Au crépuscule de l'aube [Catarina]

9ème ennéade de Karfias, second mois de l'Été
An 21 du XIe Cycle
Cité Ydril

C’était donc fait, Norbert avait été proclamé Comte d’Ydril, et Louis, son frère, n’avait rien d’autre que le prestige d’être son frère. Une brise de fin d’été de ce début de soirée rafraîchit le visage triste du cadet qui était sorti dans les jardins du château, loin du tumulte de la fête qui continuait dans la salle où s’était déroulé le banquet, un peu plus tôt dans la journée. Antioche, nostalgique de Diantra, avait relancé l’entretien de ce petit parc intérieur, propre et soigné, où se mélangeaient une quantité d’espèces de fleurs multicolores aux parfums enivrants, des plantes rampantes dont la pousse avait été guidées, des arbres de toute taille, fruitiers ou non, qui projetaient leurs ombres immenses en ce crépuscule, des haies taillées en un labyrinthe enfantin, des chemins de marbre, des piliers et statues discrètes, et des bancs en bois ou en pierre. Hormis celle de Louis, il n’y avait pas âme qui vive ici. Tous festoyaient et célébraient le nouveau comte, et très peu accordaient la moindre attention à son frère.

Il était assis sur l’un de ces bancs, ruminant ses pensées, repensant à ce qu’il avait laissé derrière lui, dans le village de son enfance où sa famille se débrouillait dorénavant sans lui. Louis n’avait eu aucune nouvelle, et il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Son nouveau statut l’empêcherait-il de leur rendre visite ? Il en doutait. Demain, les nobles et seigneurs d’Ydril viendraient prêter serment au nouveau comte, ainsi que les chevaliers, les écuyers, puis les bourgeois et commerçants. Et puis, lui aussi. Il n’aurait pas le choix, le jeune homme le savait, et cela le répugnait. Il inspira une bouffée d’air frais et leva les yeux aux couleurs rosées et bleutées, un spectacle magnifique dont il ne pourrait jamais se lasser.

Il l’avait aperçue dès son arrivée dans le jardin, un oiseau nocturne entraînant son regard à l’entrée de ce petit parc où Louis rêvassait, presque résolu à retourner à cette soirée, et bien décidé à ne pas finir sobre. Elle ne le remarqua pas tout de suite, ce qui lui laissa le temps de repenser à cette danse volée à son frère, de laquelle il gardait déjà un bon souvenir. S’il se concentrait bien, l'heureux danseur pouvait se souvenir du parfum enivrant de l’héritière aux douces senteurs d’été qui se mariait étonnamment bien avec son teint et ses vêtements. Son sourire qu’il avait plus aperçu à table que lors de leur danse, pendant laquelle cette princesse avait gardé un visage courtois sur lequel flottait une légère amertume, lui revint également, et il se surprit à y penser encore lorsqu’elle l’interrogea sans qu’il s’aperçoive qu’elle se soit rapprochée et qu’il sursauta donc. Sans attendre, le frère du comte se leva de son banc et s’inclina devant les deux femmes ; Catarina était en effet accompagnée de ce que Louis estima être sa suivante ou son amie et dont la présence enjolivait d’autant plus ce beau tableau.

« Dame Catarina, mes hommages, » dit-il respectueusement avant de se redresser pour lui offrir un sourire poli. « Fatigué, non, mais j’avais besoin d’un peu d’air. » Le jeune homme eut un petit rire et pencha la tête en arrière pour regarder de nouveau l’azur. « Et puis, j’adore les couleurs du ciel à cette heure. C’était le bon moment pour m’échapper. »

En baissant la tête vers elles de nouveau, il ne remarqua pas que l’héritière était tendue puisqu’il ne la connaissait pas, mais trouva plutôt charmant ce couple de fortune qui se tenait la main dans ces dernières lumières du jour.

« Nostalgique… » continua-t-il doucement. « C’est peut-être le mot. Il y a également eu pour moi beaucoup de nouveautés dans ces dernières ennéades, et je dois dire que c’est mentalement épuisant. »

Louis ne voulait pas s’ouvrir, pas trop. La fille du duc, bien qu’elle soit plus ou moins de son âge, l’impressionnait. Elle avait une prestance et une stature de véritable noble d’une famille puissante, et même s’il la dépassait de deux têtes, l'héritier ne pouvait s’empêcher de se sentir tout petit vis-à-vis d’elle. Il n’en montra pourtant rien, et garda un air détendu et un visage souriant, à mesure que les conseils et instructions de ses précepteurs et d’Antioche lui revenaient.

« Votre proposition me touche, ma dame, mais je me dois de la décliner pour aujourd’hui. J’ai probablement bu un verre de trop pour prier correctement. » Une excuse comme une autre car après tout, le jeune homme n’avait jamais prié depuis la mort de ses parents, considérant le divin comme une source d’ennuis uniquement. « Cela dit, proposez-moi de nouveau demain, et ce sera avec plaisir. »

Et pendant ce temps, moi, j’irais demander à Grégoire ce que ça veut bien vouloir dire, prier, pensa-t-il.

« Mon attitude ? Ma manœuvre ? » Il afficha un air un peu surpris, avant de rire faussement une nouvelle fois et de se gratter la nuque. « On ne peut rien vous cacher, princesse. Disons que, au-delà de mon envie ardente de danser avec vous, Nor… monseigneur l’archonte d’Ydril méritait une petite leçon. Vous vous êtes retrouvée au milieu de tout cela, et je m’en excuse. » Louis lui jeta un nouveau regard, puis un bref coup d’œil vers sa suivante avant de s’en retourner vers Catarina et lui offrir un nouveau sourire. « Mais je ne le regrette pas, vous dansez merveilleusement bien. »

La remarque de la jeune fille lui fit lever un sourcil interrogateur, et il resta ainsi muet quelques secondes, cogitant ce qui pouvait bien lui faire penser qu’il ne souriait pas sincèrement. Finalement, Louis lui répondit sur un ton plus doux encore.

« Vous savez, les faux-semblants, les simulacres, les masques… Ce n’est pas moi. Et je dois vous avouer que ça m’a déjà porté préjudice en ces quelques semaines en compagnie d’autres personnalités importantes dans cette magnifique région. »

Cette fois, il ne rit pas, et laissa passer quelques instants rêveurs pour retrouver cette soirée particulière à la crique qui n’était pas si loin d’ici, avant reporter son attention de nouveau sur le présent.

« C’est une longue histoire. Asseyez-vous, je vous prie, » dit-il en lui montrant l’espace sur le banc à côté de lui après avoir repris sa place. « Du plus loin que je me souvienne, mon frère et moi avons toujours été inséparables. On a vécu tant de choses ensemble, et nous sommes soutenus l’un l’autre dans les moments durs, comme à la mort de nos parents, par exemple. On a fait les quatre cents coups tous les deux, et bien que je fusse souvent laissé de côté, au fond, Norbert a toujours veillé à ce que je ne manque de rien. Mais depuis que messire Antioche nous a retrouvé, il a changé. » Nouveau moment de flottement. Son frère avait-il vraiment changé, ou son caractère était-il simplement renforcé grâce à sa nouvelle position ? « Vous savez ce qu’il arrive aux héritiers, vous en êtes une vous-même. Mon cas est un peu spécial, car puisque Norbert est l’aîné, tout le comté lui revient de droit. Je ne suis officiellement qu’un noble sans terre, jusqu’à ce qu’il daigne m’offrir un bout de terrain, un château, un hameau, ou que sais-je encore. Seulement, son arrogance et sa… gourmandise sont de ses traits forts, il ne m’a donc rien cédé, ni titre, ni terre, ni responsabilité. Je ne suis que ce que j’ai toujours été pour lui : l’exécuteur de ses moindres désirs, et celui qui règle les problèmes. »

Il quitta la princesse des yeux et pour observer sa main, qu’il referma sur elle-même pour former un poing donc les phalanges blanchirent à l’effort. Son visage plein d’amertume et presque colérique se crispa.

« Jusqu’à ce que naisse un nouvel héritier, j’ai ce privilège. Mais quand il trouvera sa femme et que son fils naîtra, que deviendrais-je alors ? »

Louis le savait très bien, mais il ne voulait pas l’admettre. Il soupira et ses épaules s’affaissèrent un peu, laissant retomber sa main sur ses cuisses, et reportant son regard sur le visage attendrissant de la demoiselle.

« Voilà ce qui me tourmente, princesse di Alcacio. Tout tourne très bien pour lui, et j’ai le sentiment d’être… laissé pour compte. Mais ne vous trompez pas, je ne regrette pas notre décision de suivre Ant- sire Antioche. J’aimerais simplement revoir ceux que j’ai dû laisser derrière moi, à qui nous n’avons rien dit. J’ai hâte d’aller les retrouver et qu’ils découvrent ce que nous sommes devenus. »

Un sourire revint enfin sur ses lèvres encore pincées lorsque l’image de la surprise de Vi et des autres vint dans ses pensées. Leur réaction serait sans prix ! Il espérait simplement qu’il ait le temps de les étonner avant que la nouvelle leur parvienne autrement.

Le délicat parfum de la princesse arriva jusqu’à Louis lorsqu’elle s’installa près de lui, pareil à ses souvenirs de l’après-midi. La jeune femme l’écoutait d’une oreille attentive tandis qu’il s’ouvrait à elle petit à petit, dévoilant les incertitudes et les doutes qui habitaient son cœur ces dernières ennéades. Son regard intense lui faisait progressivement monter le rouge aux joues, et lorsqu’elle prit la parole, le garçon se sentit envoûté. Il observait ses lèvres remuer au rythme de ses paroles réconfortantes sur lesquelles il peinait à se concentrer, captivé par la finesse de ses traits, la mélodie du timbre de sa voix, l’harmonie de son visage, l’acuité de son regard dont il n’arrivait pas à décrocher, et la douceur qui émanait de chacun de ses gestes, tant et si bien que le comte héritier peina à comprendre ce qu’elle lui disait.

Sa proposition était alléchante à première vue, mais il ne souhaitait pas lui être redevable en ce sens. Si Catarina faisait pression sur Norbert pour lui octroyer un poste, rien ne ressortirait de bon. En revanche, un rôle au palais ducal et un rapprochement de la famille de son suzerain ne pourraient qu’être bénéfiques pour lui, et pour le comté entier. Antioche lui avait parlé de ça, une fois. « Faites-vous des alliés partout » qu’il disait, « chez vos vassaux comme vos protecteurs. » Peut-être faudrait-il commencer par ces derniers. De plus, Louis appréciait déjà l’idée de pouvoir passer de nouveau du temps avec cette demoiselle, qui plus est, en tête à tête. Une promenade, passer inaperçus,… D’ordinaire, le garçon aurait tourné ces suggestions comme une invitation à se rapprocher intimement. Toutefois, prendre des conclusions hâtives l’avaient déjà blessé par le passé, il serait sage de ne pas reproduire la même erreur avec la prunelle des yeux du Duc. Remarquant qu’un silence presque gênant s’était installé, perdu comme il était dans ses pensées, le jeune homme cligna des yeux et les détourna du visage de son interlocutrice en sentant ses joues rosir de nouveau.

« Ma foi… » reprit-il finalement, « je ne pense pas qu’il accepterait, même avec votre appui. Norbert est un homme qui ne revient pas sur ses décisions. Mais je vous remercie pour votre aide et vos paroles encourageantes, elles me réchauffent le cœur. Vous savez, peu de nobles ont pris le temps de me connaître ici, et votre attention me touche. Je serais ravi d’œuvrer à vos côtés dans l’intérêt du comté et du duché. Je pourrais peut-être vous retrouver à Soltariel une fois ces festivités terminées, après m’être assuré auprès de monseigneur l’archonte n’ait pas besoin de moi ? »

Mieux valait être précautionneux. Il ignorait encore tout des plans de son frère, mais Louis les connaissait, lui et son esprit tordu. L’ambition et l’arrogance l’amèneraient peut-être sur un sentier dangereux, mais il était encore trop tôt pour le dire. Il continua avec un sourire amadoué, recherchant à croiser son regard encore.

« Je ne pense pas que ma famille soit prête à recevoir une princesse ducale dans sa modeste maison ! Et puis, ce n’est pas tout prêt d’ici, les routes sont dangereuses, je ne souhaiterais pas qu’il vous arrive malheur. » Bien qu’avec moi, il ne vous arrivera rien, voulait-il ajouter, mais ça, ce n’était clairement pas quelque chose qu’on pouvait déclarer après quelques paroles échangées sur un banc. « Mais nous pourrions nous retrouver ici, ou peut-être aux portes pour une promenade à cheval, oui, et je serais ravi de vous parler d’eux. »

Sans trop de détails, évidemment.

Les paroles de la dame résonnèrent à ses oreilles. Elle disait vrai, Louis avait bien connu tout cela : le manque, le besoin, la pauvreté, la faim, la soif, la solitude aussi, les maladies, les blessures, la mort. Son quotidien d’antan n’avait rien à voir avec son aujourd’hui, où il ne manquait de presque rien. Qu’une noble de son rang ait un désir si ardent de protéger son peuple lui faisait vibrer l’âme, et un sourire rêveur apparut sur ses lèvres. Lorsque le rouge monta aux joues de la belle, il eût envie de lui prendre la main, de lui toucher la peau, de créer un contact au-delà de leurs paroles… Mais se retint à mi-chemin, redirigeant ses doigts vers sa propre nuque pour la gratter, feignant une gêne qu’il n’éprouvait pas.

« Vos paroles me touchent de nouveau, ma Dame. Vous semblez déjà connaître beaucoup de mon passé, et cela me trouble un brin. Que vous a donc raconté sa Grâce l’Archonte à table ? Ou peut-être sont-ce là seulement des déductions ? Si tel est le cas, vous m’en voyez très impressionné. » Il lui fit un sourire amical sans la quitter des yeux. « Je réfléchirais à un projet pour nous deux, quelque chose qui nous concernera, pour le bien de nos peuples respectifs. Peut-être mon frère me cèdera-t-il un poste important à la suite, oui. »

Il en doutait, mais ça valait le coup d’essayer. Norbert le savait capable d’exécuter et de suivre loyalement, mais Louis pouvait tout aussi bien mener des sujets seul. Après tout, il n’avait pas eu besoin de lui pour organiser leur protection ici, à Ydril. Le comte héritier regarda Catarina se redresser, et elle lui présenta son amie, donc. Une autre noble, pas du tout servante. Il cligna deux fois des yeux, comprenant avec difficulté l’incongruité de la situation, et se dépêcha de se relever à son tour pour s’incliner aussi.

« Ravi de vous rencontrer… toutes les deux. J’ose espérer que vous avez passé une agréable journée, et que cette belle soirée saura enchanter votre nuit. » Il se mordit la langue et reprit un demi-ton plus bas, offrant son plus beau sourire à l’amie de Catarina. « Dame Ginevra, ne sous-estimez pas votre position. Tout le monde sait très bien que sans nous, nos suzerains seraient complètement perdus. »

Il lui adressa un clin d’œil, et tenta fugacement un regard vers la princesse ducale. Les deux jeunes femmes étaient belles et charmantes. Il les dominait de sa taille et de sa carrure, et s’il s’était senti petit à leur arrivée, Louis était maintenant bien plus assuré, et soutenait leur regard sans problème. Après tout, ces nobles n’étaient finalement pas si différentes que les gueuses qu’il avait déjà pu connaître.

Abasourdi, Louis contempla les deux nobles, la bouche entrouverte. Ses yeux passaient de l’héritière à sa dame de compagnie, cherchant à comprendre ce qui les avait poussées toutes les deux à lui répondre tant à côté de la plaque. Il comprit finalement que ce monde n’avait rien à voir avec ce qu’il avait toujours connu. Les explications de Ginevra, en tout cas, ne le rassuraient pas. Si une noble éloignée l’avait compris, ce n’était sans doute un secret pour personne : tous savaient peut-être déjà que le sang de Louis et Norbert n’était pas pur. Il leur faudrait donc faire preuve de vigilance, et acquérir la confiance et la loyauté de leurs vassaux par des actions fortes et des promesses tenues. Enfin, des vassaux du comte, car le cadet n’était suzerain de personne aujourd’hui.

« Ma foi, » dit-il finalement dans un souffle, « je ne nierai pas vos déductions. Peut-être aurons nous l’occasion d’en discuter plus en détail dans les prochains jours. Mes dames. »

Le jeune homme s’inclina et leur offrit un sourire.

« Ce sera avec plaisir, Dame Catarina. Demain risque d’être une longue journée, puisque nous prêterons serment à sa Grâce l’archonte d’Ydril. Nous pourrons sans nul doute profiter de la fin de l’après-midi pour vous faire visiter les environs de cette magnifique cité. Passez une excellente nuit, et reposez-vous bien. Je transmettrai vos remerciements au personnel. »

Il les regarda s’éloigner, et lorsqu’elles disparurent des jardins, Louis prit à son tour le chemin du palais. Le garçon n’en avait pas fini, lui, et il ne souhaitait retrouver qu’une seule personne à ce moment, quelqu’un qui l’écouterait et qui saurait l’accompagner dans une nuit bien alcoolisée.