville. - Vous voyez, c’est le problème des intrigues : on ne peut vraiment être sûr de qui est allié avec qui jusqu’à ce que le jeu touche à sa fin…j’ai intercepté chacun des courriers que vous leur avez envoyés. En disant cela, tu sortis d’un pli de ta tunique un petit morceau de peau roulé sur lui-même, on y reconnaissait l’écriture de la duchesse. Pas un des soltaris, pas un des conseillers n’avait eu vent de ses promesses faramineuses et de ses propositions de rencontres.
- Vous ne vous êtes pas demandée pourquoi tout le monde vous a soudainement esseulée ? - J’ai toujours été seule, Cléophas. Vous verrez vous aussi de quel prix se paie une couronne. - Oh ma chère, je n’ai jamais compté la porter… Tu lui saisis la main, la baisa et lui fit une révérence digne de la plus grande des reines avant de te redresser et de t’en aller sur la passerelle, baignée de part en part par les rayons blancs et éblouissants du soleil zénithal, si bien qu’à cette heure du jour elle paraissait flotter dans les nuages. Avant de disparaître englouti par la lumière, elle te lança, amère.
- Vous êtes un traître, vous le savez ? Cette fois-ci, c’est toi qui ne t’embarrassas pas de répondre. Tu compris quelle joie c’était de ne simplement rien dire, de se contenter de tourner le dos et de continuer son chemin. Tu envoyas tout de même tes gardes garder un œil sur elle et tu lui constituas une escorte pour quitter la ville lorsque le soir serait venu. Ils chevaucheraient à bride abattue pour rejoindre Sybrondil et au matin, Kahina aurait disparu, sans qu’on pût dire où elle était. Pour le moment tu la vis rejoindre son époux convalescent, pour lui adresser ses derniers mots, sans doute et un dernier baiser. Il le valait bien, le pauvre. Le soir venu, tu allas retrouver le duc dans ses appartements. La porte s’ouvrit sur une scène plus mélancolique d’un champ après la bataille. Il ne restait personne autour de Maciste. Ses draps blancs étaient striés par les rais ocre vif du soleil couchant qui t’émerveillaient et dessinaient des fresques difformes sur les parois rugueuses des murs. Apparemment, la maladie s’était à nouveau éprise de cet homme naguère si plein de hargne, de fougue, de vie.
Diantre, c’était un sybrondin ! Un suderon de pur-sang et il avait eu l’audace de s’accoupler à une orientale ! Y avait-il eu plus bel hymne à la vie, aux plaisirs de la vie, que Maciste d’Aphel ? Sa convalescence était apparue comme un don des dieux à tous ceux qui le connaissaient. L’espace de quelques semaines, on le vit marcher, et rire, et manger à nouveau et traiter d’une main de fer les affaires de son Royaume à peine tiré de son lit. Toi-même tu étais venu prendre conseil auprès de lui et tu avais vu au-delà de ses fatigues, la force d’un homme qui ne s’était pas résigné à la mort. Il n’était plus question de cela maintenant. Tu l’entendais ahaner, le soleil même ne pouvait réchauffer sa face poudreuse et blanchie. Tu te rapprochas de lui, le cœur serré de cette affligeante vision : ses cheveux étaient gris, ses yeux vitreux, sa peau cireuse et sa bouche couverte d’écume. Le pauvre homme supportait ses souffrances en silence, mordant ses lèvres à chaque spasme, ne laissant échapper qu’un pauvre jappement de temps à autres. Tu t’assis à son côté et mis ta main sur son front : la fièvre était forte. Tu n’étais même pas sûr qu’il te reconnaisse.
Tu restas à son chevet plusieurs dizaines de minutes, sans rien dire, te contentant de lui tenir la main. Après tout, les chances étaient plus que probables de te retrouver dans le même état d’ici quelques années. Tu regardais à travers la fenêtre : il n’y avait pas un nuage dans le ciel. La nuit allait être claire. Le soleil projetait ses derniers rayons flamboyants sur la flore, les bosquets et les pinèdes abritées le long du Soltaar. Il embrasait les toitures de tuiles et de plomb et les arcatures des fenêtres du palais. Il plongea la chambre ducale dans un océan de clarté et de chaleur qui contrastait avec la blancheur immaculée des draps du lit : une image du séjour des bienheureux. Ce pauvre Maciste était vraiment un martyr et déjà les dieux et les saints venaient l’accueillir dans leur demeure : il méritait au moins cela. Et toi, tu faisais tâche dans cette vision béatifique, ta tunique te trahissait au milieu de celles, blanches, de tous les justes. Combien de justes étaient morts sous tes yeux ? Pouvais-tu encore les compter ? Combien de princes, de ducs, de barons, de comtes avaient été engloutis par l’abîme de la mort autour de toi ? Indiciblement, tu savais qu’ils étaient autour de toi à cette seconde précise où le soleil vint envahir toute la chambre de sa chaude lueur. Une seconde plus tard, le monde reprit ses couleurs normales : froides, ternes et insipides. Le jour laissait place au soir, au soir comme tous les soirs du Soltaar. Avant de partir, tu remplis une coupe de breuvage, tu la plaças aux lèvres de Maciste et lui dit, plein de douceur :
« Buvez-en, ceci vous calmera. » Tu dus soulever sa tête et le forcer un peu mais il finit par avaler toute la coupe. Un éclair de douleur vint le saisir du milieu de ses entrailles et ses yeux s’écarquillèrent. Tu en étais sûr : il te reconnaissait maintenant. Avait-il compris, lui aussi ? Tu espérais que non, qu’il s’endorme dans l’innocence, dans la certitude d’être saisi par une maladie récalcitrante. Tu n’allais pas lui dire le contraire. Alors qu’il tentait de parler, tu pouvais lire en lui un éclair de lucidité. C’est alors que baisant son front et le fixant droit dans les yeux tu lui dis, le cœur ravagé et la face meurtrie :
« Je suis, mon cher ami, désolé qu’il ait fallu en arriver là. » |
| | | Cléophas d'Angleroy
Ancien
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 5:33 | |
| « Un nouveau soleil se lève ! »
En disant cela, tu te retournas vers les faces encore blêmes des conseillers. Tu reconnaissais Camille, l’Anoszia et tous ceux que tu avais entrevus dans les deux jours précédents la séance. La matinée avait été courte, à peine le soleil eut-il montré ses premiers rayons que tous étaient déjà présents, prêts à débattre ou plutôt à entériner un marathon intense de tractations secrètes.
- Nous n’avons pas voulu voir son jeune âge, mais sa fraîcheur. Nous n’avons pas voulu voir son inconstance, mais son audace. Nous n’avons pas voulu voir son impétuosité, mais son ardeur. Mais voilà que Kahina nous a révélé ses vraies couleurs. Comme vous, il y a trois jours, j’ai cru à un de ses accès de colère. Comme vous j’ai cru qu’elle reviendrait à la raison et pourtant mes frères, son cœur était si vicié, si profondément rongé par l’orgueil de sa couronne qu’elle en oublia la fonction qui lui permit d’en avoir une en premier lieu. Dites-moi, mes frères : quel prince autoproclamé gardien du Royaume priverait un Roi de sa capitale ? Quel prince autoproclamé gardien de la paix refuserait de reprendre en grâce un ancien félon, qui n’est pas venu les mains vides comme un fils mendiant, mais bien pleines de cadeaux et de propositions de toutes sortes ? Ce prince, mes frères, elle a une langue ensorcelante et une allure de vipère. Ce prince, il nous est venu d’Orient avec ses sortilèges et sa cour des mirages ! Ce prince, il est venu empester l’esprit de notre duc, celui de notre rang, de notre sang ! Et maintenant il nous aurait ôté cette pièce maîtresse qu’est Diantra, celle qui manque à l’équilibre de notre Royaume !
- Si elle était si importante, pourquoi l’avoir incendiée en premier lieu, sire Chancelier. C’était un de ceux acquis à la cause de Kahina qui venait de dire cela. Celui qu’elle avait mis en place comme sénéchal mais qui n’avait jamais eu, faute de temps et d’espace, contrôle effectif sur les armées. Tu avais pressenti sa résistance en devisant avec lui, manifestement il ne comptait pas se ranger de ton côté, de celui des justes. Tu continuas calmement.
- Je pensais que vous seriez au-dessus des mensonges propagés par notre ennemi, sénéchal. - Et si ce n’était pas des mensonges ? Il y en a qui disent qu’ils ont vu la chancellerie brûler et que vous êtes sorti indemne des flammes. Je pense plutôt que vous avez cramé le bras que vous refusez de montrer. - Ce n’est pas l’ordre du jour, sénéchal, si vous pouviez – - Vous reprochez à Kahina d’avoir refusé Diantra alors que vous le premier vous l’avez brûlée ! C’en était trop. D’un grand geste tu arrachas la cape qui recouvrait ton bras, déchirant la fibule d’or qui la tenait en place et dévoilas ton bras droit à la vue de tous. Celui-ci, à l’air libre, se mit à s’enflammer d’une flamme blanchâtre, épaisse et qui ne brûlait pas au toucher. Toute l’assistance fut ébahie et toi le premier, bien que tu sois resté impassible devant…la chose. La flamme s’essouffla au bout de quelques dizaines de secondes, ayant seulement rougi ton bras encore visqueux de l’onguent que Lévantique y avait passé juste avant que tu ouvres la séance...
Le sénéchal tomba sur sa chaise et un page fit irruption dans la salle. Conscient qu’il dérangeait, il insista néanmoins, assez pour que tu ailles vers lui. Il te murmura quelque chose à l’oreille. Tu lui répondis, bouche bée :
- Vraiment ? - Oui, Messire. - Tu en es sûr ? Tu ne me racontes pas quelque fable – - Non, Messire. On l’a trouvé ce matin. -Qu’y-a-t-il sire Chancelier – un conseiller lança. Te tournant vers l’assemblée, ta main droite cachant ta mâchoire grande ouverte, les yeux dans le vide, tu répondis, abasourdi :
- Le duc a été retrouvé mort à l’instant dans ses quartiers. Un souffle parcourut le conseil. Tu échangeas quelques mots avec le page avant de le congédier. La rumeur grandissait parmi tes pairs aussi tu coupas court à leurs discussions :
- Non contente de saboter notre Royaume, cette folle enfant des îles a massacré notre suzerain avant de s’enfuir en secret ! Cela m’aurait étonné que la Princesse d’Ys se présente ici après avoir commis l’irréparable devant les dieux. Meurtrière et lâche…nous avons tous été aveuglés mes frères par la danse envoûtante des deux soleils. N’en déplaise à certains d’entre vous, j’ai vu clair en son jeu. La reprise de Diantra n’était rien à côté de ce qu’elle aurait fini par nous imposer ! Vous savez, mes frères, pourquoi nous sommes assemblés ici en ce matin et devant vous, moi, Cléophas d’Angleroy, Prince de Merval et Grand Chancelier du Royaume par la grâce du très bon Roi Bohémond, je proclame Kahina d’Ys, dite princesse d’Ys, traîtresse à la Couronne. Par cet acte que je scelle devant vous, je rends publique sa disgrâce, pour avoir attenté aux intérêts du Roi et du Royaume ; et publique sa condamnation. Pour avoir donné la mort à son suzerain, je la déclare coupable de trahison et de patricide selon les lois héritées de nos pères ; pour avoir donné la mort à son époux, je la déclare parricide selon les lois héritées de nos pères. Et en vertu des lois héritées de nos pères et puisqu’il a plu à la traîtresse Kahina d’Ys de trahir son Roi, j’annonce devant vous que j’assumerai dès à présent la fonction de gardien du Royaume, puisqu’il n’y a qu’un seul et légitime roi devant les hommes et les dieux. Il n’y a parmi nous mes frères, personne d’autre qui connaisse notre Roi mieux que moi, et personne qu’il connaisse plus que moi. Cela a été le désir de sa défunte mère, Arsinoé d’Olyssëa, de confier à ma garde son premier-né et cela a été son vœu que je veille sur Bohémond au moment où elle se réfugia à Sainte Berthilde. Ce fut le désir d’Aetius, d’Arsinoé puis de Maciste de me confirmer en tant que Grand Chancelier du Royaume et par sa défection, cela a été le désir de Kahina de me laisser sa place, en vertu des lois héritées de nos pères. Ainsi mon premier acte est d’accepter de négocier avec le Langecin et de faire grâce au Duc de Langehack qui s’était illustré par ses actes de félonie. Accordons-lui le pardon du Roi et le pardon des Cinq afin de réparer par la paix ce que Kahina a scellé par le sang. Et de fait, mes frères, comme les heures suivantes seront troubles et afin que nous ne nous précipitions pas dans le tumulte, il me semble bon d’annoncer trois jours de deuil en hommage à notre défunt duc et frère bien-aimé Maciste pour que nos âmes et nos cœurs contrits s’unissent au silence de sa mort. Que la lumière des Cinq vous conserve et nous guide vers la prospérité afin que notre Royaume retrouve sa gloire d’antan ! Le soleil était radieux au dehors, il semblait même te sourire. La nature entière était parcourue par une brise de réjouissance, la brise embaumait le myrte et les cyprès, la ville vivait comme à son habitude et le Palais, malgré le deuil décrété, ne ralentissait pas sa cadence. Le ciel était d’un bleu d’azur, clair presque transparent et les nuages diaphanes tels des filaments de coton effilés à la lame. Quelques échappées d’or et de pourpre transcendaient encore la ligne de l’horizon céruléenne, avant d’être perdues dans la clarté immense du ciel et du soleil qui s’élevait en droite ligne au-dessus de la cité. En le voyant si ardent, tu te demandais quel avait bien pu être le tour de passe-passe que Lévantique avait mis en œuvre si ce n’était pas le fait des dieux eux-mêmes. Cela dit, pour qu’il se soit produit à un moment si crucial, il ne pouvait être que le fruit de Lévantique…
On fit chauffer la cire mêlée d’or qu’un page versa sur l’acte de déchéance. Le grand sceau du Roi s’y apposa lourdement sous les applaudissements du Conseil. Même le sénéchal semblait se réjouir du dénouement : son idole n’était apparemment qu’un mannequin rempli de vers. Il en était un pourtant qui était modéré dans son allégresse, ce qui ne t’étonnait guère. Aussi raide et sévère que toujours, l’Ydrilote ne desserrait pas la mâchoire. Etrange, pour un homme qui venait d’éviter à choisir entre son siège et son fils. Les conseillers vinrent te saluer, chacun te laissant un mot à l’oreille. Camille t’adressa un sourire plus appuyé que les autres et Arichis parut au moins soulagé que Kahina se soit échappée. Avant que lui ne s’échappe, tu l’apostrophas :
- Arichis ! Il se retourna.
- Restez près de moi. Je vais avoir besoin de vous pour quelques affaires…importantes s’il en est…
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| | | Arichis d'Anoszia
Ancien
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Sam 12 Mar 2016 - 23:16 | |
| La présence de la délégation langecienne à Soltariel, mené par Enrico di Montecale avait instauré au sein de la capitale une certaine tension palpable dans l’air. On murmurait dans les couloirs du palais ses hypothèses, on se permettait des conjectures à propos du rôle de L’Anoszia et des « méfaits » de son fils le duc de Langehack. Certains disaient que c’était le père qui était venu à résonner le fils, à l’éloigner des déboires du comte de Velteroc pour le remettre sur le droit chemin celui des justes. En réalité, il n’en était rien. Oschide avait envoyé son ambassade sans aucune intervention de son paternel, et il eut le bon sens de récupérer Diantra à son allié d’hier pour la proposer à sa voisine du sud. L’ombre sur le tableau du duc demeurait en l’archipel de Nelen, conquis par la force au détriment du comté du roi qui affaiblit par la perte de la régence se défendit à peine contre une armada brillement menée. Les scylléens rageaient, c’était leur honneur qui en avait prit un coup mais à Ydril on riait de leur mésaventure, on se souvenait encore comment quelques années plus tôt ils avaient posé le pied sur l’un de leurs vicomtés et comment ils s’y sont agrippés depuis.
Le conseil avait jusqu’à lors assisté à chaque session des négociations. Gerald et Cavrour les menaient pour le compte de Langehack, avec Enrico comme appui tandis qu’en face on avait les scylléens aux côtés de quelques sybronds qui remettaient l’histoire de Nelen sur le tapis encore et encore. Langehack ne voulait pas la remettre, et ce que ces messieurs ne voulaient pas comprendre c’était que le Soltaar n’était pas en position de force pour imposer ses désirs. C’est lorsque Gerald sorti la carte de Diantra qu’une vraie scission s’opéra au sein du conseil. Les royalistes, des nobles de Diantra et d’ailleurs étaient prêt à accepter les revendications du duc contre l’assurance de retrouver Diantra. Arichis sourit, il ne s’était pas prononcé en public jusqu’à maintenant. Mais il comprit qu’Oschide venait de réussir son entreprise. Kahina non plus ne commenta pas sur le moment. La session fût ajournée pour laisser du temps au conseil à palabrer à ce propos. Accepter ou ne pas accepter, les deux camps s’affrontaient à coup d’accusations calomnieuse et parfois véridiques. La Gardienne fit disposer toute la joyeuse foule et durant les jours qui suivirent ce fût une vraie guerre des missives qui eut lieu. On se battait à coupe-papiers et vélins, Arichis rencontra quelques membres de la faction royaliste, il les rassura sur les intentions de son fils en se portant garant de sa bonne volonté, Diantra leur sera remis intégralement et la bannière royale flottera à nouveau sur les remparts de la capitale des Hommes. Il demanda des entrevues à Kahina, mais il fût éconduit à chaque fois, l’injuriant dans sa barbe le patriarche rencontra à la place des soltariis réticent à l’idée de laisser Langehack rentrer mais suspicieux face au silence prolongé de leur duchesse à ce sujet.
Puis un jour, au conseil, la nouvelle tomba. Kahina n’allait pas reprendre Diantra. Arichis y vit là un tacle personnel, il connaissait à présent la princesse. Son regard noir se porta sur elle, et il put presque jurer lire un sourire insolent sur ses lèvres, elle le narguait. Peste soit-elle, elle le punissait. Elle le punissait car il était inatteignable. Parce ce qu’il avait battu Alastein et provoqué sa mort, et que cela était dû au fait qu’elle ait cherché à se débarrasser de lui à Ydril. Kahina ne le savait pas, Arichis peut-être non plus à ce moment, mais son arrogance allait lui coûter son siège. Le tumulte avait gagné la salle du conseil, la division était devenu à présent réelle. On injuriait, on grondait, Kahina ne faisait pas l’unanimité. Le Chancelier était resté silencieux, L’Anoszia également. Dans un coin de la salle, appuyé contre une colonne de marbre aussi froid que la pierre contre laquelle il était. Le vénérable Haut Prêtre de Néera assis dans l’un des cathèdres poussa un long soupire désabusé, ce n’est pas demain qu’il retrouvera sa cathédrale devait-il penser. Le vicomte regardait ces gens implorer la duchesse de revenir sur sa décision, d’autres furieux discutaient avec ceux qui l’appuyaient. Lisant sur le visage de certains, Arichis comprit que l’affaire n’était pas encore close dans le cœur des royalistes. Même les scylléens, pris à revers par la décision, semblaient douter de la justesse de celle-ci. Si Diantra n’était pas conquise par la diplomatie, elle ne le serait certainement pas par les armes. Le Chancelier prit la parole, pour la première fois Arichis le vit s’opposer publiquement à celle qui se réclamait être sa suzeraine, il la traita d’enfant et devina l’envie profonde de la rosser qui devait palpiter en lui à ce moment-là. La princesse avait prit sa décision, et son sourire sournois fut la seule réponse donnée à l’Angleroy. Le régent en tira une certaine satisfaction à le voir ainsi, à la merci des caprices de la toute jeune duchesse. Pour une fois que ce n’était pas lui qui goûtait à ses jeux d’enfants. Le Chancelier était loin de ses terres, loin de ses armées et loin de ses appuis pourtant, Arichis ne doutait pas qu’il n’était pas un homme à mécontenter.
Le régent attendit quelques minutes après que Cléophas ait quitté la salle pour suivre ses traces avant de bifurquer vers le bâtiment de l’Argenterie où il tenait ses précieux registres. L’hôtel des monnaies, dont il avait la charge également, se trouvait lui dans la ville haute de Soltariel, bien garder par les hommes du duché. Assis à son office, muni d’un vélin et d’une plume, Arichis écrivit à son fils pour le mettre au courant de l’avancée des tractations et lui demanda de patienter encore un peu car l’affaire n’était pas fini. Durant les jours qui suivirent, le vicomte continua de planter ses graines de la discorde parmi les nombreux membres du conseil. A nouveau, on conjecturait sur le sort de Langehack et chacun y allait de sa théorie. La délégation du duché patientait encore, et Oschide devait s’impatientait. Durant la journée, Arichis parcourait les jardins et les couloirs du palais, discutant ici et là, le soir, enfermé dans sa tour, il écrivait des missives à ses hommes à lueur des chandelles. Son fils avait besoin de lui pendant que Kahina continuait de se moquer de lui, à le narguer du haut de son trône. Son frère avait embarqué pour Port-Réal avec trois cent condottieres qui doivent se rendre à la capitale, mais à cela ne se résumera pas la contribution du père au fils. Le sceau de l’Ordragon fût apposé sur des missives envoyées à Oscario, Marsili, Odoric et d’autres gents sieurs de la pointe. Son valet, Ignacio vint le chercher un matin pour l’informer du départ imminent de sa fille, Cécyllia. Arichis et les gens de sa maisonnée se rendirent au port fluvial de la capitale, sa plus jeune fille embarquait sur le « Méduse » pour sa ville natale où elle devrait rencontrer son futur époux, le tout nouveau vicomte du Curzio. Azénor restera dès lors seule à Soltariel pour lui tenir compagnie, plus forte et plus prudente que sa benjamine, Arichis craignait moins pour sa cadette que pour sa plus jeune. La savoir loin du danger le rassurait grandement.
Trois jours s’écoulèrent entre la première et deuxième séance du conseil. Celle-ci avait été convoquée par l’Angleroy, dès les aurores, tout le monde était éveillé. Il y avait quelque chose dans l’air d’inquiétant. Le vicomte était resté tout le long des négociations en marge des discussions, donnant son avis lorsqu’on le lui demandait. Il n’était qu’un acteur de l’ombre après tout. Kahina était absente et Cléophas se tenait en haut de table, baignant dans la lumière cristalline de la matinée. Dès ses premières paroles, on devina la fin de la session.
Arichis écoutait. Le Chancelier reprenait ses mots, du moins ceux de ses gens, qui plusieurs ennéades auparavant clamait le départ de la princesse de leurs terres. Inquiet, le vicomte l’était. Kahina était une vipère qu’il connaissait depuis le temps, Cléophas était un serpent d’ailleurs. Le sybrond lui répondit, l’accusa de ce que tous ici pensaient. L’incendie de Diantra. Personne en avait la preuve, on avait entendu dire que c’était la faute à la foudre, mais les rumeurs persistaient et grossissaient toujours avec les contestations. L’Anoszia aurait fait la même chose devant l’envahisseur, si une reconquête n’était pas possible. La technique de la terre brûlée. Le Sénéchal provoqua le Chancelier, et le Chancelier théâtrale riposta en enflammant par une magie quelconque son bras à la vue de tous. Arichis ne comprit pas sa manœuvre, mais lui accorda un bon point pour la scène. Puis deuxième coup de théâtre, quelqu’un interrompit l’audience pour les informer de la mort du duc. Cela tombait à point. Les coïncidences autour du Chancelier étaient trop nombreuses pour qu’on leur accorde tout le crédit au hasard. Tandis que tout le monde fixait le page, c’est sur l’Angleroy que celui du régent reposait. Il le voyait dès lors sous un autre angle, et compris comment il était resté tout ce temps à la chancellerie. Après les murmures de l’assemblée, une tirade les fit taire. Tous le regardaient. L’écoutaient. Il n’y avait plus rien à faire. Le Duc n’était plus, et sa princesse disgraciée. Arichis d’Anoszia, contre toute attente de sa part, n’en tira pas une joie dans l’immédiat peut-être parce ce qu’il n’avait pas été l’instigateur de sa chute. Comme les autres, il écoutait Cléophas s’arrogeait sans les consulter les charges de Gardien du Royaume sans pour autant délaisser sa chancellerie à une tierce personne. Les soltariis comprirent qu’ils venaient d’échanger un étranger pour un autre. Les voilà d’un coup sans duc ni baron. Dès à présent, l’Anoszia devra bouger rapidement ses pièces sur l’échiquier pour pouvoir tirer profit de la situation. Droit sur sa chaise, aussi impassible que les statues de la façade, Arichis put sentir le soulagement de ces hommes qui hier encore léchaient avec entrain les pieds de leur maitresse, certains d’entre eux devaient se sentir libre, d’autres arnaquer ou encore délester d’un poids. Sans le savoir, sans le désirer, Oschide avait été l’élément déclencheur de la chute de la princesse.
Sous les applaudissements des conseillers, derrière les poignées de mains et les petits mots de félicitations, persistait le désabusement dont se sentait victime le régent. Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa tour, Cléophas le demanda. Arichis se rapprocha, ni hostile ni amicale.
« Que puis-je pour vous Messire Chancelier ? »
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| | | Cléophas d'Angleroy
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Mer 16 Mar 2016 - 3:18 | |
| Il y avait un lieu dans le palais ducal de Soltariel qui t’avait toujours remarquablement touché. Il ne t’avait touché ni par sa grandeur, ni par sa luminosité, ni par la profusion de ses décors, de ses marbres sculptés, de ses marqueteries – à vrai dire il n’avait rien de tout cela. C’était une des dépendances de la chancellerie, une des parties les plus rustiques du palais qui n’avait pas été concernée par les nombreux chantiers entrepris par les prédécesseurs de Kahina. De l’extérieur, on ne voyait qu’une façade aveugle, n’étaient les deux fenêtres à croisillons percées au troisième et au dernier étage. Une immense porte usée par le temps, le vent et le sel ouvrait sur un passage voûté. C’est là qu’il fallait s’engouffrer –tu le fis dès que tu ouvris cette porte- et continuer en dépit des murs décrépits, détrempés et jaunis par l’humidité et les pavés craqués gagnés par les chardons pour découvrir, au bout du tunnel, une série de trois cloîtres où la végétation n’avait plus été domptée de main d’homme depuis des lustres. Ils n’avaient rien d’extravagant : les galeries étaient simplement voûtées et dallées de tomettes rouges comme le sang, leurs arcades retombant sur des centaines de colonnettes de pierre blanche et polie. Dans le premier cloître, derrière les arbustes à fleurs et les hautes herbes, il y avait une petite statuette juchée sur une colonne de marbre vert.
C’était une femme mais elle n’avait plus de visage ; une victoire mais elle n’avait plus de bras pour brandir d’épée. Elle gisait, amputée et défigurée au milieu de cette forêt vierge, le voile recouvrant son chef et son corps d’une finesse inédite, si fin qu’il était presque translucide. Le jour où tu fis sa connaissance, tu t’étais assis sur un tas de briques et tu t’étais plongé dans son reste de visage, te demandant quel genre d’homme avait pu tant lui en vouloir qu’il serait allé jusqu’à gommer tout souvenir de sa beauté. De quelle cruauté était-ce ? De quel sadisme malveillant et orgueilleux cela pouvait-il relever ? Gommer le reste de sa beauté, amputer l’arme de sa victoire…était-ce le sculpteur qui avait commis tel outrage, après avoir combattu sa muse ?
Alors que tu regardais Arichis en face de toi, le visage aigri par ses ambitions et la barbe grise comme son cœur, tu réalisas que ce devait être un homme tel que lui, celui qui avait perpétré tel outrage. N’était pas lui qui avait laissé son fils menacer les côtes du royaume et les intérêts du Roi en toute impunité tandis que son père gérait les finances de ce même Roi ? Il était prêt à te rendre Diantra, aurait-on pu te dire, et cela était vrai. Le félon voulait apparemment racheter sa faute. Il avait le cœur contrit et désirait acheter sa grâce en offrant au Roi son ancienne capitale. On verrait bien vite les motivations de cette virevolte : il suffisait de sonder le père pour savoir à quoi le fils pensait ; il suffisait de jauger l’arbre pour connaître la santé de ses fruits et inversement. Et il n’y en avait pas un pour rattraper les erreurs de l’autre. Cela dit, tu n’étais pas homme à juger promptement, à condamner encore moins. Tu avais appris que les hommes pouvaient retourner leur cœur et qu’à ce titre, ils méritaient une autre chance. Tu comptais la leur donner. A commencer par Arichis.
« Marchons un peu voulez-vous. » Vous vous mîtes à déambuler le long du palais, de ses couloirs et de ses cours. Fort heureusement, il était presque désert. Depuis le début de la guerre, on voyait moins d’ambassadeurs, de prêtres de toute sorte, de visiteurs importuns venus du nord et ce n’était pas quelque chose que tu déplorerais. Tu avais toujours eu en horreur leurs faces blanchies par le froid, leurs traits rustres et épais, leur infâme accent et leur tendance à manger autant que les celliers du duc pouvaient le permettre. Ce n’était pas une idée préconçue : les nordiques n’avaient rien de civilisé en dehors de leurs noms et encore, la plupart était imprononçables. En cela Arichis n’était pas bien loin de ces hommes-là…Anoszia…c’en était presque grotesque.
« Vous vous doutez de la raison pour laquelle j’ai désiré m’entretenir avec vous, cher ami. Diantra nous a été proposée…par votre fils. Maintenant, je n’ai pas connaissance de tous les détails de cette offre ni du contexte qui a mené à ce que votre fils soit en mesure de la proposer à qui que ce soit et c’est bien ce qui m’inquiète. Cela m’inquiète en ce que je ne désire pas raviver une querelle qui ne s’est pas encore éteinte avec cette prétendue ligue. J’aspire à des temps de paix et de prospérité : la paix pour que nous n’ayons plus à constamment surveiller nos arrières ici sur la péninsule, la prospérité pour financer de nouvelles expéditions vers des horizons plus profitables. Je suis certain que vous pouvez comprendre cela. Kahina a beau avoir eu énormément de défauts, je serais d’une inimaginable mauvaise foi si je ne lui reconnaissais aucune qualité et si je lui en accorderais une volontiers, c’est d’avoir eu de l’intuition. Elle ne vous a pas nommé trésorier pour rien… »
Tu t’assuras de ce qu’il ait bien compris sans lui laisser le temps de parler et tu repris.
« On m’apprend donc que vous avez ordonné le départ d’une escorte pour Diantra. Assurément, vous comprendrez en quoi cela puisse me chagriner, n’est-ce pas Arichis ? La situation avec notre voisin commence à peine à se normaliser que vous envoyez des soldats traverser les terres dont ils se réclament les garants, illégitimes certes, mais cela ne change pas leur point de vue sur la question ; le tout en vue d’asseoir sur une cité, qu’ils réclament toujours, un contrôle martial…si je comprends pourquoi elle a pu vous nommer trésorier, je comprends aussi pourquoi Kahina ne vous a pas proposé la chancellerie comme office. Et alors que je comptais vous proposer cette charge, vous me donnez une belle raison de douter de vos compétences en la matière. » Au fil de votre promenade, vous finîtes par atteindre une longue galerie percée d’une dizaine de vitraux multicolores qui s’étendaient, comme des tapisseries, du sol au plafond. C’était l’œuvre d’un maître sybrond, une fresque de verre soufflé racontant quelque épopée connue des gens de ce pays, avec son lot de héros en armures, de mages en capuchons et de créatures divines, que l’on pouvait distinguer grâce à leurs ailes et au halo dessiné autour de chacune d’entre elle. A cette heure du jour, le soleil perçait dans chacune des vitres pour aller peindre leur projection sur le mur nu de la galerie : une explosion de rouges et de verts et de figures qui se fondaient avec leurs propres ombres ; un incendie pour les pupilles, un morceau d’arc en ciel que les dieux auraient déchiré et éclaté contre les parois de la galerie. Les couleurs étaient si vives qu’elles illuminaient les voûtes. En y pénétrant, vous devîntes vous-mêmes pareils à des sculptures taillées dans un verre coloré et fragile. Ta tunique avait changé de couleur et ta peau et celle d’Arichis aussi. Pris dans ce brouillard psychédélique, tu enchaînas :
« Néanmoins, cher ami, je suis prêt à vous entendre à ce sujet. Je pense bien que vous aurez une explication claire et sensée à me fournir, autrement vous ne vous seriez pas lancé dans une entreprise si insensée. Auquel cas je vous laisserai le soin de réparer les dégâts auprès d’un des membres de cette ligue. Si cela se fait, qui sait : il y aura peut-être une nouvelle bannière accrochée aux façades de la chancellerie… » Tu dis cela car tu savais que tu serais amené à négocier avec ces partisans de la ligue. Sur toutes les bouches un nom revenait sans cesse : celui d’Altenberg, ce nobliau du sud des terres royales avait apparemment su jouer de ses charmes auprès du boucher pour se tailler un rôle d’importance dans cette alliance qui avait le mérite d’être moins bancale que ce à quoi tu t’étais attendu. Il fallait aussi se rapprocher à nouveau de Nimmio, quitte à lui accorder une absolution partielle de ses fautes pour le bien du royaume et tu chargerais volontiers Arichis de cette tâche importante. Une chose te préoccupait plus que tout : la paix à tes frontières et le pain dans la bouche de tous les gens du sud qui étaient restés fidèles à leur Roi en dépit des pressions, de la guerre et de la facilité que ç’aurait été de rejoindre le clan des félons. Quand celui-ci était clairement défini…
« Mon souci principal est donc celui-ci : la paix. Au final, je n’ai toujours cherché que cela vous savez. Lorsque je suis sorti de ma baronnie pour présenter mes hommages au Roi et à Aetius, son tuteur, je reçus de ce dernier la mission de pacifier l’Erac. Puis je fus envoyé en ambassadeur de paix à Sainte Berthilde. Puis j’ai tenté de tempérer les ardeurs de Missède après le couronnement du Roi Bohémond. Puis j’en ai appelé à la paix auprès de Nimmio. Toute ma vie, Arichis, je n’ai recherché qu’à faire régner le calme sur ce morceau de terre en proie à autant de tumulte et durant toute ma vie, je n’ai été confronté qu’au mépris, à l’orgueil et à toutes les faiblesses des hommes. Je n’ai vu que cela : l’arrogance de quelques-uns rayer de la carte des bourgs, des histoires, des familles entières.
J’ai vu la rage consumer les campagnes berthildoises et les nobles festoyer dans le sang versé de jeunes innocents. J’ai vu l’orgueil rallier ses armées et mettre le siège devant la forteresse d’une marquise élue par le sang et les dieux. J’ai vu la vanité parader dans les rues de Diantra et s’acoquiner avec des faiseurs de magie et soulever le cœur d’une péninsule touchée dans sa fierté pour s’écraser contre les murailles de la capitale comme une vague sur des rochers. J’ai vu l’Erac sous les flammes, sous les cris et les champs labourés du pas des mercenaires et des bandits ; et les arbres privés de leurs fruits transformés en gibets. J’ai vu l’amour endeuillé se cloîtrer dans sa tour et s’enfuir avec ce qui lui restait de joyaux et de trésors. J’ai vu la capitale du royaume des hommes combien de fois ruinée, ravagée, incendiée, violée, piétinée. J’ai vu la déesse des limbes elle-même saisir la vie de tous ceux que j’avais connus. J’ai vu ces visages tapisser le palais de la mort et la mort qui venait me saisir dans cette nuit où Diantra, dans les flammes, ressemblait à un brasier infernal.
J’ai vu, Arichis, tout ce que l’homme peut avoir de vil et de sordide ; de cruel, de morbide ; de rance, de détestable, de dégoûtant, de méprisable…mais je n’ai jamais perdu espoir...
J’ai perdu ma santé, j’ai perdu ma vigueur, j’ai perdu mon ardeur et ma joie, la splendeur de mes cheveux et la spontanéité du rire et l’innocence du regard et du jugement mais je n’ai jamais cessé d’espérer. Savez-vous pourquoi Arichis ? Parce qu’il me suffit de jeter, ne serait-ce que l’espace d’une seconde, les yeux sur cette Couronne pour savoir qu’un jour le Royaume des Hommes sera à nouveau florissant. Il me suffit de la regarder pour être persuadé, sans l’ombre d’un doute, que toutes les bassesses de ces hommes-là ne sont rien devant le destin que les dieux nous ont préparé ; que le fracas strident des épées n’est rien devant cette Couronne immuable qui a ceint tant de fronts et en ceindra tant d’autres. Les hommes pourront se lever et mourir, ils sont comme la fleur des champs. Elle fleurit ; elle fleurit au matin et le soir elle sèche et les pèlerins la piétinent – elle n’est rien. Mais la Couronne est comme un petit galet sur une plage : il paraît insignifiant, il n’effraie pas quand on le voit et pourtant il résiste aux plus puissants assauts de la mer. Il n’a rien d’une montagne et pourtant il a précédé toutes les montagnes. Je vous le dis Arichis : les montagnes s’effondreront dans les mers et les forêts d’Alëandir mourront avant que la Couronne ne tombe dans l’oubli. » Vous étiez désormais devant une porte dérobée aux regards, flanquée par deux gardes à la livrée du Roi. Derrière elle, une petite pièce octogonale où s’entassaient les derniers souvenirs de Diantra : quelques bannières noircis par la suie, des chandeliers, des lustres posés à même le sol, une foultitude de bibelots en tous genre et, dans un coffret en bois d’acajou, le souvenir le plus précieux de tous : la Couronne du Roi. Sa partie basse était formée par une bande d’or surmontée de plaques de cuivre en forme de pointes, sertie de dizaines de pierres précieuses : perles, cornalines, chrysocolles, émeraudes, saphirs et rubis se croisaient en arabesques audacieuses encadrant de petites plaques émaillées portant chacune le nom d’un roi. La partie haute de la couronne était formée par deux autres bandes d’or et à l’endroit où elles se croisaient, on avait fixé une paire d’ailes en vermeil serties de diamants en référence en Néera. Chacune des bandes était elle-même sertie d’une variété d’autres pierres colorées qui conféraient à qui la portait un halo multicolore selon la luminosité ambiante. Elle avait été garnie d’un morceau de soie pourpre qu’Arsinoé avait remplacé par un tissu tirant vers l’orange. Deux chaînettes en or pendaient à l’arrière de la Couronne pour tomber sur le cou de son porteur, au bout desquelles on trouvait une aile et une épée. Tu allas te saisir de l’objet, tu le passas à la lumière qui venait de la galerie, l’agitant dans tous les sens, comme si tu cherchais quelque chose. Tu pointas à Arichis un des plus gros joyaux de la Couronne : un rubis violacé sur lequel avait été gravé un dragon, que les joailliers du Roi avaient tenté de gommer.
« Vous voyez ce dragon ? C’est étonnant n’est-ce pas ? La première fois que je le vis, je me suis demandé ce que cela pouvait signifier. Comme les Rois de la Péninsule ne pouvaient être du culte draconique, je me suis mis à éplucher toutes les chroniques pharétanes pour connaître l’origine de cette pierre étrange et je vous le donne sans effort…elle venait de Merval. Et ce n’est pas tout : ce saphir, je l’ai retrouvé dans une chronique scylléene et cette opale, elle viendrait de chez vous. Et le cuivre du diadème ? Il viendrait de la Couronne d’un seigneur nordique, d’avant l’unification de la Péninsule. Ce que j’ai compris c’est que cette Couronne est bien plus ancienne que la dynastie de Rois qui l’ont portée et qu’elle a vu bien d’autres fronts que ceux des péninsulaires… » Tu la reposas dans le coffret et vous quittâtes la pièce. Quelques pas le long du couloir et vous vous retrouvâtes devant une baie qui donnait sur toute la ville de Soltariel. Cette immensité bâtie, ces maisons aussi majestueuses que lugubres, ces toits aigus et cette forêt de cheminées crachant leurs fumées. De ce belvédère incongru, Soltariel n’avait pas les allures d’une fière capitale mais plutôt celle d’un faubourg passé à la chaux. C’est alors que tu te tournas vers Arichis et lui lanças, l’œil plein d’une attente à combler :
« Dites-moi, Arichis…que savez-vous de Meca ? » |
| | | Arichis d'Anoszia
Ancien
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Mer 16 Mar 2016 - 20:36 | |
| Ils se mirent à arpenter le palais. Cléophas parlait un peu beaucoup trop au goût d’Arichis, mais il ne l’interrompit pas. L’argentier comprit bien vite où le chancelier voulait en venir, et ils ne partageaient pas la même vision. L’un souhaitait un royaume fort, englobant tous ses territoires de jurés et le deuxième juste un royaume en paix, ou ce qu’il en restait de royaume. Pour l’Anoszia, une démonstration de force valait toujours mieux que de longues heures de diplomatie. Imposer le respect par la force était l’idée du premier, tandis que Cléophas préférait l’imposer par les mots. A chacun sa méthode, l’une prévalait sur l’autre et de temps à autre, l’autre sur l’une. Toujours avec la mine aussi grave, le régent suivait son guide sans rechigner. Sans rien laisser paraitre, il fût surpris d’apprendre que le chancelier était au courant à propos de son mouvement de troupes qui ne dataient que d’il y a quelques jours. Il semblait craindre des représailles du médian à ce propos, craindre de heurter leur sensibilité vis-à-vis de territoires nouvellement acquis. Assurément le chancelier ne savait pas ce que c’était d’avoir un fils, ce besoin de devoir le protéger envers et contre tous. Ils arrivèrent dans une galerie aux vitraux dûment travaillés, Arichis ne réagit pas à la mention de la charge de chancelier et en laissa l’actuel occupant terminé sa tirade.
« Je suis impressionné devant l’efficacité de vos informateurs. Mais à ces informations, permettez-moi d’y apporter un peu plus de justesse. Les troupes dont j’ai permis la levée à Ydril, au nombre de trois-cents, ne sont ni mandaté par la jeune comtesse, ni par le Soltaar ou la Couronne. Mes condottieres sont considérés comme une armée privée, des mercenaires, engagés par le duc de Langehack pour une durée déterminé. Il est coutume dans notre pays de monnayer les bras et les lances de nos soldats professionnels pour le compte d’un client. Dès lors, ces troupes ne sont plus considérées comme étant celles du comté mais bien de celui dont elles sont à la charge. Ainsi, n’ayez crainte pour votre paix, les actions des ydriains engagés ne vous seront pas reprochées. Mais je suis surpris devant votre inquiétude, la ligue a défiguré la péninsule et a privé Sa Majesté des trois quart de ses domaines. Bien que je comprenne votre volonté de préserver la quiétude, je ne peux cautionner de paraitre faible devant les opportunistes du médian. Diantra, la capitale des Hommes, est assiégé de parts et d’autres par des terres ennemies. Le nombre de réfugiés ayant fui les zones de guerres de Christabel ou d’Erac n’a cessé d’augmenter durant les quatre dernières ennéades et bien que la volonté du Duc soit de restituer sa ville au roi, les revendications de ses contestataires se font de plus en plus fortes et seul, mon fils ne peut supporter tant de pression. Il est de mon devoir de patriarche, de père, de lui apporter mon soutien, aussi maigre soit-il. Avec mes hommes, un ravitaillement a été embarqué, des outils et des ressources pour permettre à la ville dont l’autonomie fût détruite, de résister aux affres de la saison. Nous sommes que tout les deux Cléophas, ainsi, permettez moi d’être honnête avec vous. Nous ne pouvons pas laisser notre situation avec la ligue se normaliser comme vous l’avez dit. On ne peut pas tolérer que la spoliation des terres du roi soit une affaire normale, banale. Bien que je comprenne votre volonté de ne point tirer les épées des fourreaux, et je suis d’accord avec cela, c’est une faiblesse de notre part et de ce fait, de notre roi que de normaliser la ligue et reconnaitre une quelconque légitimité à ses manœuvres. Vous craignez qu’un incident diplomatique entache des pourparlers, mais, dans la continuité de mon honnêteté, vous souffrez vous, le Chancelier, d’une effroyable réputation auprès des seigneurs des domaines et du médian qui ont refusé de vous suivre au Soltaar. Vous avez entendu le sénéchal tantôt à propos de l’incendie de Diantra dont on vous attribue le départ, bien que cela soit un mensonge, nos détracteurs de la ligue en sont persuadés de la véracité et il vous faudra clarifier ce point auprès d’eux afin d’apaiser leur colère avant d’aborder le sujet de mes condottieres. »
Arichis devait reconnaitre à son interlocuteur sa qualité d’orateur. Bien que cela soit une conversation privée, l’une de celles qui façonnent l’histoire, Cléophas ne perdait pas de sa théâtralité, sa touche de dramatisme parfois un poil exagéré rendait son discours que d’avantage attrayant. Pas étonnant qu’il ait perdu de sa vigueur à force de tant disserter, une telle production de salive en demandait de l’effort !
« Vous aspirez à la paix, et je ne peux que partager cela. Ne riez pas, ma dernière action semble clamer le contraire mais comme je vous l’ai expliqué celle-ci n’est que force de dissuasion. La paix s’acquiert avec un sacrifice, celui de l’exemplarité. Faire d’un félon un exemple afin de dissuader tout autre de se lever contre son suzerain. Peut-être ai-je tort, et peut-être que votre méthode est la meilleure. Je suis de dix ans votre ainé, j’ai vu et vécu des guerres, connu les sacrifices et les souffrances de ce monde, pourtant vous semblez avoir vécu d’avantage. On dira peut-être que cela est dû à votre naissance, mieux placée que la mienne, m’est avis que vos qualités en sont pour davantage. Je ne refuserais pas la chancellerie si vous m’en pensez digne, mais je dois reconnaitre que vous faites un meilleur chancelier et un orateur hors pairs. Ainsi, je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes vous-même proclamé gardien ou régent du royaume. Vous dîtes n’avoir que le bien de ces terres comme unique objectif ? Vous êtes répugné devant l’orgueil et la cupidité des hommes qui ont plongé la péninsule dans des guerres fratricides. Pourquoi alors endosser le rôle de gardien tandis que le manteau de chancelier vous sied tellement bien ? Il n’est pas humainement possible d’endosser les deux rôles, ni politiquement correct. Ne pensez-vous pas que vous avez davantage à apporter à Sa Majesté en étant Son Chancelier ? Comme vous, j’ai à cœur la Royauté, et comme vous j’aspire à ce que la Couronne ne tombe jamais dans l’oubli. Je fus le conseiller militaire de Sa Majesté Trystan d’Erac, et mes ancêtres ont depuis toujours apporté leur contribution auprès de leurs comtes, ducs ou rois. Je suis honoré que comme eux auparavant, je puisse apporter la mienne à la cour du Roi Bohémond Ier en tant qu’Argentier et de là, je tire toute ma fierté. Les gens de l’ombre sont ceux qui font l’Histoire, tandis que les Rois la vivent. Vous êtes, Cléophas, le plus digne de porter le sceau royal et le plus digne d’en écrire les lignes. Je vous invite à reconsidérer votre choix, et bien que vous ne changiez pas d’avis, je vous soutiendrais auprès du conseil de régence. Tandis que le reste de la péninsule est divisé, nous nous devons de rester unis au sud. »
Ils arrivèrent ensuite devant une porte discrète. Arichis n’était encore jamais rentrer dans cette pièce, il reconnut quelques bannières mais ses yeux se posèrent très rapidement sur le joyau de la collection, la couronne du roi. Le régent avait connu sept rois, et pourtant jamais il ne fût autant à porter de main de celle-ci que maintenant. Pour Bohémond, il n’était pas juste son argentier, il était son Grand Argentier. Une charge bien plus qu’honorifique car le Grand Argentier était normalement proposé à la garde des joyaux de la couronne. Mais à ce moment, Arichis n’avait d’yeux que pour ce chef d’œuvre de l’orfèvrerie. Un peu plus tôt, ils étaient entrain de parler d’Histoire, à présent ils en étaient devant. Le régent porta une attention particulière à l’opale après le rubis, fascinant.
« Et d’autres fronts la porteront. »
Sa voix s’était faite plus faible, devant la couronne, même lui, le plus arrogeant des hommes était redevenu aussi humble qu’un nouveau-né. Il se mit à rêver, et à repenser à ce qu’il avait écrit un mois auparavant à son fils lorsqu’il pensait devoir quitter la terre des hommes. Etre devant ce bijou lui rappela pourquoi il se battait tant. La voix de Cléophas dissipa ses pensées. Meca, ce mot revenait de plus en plus dans la bouche des sudistes, ce qui pouvait arracher presque un sourire au patriarche.
« Ile de pirates et de truands, véritable forteresse naturelle. L’île est aussi grande que la pointe sud de la péninsule et abrite un nombre incroyable de ressources, depuis longtemps désirée mais jamais conquise, on dit que Meca offre richesse à quiconque y pose pied. Pourquoi cela Messire Chancelier ? »
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| | | Cléophas d'Angleroy
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| Sujet: Re: Aube et crépuscule Dim 24 Avr 2016 - 0:07 | |
| A quel jeu jouait-il ? Tu avais beau le voir et l’entendre palabrer, il y avait dans ses yeux une lueur dissonante. Quelque chose qui rappelle le regard d’un homme plein de vices devant une jeune fille pleine de vertu, de ceux qui dégouttent de salive et qui empestent le stupre à des mètres à la ronde. Sa bouche criait prudence, son cœur battait empire. Ses mots s’agglutinaient les uns aux autres dans un inaudible salmigondis dont tu ne comptais pas te repaître : même les roitelets du fond de l’Estrévent avaient entendu parler de ce suderon si affamé d’héritage qu’il n’hésiterait pas à dévorer ses propres enfants. D’une certaine façon, tu admirais sa témérité, sa manière de se débattre et de se contorsionner pour tenter de faire passer une action ouvertement belliqueuse de sa part pour un acte de charité à l’égard de désoeuvrés. Tu en avais vu d’autres que lui et ce n’était certainement pas le dernier de son genre qui écumerait les cours de la péninsule –maintenant qu’il y en avait plusieurs. Il n’avait pas forcément le sens de l’honneur, l’Anozsia, mais il avait au moins le sens de la terre ce qui expliquait son désir de l’irriguer de son sang. Savait-il que ce dont la terre regorgeait, elle le régurgitait ? Il avait beau avoir les tempes blanchies par les années, son corps éreinté par des multitudes d’hivers, ses rides creusées par des étés plus arides les uns que les autres, Arichis conservait en lui-même cette fougue de la jeunesse, cette ardeur du cœur qui lui faisait espérer ; espérer contre toute attente, espérer contre toute logique, contre toute la faiblesse de ces hommes auxquels il se confronterait…mais qu’espérait-il au juste ? Sa rogue mine n’avait pu retenir cette étincelle fugace dans ses pupilles, cet éclat iridescent qui s’était embrasé à la vue des regalia. « Je maudis le front sur lequel elle reposera. » Avais-tu lancé avant de quitter la salle qui s’enténébrerait à votre départ. En continuant de marcher, tu découvrais à quel point ce palais cachait de recoins, de couloirs sinueux, de passerelles presque autant qu’un navire ; on y croisait peu de monde, la cour, encore timide, préférait se terrer dans des demeures luxueuses de la ville haute plutôt que d’en arpenter les salles vides et qu’on s’affairait déjà à retapisser aux armes du Roi. Comment ne pas les comprendre ? Ils ne leur restaient plus que leurs titres de noblesse, quelques biens et pour les plus chanceux, leur trésor ; et voilà qu’ils se retrouvaient à Soltariel, cette terre austère à bien des égards qui ne leur offrait rien que ses murailles massives et ce palais d’une froideur peu engageante. Tu comprenais soudain la rigidité d’Arichis : il n’y avait qu’à voir cette terre quasi-monochrome où tout avait un goût de sel et de minerai, où tout était humide et frais en dépit d’un soleil écrasant qui pesait sur les épaules des paysans affairés dans la vaste plaine soltarie qui courait jusqu’aux collines des domaines royaux. C’était une terre mousseuse, couverte par endroits de bruyères et de fougères hautes comme deux hommes, et sous cette terre légère on trouvait de la roche, de la roche, et encore de la roche. Soltariel se dressait comme l’éperon à la proue d’une nef, prête à saillir l’ennemi au flanc. Un ennemi qui jusqu’alors avait toujours été un des siens. Maintenant que la Ligue se revendiquait un droit à la Couronne, le peuple soltari s’était uni pour mettre fin d’une seule voix à cette farce ridicule qui se jouait à ses frontières. Et Arichis comptait bien être au premier rang. « Vous savez Arichis, je n’ai jamais vraiment désiré être Chancelier. Les Dieux ont voulu que je le devienne, par la voix d’Aetius puis d’Arsinoé puis de Kahina et je n’ai fait qu’accomplir mon devoir autant que possible. J’ai composé avec des rustres, des ingrats, une pléthore d’incapables et de bandits qui pensent qu’en s’arrogeant un titre et une terre seront subitement élevés au rang de princes. Je n’ai jamais eu d’autre souci que le Royaume et c’est bien pourquoi je me pose la question de renoncer à cette charge de chancelier. Ce n’est pas que je veuille de la régence, cet office maudit n’a jamais porté chance à qui que ce soit, mais enfin je dois être un des rares de ce royaume à n’avoir pas l’âme d’un carnassier. Je ne suis pas devin, mais je sais bien que je ne serai pas plus utile à ce Royaume en me vissant cette Couronne sur le front en revanche je ferai tout en mon pouvoir pour qu’elle revienne à notre Roi, Bohémond, en temps voulus. J’aspire à la paix Arichis, une paix qui ne soit pas factice et s’en tienne au silence qui espace une bataille d’une autre mais une véritable paix. Il m’importe peu pour le moment de l’unité territoriale du Royaume plus que celle de ses gens, les petites comme les grandes. Tant que nous aurons çà et là des vassaux récalcitrants prêts à se détacher de la Couronne et à nous poignarder ; tant que nos nobles sans terres n’auront de places à la cour ; tant que nos marchands n’auront personne avec qui commercer ; tant que nos paysans craindront de s’approcher des frontières du Royaume ; tant qu’il y aura de la peur, de la faim et de la menace je m’attellerai à ce qu’elles soient éradiquées. Si le prix en est de laisser quelques lopins de maigres terres à la Ligue, qu’il en soit ainsi. Cette entreprise qui n’a rien d’une grande œuvre a été construite à base de rapines et de trahisons, je ne lui donne pas longtemps avant qu’elle ne s’écroule d’elle-même ; tandis que notre œuvre, celle que nous poursuivons est celle voulue par les Dieux, elle est éternelle. » Un rayon de soleil vint caresser ton bras et l’infuser de sa chaleur. « Il faut voir plus loin, Arichis, plus loin que l’horizon des hommes qui se termine là où leur vision s’arrête. Il faut regarder notre œuvre avec l’œil des Dieux. Or la volonté des Dieux est que Bohémond soit Roi ; c’est la volonté des hommes qui le voudrait Roi de la péninsule. Son sang a beau être aussi blanc que celui de ses ancêtres, à travers lui seront réunies les deux rives des mers : voilà la véritable destinée du Royaume. Ne s’en plus tenir à quelques arpents de terre battue par les vents, à quelques troupeaux, à quelques seigneuries mais voir bien plus loin, bien plus grand, au-delà de l’horizon visible et du soleil levant. C’est bien parce que je désire préserver le Royaume d’une catastrophe que je consens à en être le gardien, gardien de cette unité divine, garant de cette vision qui dépasse l’entendement des simples roitelets qui ne voient le monde qu’à travers le crible de leurs frustrations et de leurs désirs de domination. Qu’ai-je donc que je ne possède déjà ? Pour moi j’ai déjà vu ce que j’avais à voir, vécu ce que j’avais à vivre. Diable, j’ai même vu mon suzerain enlevé par un gigantesque œil bleu ! Je laisse aux assoiffés le soin de s’entretuer pour de vaines gloires ; moi, je reste hors de ces efforts-là. Il y a en Merval mon idée de la perfection et c’est pour cela que j’entends m’y retirer lorsque l’heure sera venue. En attendant, par la grâce de feue Kahina, elle a été libérée de tout lien de vassalité quelconque. Merval sera une terre neutre, la guerre n’y aura plus d’emprise et je ne compte pas en engager, afin qu’il y ait un lieu qui soit sur cette péninsule, l’icône de cette unité à laquelle nous devons tous tendre…vous compris Arichis. » Te retournant vers lui, tu lui lanças alors. « Il y a dans mon pays un adage qui dit : « Tout est égal, orient comme occident, nord et midi » mais plus souvent nous disons simplement « orient et occident ». Je peux parler pour l’orient et je parlerai, quant à vous, j’aimerais bien que vous me parliez plus en détail de l’occident. Disons une ou deux galéasses, ne battant pas le pavillon royal, débarquant dans une crique pour sonder les lieux…qu’en dites-vous ? Si Meca regorge de tant de richesses, il serait détestable qu’elles restassent ainsi inexploitées… d’autant que grâce à votre fils, nous venons de perdre Nelen… » Tu vis qu’autour de vous, le couloir était toujours désespérément vide et silencieux. On entendrait presque la poussière flotter dans l’air vicié par le poids des conspirations passées, le passage des spectres qui s’étaient endormis, refroidis par une lame, dans ces mêmes couloirs et la perspective d’autres malheurs à venir. Le soleil était assez haut, comme à son habitude, et une brise légère traversait la ville de part en part – elle venait du nord et était chargée de la fraîcheur de l’Eris. Tu voulus goûter à cette brise qui n’avait pas la saveur des épices, du sable chaud et des dattes chargées de sucre comme celles qui venaient du pays de Thaar, mais bien le goût de la glace qui fond sur la langue, des flocons de neige que tu n’avais vus qu’en songe et des forêts de conifères toisés par des montagnes autrement plus menaçantes que les Verdesmonts de Merval. « Venez, sortons d’ici. Il y a trop longtemps que nous arpentons ce labyrinthe d’infortune. »
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