[Ruven]Toute chose a ses conséquences (PV Hendrick)

Ruven. Je regardais par-dessus la colline, assise sur le vaste chemin de garde, ce qui avait autrefois été un champ de bataille contre les Sombres. Ce qui avait un jour été le lieu d'une union entre des elfes et des hommes de différents peuples. Ce qui avait été le lieu de douleurs et d'atrocité... Encore aujourd'hui, lorsque je venais ici, je ne pouvais m'empêcher de repenser à la bataille de Ruven, à la torture que j'avais endurée aux mains des Drows, à cette rage de devoir voir les miens mourir les uns après les autres sous mes yeux, à la volonté de vivre malgré le chaud et le froid qui m'envahissaient. Et après cet épisode qui a marqué l'Histoire de Naelis, Ruven était devenue une cité relativement importante au sein du royaume. Comme quoi que la guerre pouvait également avoir de bonnes conséquences.

Une légère brise matinale souffla sur mon visage, faisant doucement danser mes longs cheveux blonds dans les airs. Je souris. En fin de matinée je partirai pour le fort Erlem et ensuite je rentrerai au château retrouver mes enfants. Enfin si tout se passait bien, parce que des bruits comme quoi qu'il y avait du grabuge dans le duché des Septmonts commençait déjà à parvenir à mes oreilles. Et ça, ce n'était pas particulièrement bon. Enfin... pour l'instant j'avais autre chose à penser que cela, dans le fond quelque chose de plus heureux : une discussion avec un homme originaire du même pays que mon mari, un archer qui a sans le vouloir pleinement mérité ma considération. Hendrick. Le hasard faisait qu'il se trouvait dans les environs et donc que je pourrais discuter avec lui ce matin. Discuté de quoi ? D'avenir. Parce qu'il était dommage de laisser un tel talent simple soldat. Et il faudrait que je fasse de même avec Asgëril bientôt... puisque j'en avais retenu deux au tournois d'archerie.

Je tournais ma tête vers la droite et vis le fameux Hendrick arriver, accompagné de l'un des chevaliers. Mon sourire s'élargit et je le saluais respectueusement alors qu'il arrivait à ma hauteur. Il savait qui j'étais et pourtant, rien sur moi ne montrait aux yeux de tous qui j'étais. Je n'avais pas spécialement envie de l'étaler aux yeux du monde et je considérais qu'il valait mieux que ceux qui m'étaient confiés sachent qui je suis en me reconnaissant réellement qu'en apercevant une quelconque couronne. N'est-ce pas ainsi que l'on reconnaissais les véritables meneurs ?

"Contente de vous revoir, Hendrick. Comment allez-vous depuis le tournois d'archerie ?"

Hendrick avait quitté Naelis pour quelques jours, laissant sa sœur s’occuper du piètre logis qu’ils avaient tant bien que mal réparé depuis leur petite mésaventure. Les souverains de Krish avaient été bien utilisés, si bien qu’il en restait encore assez pour tenir un mois sans rien faire… si le Sgardien se débrouillait pour ne pas forcer sur la bouteille. Auquel cas la bourse ne tiendrait pas la semaine… Pour veiller sur Danyal, Hendrick avait fait appel à l’un de ses vieux amis ; Esberth. Il n’aurait sûrement pas laissé sa sœur entre les mains de ce pervers de Gilles le Louche, ni avec Thierry la Frange, qui avait déjà essayé de la séduire. Esberth, lui, avait déjà une femme, et plusieurs enfants. Et contrairement aux deux autres larrons, il pensait beaucoup moins avec sa queue. C’est donc le cœur léger qu’il était parti, n’emportant avec lui que quelques provisions, sa francisque, son arc et ses flèches. Et un peu d’alcool aussi, évidemment.

Sa destination était Ruven, village dans lequel s’était établie une vieille connaissance. Hendrick n’avait pas entendu parler de Rickers ‘Neuf-Doigts’ depuis un petit temps déjà. Ils avaient fait le siège de Diantra ensemble, le premier, et le second. C’était d’ailleurs durant ce dernier qu’un de ces maudits soldats du Roi lui avait tranché l’annulaire. D’après les dires de Gilles, Rickers s’était échappé des geôles de Diantra pour aller brigander non loin des montagnes ancenoises. Finalement, profitant du chaos de la guerre en Péninsule, il avait pillé la maison d’un riche marchand, puis s’était dirigé vers Naelis, où il espérait échapper aux poursuites du bourgeois qu’il avait si honteusement dépouillé. Il s’était établi à Ruven, et travaillait le jour pour le compte d’un boucher. La nuit, nul ne savait ce qu’il faisait…

Seulement, voilà. Arrivé dans le village, il avait remarqué les hommes en armures rutilantes. Leurs tabards étaient éloquents ; ils étaient des Chevaliers de Naelis. Plus haut, sur le chemin de ronde du fort de Ruven, il aperçut une silhouette féminine, dont les longs cheveux blonds trahissaient l’identité. Il vit l’un des chevaliers se diriger vers lui, et comprit tout de suite pourquoi, même s’il était sidéré que la Reine Glinaina se souvienne encore de leur conversation. Hendrick avait encore beaucoup de choses à apprendre du comportement régalien. Il avait eu jusque-là l’image d’un Roy lointain, sur un balcon, saluant la foule, ou encore à cheval, haranguant ses troupes. Il n’avait jamais parlé à Goar, maintenant qu’il y pensait. Qu’aurait-il pu lui dire, cela dit ? Pas grand-chose. L’ancien Roy n’avait sûrement rien à foutre des péquenauds qui cultivaient autrefois ses champs. Et de toute façon, il était trop tard pour lui taper la causette, refroidi qu’il était sous son gisant.

Le chevalier qui était venu le trouver lui fit monter le fort. Il regarda attentivement chaque point de passage, retenant chaque bifurcation, au cas où il devrait un jour s’y rendre sans guide, et par ses propres moyens. Arrivé devant Glinaina, il ne put s’empêcher de remarquer à quel point sa modestie crevait les yeux. Nulle couronne, ni sceptre, ni hermine. Pourtant, tout le monde savait qu’il s’agissait de la Reine. En fait, tout avait l’air tellement plus facile à Naelis. Hendrick commençait à fort apprécier le Royaume.

Il se courba pour faire la révérence.

« Le plaisir est pour moi, ma Reine. J’vais fort bien depuis l’tournoi. Les gens m’paient des verres maint’nant, quand j’rentre dans une taverne. A croire qu’on est toujours un peu gagnant même dans la défaite, non ? »

Il sourit, ne sachant trop où était la limite de la familiarité qu’il pouvait se permettre. Il avait cru comprendre qu’à Naelis, les gens étaient libres de dire ce qu’ils voulaient. Néanmoins, il avait compris aussi qu’il y avait toujours une frontière à respecter. Il s’appuya contre les créneaux.

« C’t’un fort beau village ici, en tout cas… Vous visitez souvent vot’ Royaume ? »

"Le plaisir est pour moi, ma Reine. J’vais fort bien depuis l’tournoi. Les gens m’paient des verres maint’nant, quand j’rentre dans une taverne. A croire qu’on est toujours un peu gagnant même dans la défaite, non ?

Je ne répondis pas, le laissant continuer dans ses pensées alors que les miennes tentaient déjà de se tourner à nouveau vers ce qui avait été la bataille de Ruven et la façon dont je l'avais vécue. Extérieurement, cela avait été une victoire puisque nous avions mis à mal les Drows. Intérieurement... On est toujours un peu gagnant dans la défaite, à moins qu'elle ne soit totale... Hendrick n'avait pas tort sur ce plan là. J'avais même de quoi ajouter que c'était dans la défaite que l'on en apprenait le plus. Un exemple était le fameux tournoi d'archerie où, dans le fond, ceux qui avaient pu le plus découvrir étaient ceux qui n'avaient pas remporté le gros lot. Je regardais à nouveau l'archer qui se trouvait dorénavant à côté de moi.

-C’t’un fort beau village ici, en tout cas… Vous visitez souvent vot’ Royaume ?

Cette fois-ci une once d'amusement éclaira mon visage.

-Si je pouvais le faire tous les jours je le ferai, Hendrick. Je ne pense pas qu'il soit possible de veiller sur un royaume tout en restant à la capitale.

Je m'appuyais un peu contre les murailles et continuais, tout en montrant d'un geste ample l'environnement.

-Il y a encore quelques années cet endroit n'était qu'un petit village situé assez loin de la capitale. Sa seule particularité était d'être niché sur une colline et d'ainsi pouvoir offrir une position défendable. C'est l'unique raison pour laquelle la bataille contre les Drows s'est déroulée ici... Il y avait des Naelisiens, des Sgardiens, d'autres d'Ydril et même des archers elfes. L'armée sombre s'était positionnée plein est, pour désavantager leurs ennemis avec le lever du soleil. Le roi était là. Comme quoi qu'une petite chose peut rapidement gagner en importance suite à un simple événement, n'est-ce pas ? Il est à nous de faire attention à ce que les choses évoluent dans le bon sens.

Ruven n'était qu'un exemple. La personne que je ciblais était en réalité Hendrick lui-même, simple campagnard d'Oësgardie possédant la particularité d'être un excellent tireur. Je le regardais franchement.

-Et si vous me disiez qui vous êtes, exactement ? Il arrive que certaines personnes se fassent remarquer de manière similaire à celle de certains villages... si ce n'est qu'elles sont maîtres d'elles-mêmes, bien entendu."

La Reine marquait un point. Pour pouvoir gouverner avec sagesse, il fallait connaître les réalités de son royaume. Et apparemment, Glinaina les connaissait mieux que quiconque. Elle s’était mise à lui raconter cette fameuse bataille de Ruven, celle-là même qui avait scellé le sort de Naelis, et fait renoncer à toute prétention sur ce territoire aux Drows. C’était en mémoire de cet affrontement que les tournois avaient eu lieu dans le colisée naelisien, mais il n’en savait pas plus. A vrai dire, au bout de quelques campagnes auprès des pires crasses issues de la noblesse du Nord, Hendrick avait fini par comprendre qu’au final, toutes les batailles suivaient à peu près le même schéma. Deux armées, un no man’s land, un vainqueur, un vaincu. Des morts à la pelle. Et quelques survivants pour se rappeler leur nom ou leur frimousse.

Néanmoins, il devait avouer que cette illustre escarmouche comportait quelques petits plus. Une union pour le moins singulière, à vrai dire. Des gens de partout s’étaient battus pour que Naelis reste indépendante. Des Ydrilotes, des Oësgardiens, des Elfes… A bien y réfléchir, on pouvait trouver une certaine légitimité dans la victoire de cette coalition face à l’ennemi noirelfique. Si tant de gens, aussi différents les uns des autres, avaient affronté le même ennemi, au même moment, au même endroit, c’était que Naelis en valait la peine. Et comme il avait pu le voir en arrivant dans le Royaume, il y faisait bon vivre. La Cité donnait envie que l’on se batte pour elle. Et ça, ça valait sûrement une armée entière.

La question finale que posa la Reine prit Hendrick de court. Il la regarda, toujours appuyé sur les créneaux. D’abord, il chercha ses mots. Qu’avait-il d’intéressant à raconter à la souveraine des Naelisiens ? Mouais, pas grand-chose. Néanmoins, il parla.

« Heu… Moi ? De là d’où j’viens, chuis pas tellement considéré comme quelqu’un. J’viens du côté d’Überwald, une seigneurie en Oësgard. C’tait pas un grand village, hein, il avait pas vraiment d’nom non plus. Et puis, c’tait dangereux, y avait des gobelins dans la forêt. J’étais un serf de Norman le Terrible. Il était baron avant d’crever à Amblère. J’ai fait pas mal de campagnes dans les osts nordiens. Puis, quand ça a commencé à barder pour tout l’monde en Sgardie, avec les troupes royales qui s’livraient au pillage, la peste qui f’sait des ravages, et les brigands qui commençaient à mettre à sac les p’tits villages, j’me suis barré avec ma famille. Reste plus que moi et ma sœur, maintenant. A Naelis. »

Il avait tenté de résumer la chose de la manière la plus concise. A vrai dire, il y avait eu beaucoup plus que ça, mais cela valait-il la peine d’être dit ? Les morts, l’errance thaarie, la Drow salvatrice… Il n’allait pas non plus embêter Glinaina avec tout ça. Aussi, il préféra s’arrêter là, s’humectant les lèvres, un peu gêné. Il eut soudain une idée.

« Mais, si c’est pour mon habil’té à l’arc, la question, alors j’dirais simplement qu’c’est beaucoup d’pratique, et depuis tout jeune. »

Hendrick sourit. Ses amis avaient toujours cru que c’était une réponse bateau, quand ils lui demandaient comment il était devenu aussi bon au tir. Pourtant, ce n’était que la stricte vérité. Par chez lui, on aurait préféré dire que c’était en forgeant que l’on devenait forgeron, mais bon… Il n’aimait pas les forgerons.

Sa curiosité finit tout de même par l’emporter, et comme il savait à présent qu’il avait le droit de parler plus librement, il décida de se lancer.

« Par contre, vot’ mari… Sa Majesté le Roi… Il vient d’quel coin d’Oësgard ? »

J'écoutais, prêtant toute l'attention nécessaire à celui vers lequel mon regard ainsi que celui du conseil s'était tourné. J'en savais un minimum sur lui, voire même plus que je ne devrais, mais je préférais entendre ses propres mots le concernant. Avoir des informations d'un service secret était bien. Pouvoir rencontrer la personne soi-même était mieux, en l'occurrence. Enfin... Lorsqu'il eut fini de répondre à ma question, se disant que je devais certainement lui demander comment se faisait-il qu'il sache si bien manier l'arc, il en posa une sur mon mari. Je réfléchis un temps, admirant le paysage qui s'offrait à nous tout en me rappelant ce que Glenn avait pu laisser échapper comme anecdotes sur la bataille de Ruven. Il avait eu peur pour moi, bien plus qu'un roi ne se le devrait envers l'un de ses lieutenants, au point que ma condition l'avait mis à cran. Il fallait dire qu'il y avait de quoi... les Drows ne m'avaient laissée vivre en dernière uniquement parce que j'étais la plus haut gradée. Et encore, cela relevait du miracle que l'on m'ait retrouvée vivante une fois la bataille terminée.

"D'un lieu que je n'ai jamais eu l'occasion de connaître et que je ne connaitrai jamais."

J'étais pensive alors que je prononçais ces paroles. Je dois avouer que je n'avais pas forcément envie de trop me rappeler Glenn en ce moment-même, et ce pour de multiples raisons : l'état dans lequel il était plongé me faisait mal, au point que parfois j'avais besoin de ne pas penser à son comas et à l'espérance que j'entretenais concernant cela ainsi que nos enfants. De plus, je ne pense pas qu'il aurait apprécié que je parle de son passé à quelqu'un qu'il ne connaîtrait peut-être jamais malgré son talent pour l'archerie. Aussi entrais-je dans le véritable sujet de cette conversation.

"Dites-moi, Hendrick, vous qui êtes dans l'armée, que pensez-vous d'elle ?

Je le laissais parler et, une fois qu'il eut fini, je posais une autre question plus personnelle.

- Et que pensez-vous de votre place au sein de cette armée ? Pouvez-vous utiliser pleinement ce don que vous avez ?"

Voilà, c'était clairement sous-entendu. La balle était désormais dans son camp.

Apparemment, elle ne savait pas grand-chose sur l’origine de son mari. Hendrick comprenait mieux que quiconque que se vanter d’être né quelque part sur la terre maudite d’Oësgard était un chouïa paradoxal. C’était un endroit de perdition, que bien peu d’hommes arpentaient sans perdre quelque chose, que ce soit physiquement ou mentalement. Néanmoins, cela aurait pu être amusant pour l’archer de découvrir que le Roi de Naelis avait fait partie de son village, ou d’un autre endroit proche de chez lui. Ça, c’était quand même de l’ascension sociale… Et plus d’un noble en Péninsule devait grincer des dents en entendant l’histoire fameuse d’un gueux devenu roi. Rien que pour cela, Hendrick respectait beaucoup Glenn Hereon. Il prouvait que naître dans la bourbe oësgardienne ne condamnait pas forcément à la malchance absolue.

Il remarqua aussi que sa question l’avait visiblement dérangée. Il se sermonna intérieurement en se remémorant que son mari était toujours malade… Elle s’inquiétait pour lui, et c’était normal. Lui, en revanche, avait fait une belle connerie. Gêné, il dit :

« J’vous demande pardon, ma Reine. J’ai parlé sans réfléchir. »

Puis, après coup, elle lui demanda son opinion sur l’armée. Hendrick se gratta pensivement la barbe, regardant les plaines au loin, là où la bataille de Ruven avait eu lieu. Qu’en pensait-il ? A vrai dire, beaucoup de choses se bousculaient dans sa tête. Ses années de service dans un ost avaient été à la fois les pires et les meilleures années de sa vie. Au sein des troupes du Nord, il avait rencontré ses plus fidèles amis, gagné plus que ce qu’il ne produisait en une année grâce aux pillages et au jeu des osselets. Mais il avait aussi beaucoup tué, et vu plus de massacres qu’il n’aurait dû. Participer aux guerres l’avait fait vivre, tout en le faisant un peu mourir à la vue de la folie que pouvait perpétrer les Hommes. Il se souvenait distinctement de Courboeuf, de Nulhadon, de Diantra… d’Amblère également. Tous étaient devenus des festins pour les corbeaux. Et Hendrick s’en était toujours sorti, tenant la plupart du temps le coup grâce à l’alcool.

Finalement, il décida de s’aventurer sur le sujet :

« L’armée… J’dirais qu’il faut une armée, vot’ Majesté. C’est vital. Pour s’défendre en cas d’attaque, puisque les gars d’en face en auront une, de toute façon. Aussi, faut dire que l’armée de Naelis est bien différente des osts péninsulaires, ça j’peux vous l’dire ! »

Il s’appuya un peu plus sur les créneaux.

« Mais c’est la guerre que j’aime pas. J’l’ai vue trop souvent et sous des formes bien trop extrêmes pour encore l’apprécier comme quand j’étais tout jeune. C’la ne m’empêche pas d’combattre. Seul’ment quand il le faut. Pour défendre mon chez-moi, par exemple, Majesté. »

Il avait tenté d’être honnête sur cette question assez pointilleuse. En général, les militaires aimaient la guerre comme elle était, et il savait que Glinaina avait été lieutenant auparavant. Peut-être son point de vue sur les hostilités était bien arrêté, bien différent du sien ? Et bon… c’était la Reine. Il n’avait cependant pas vu venir la seconde question, qui le prit un peu de court. Il avait réfléchi intensément, plissant les yeux légèrement, son air neutre toujours bien ancré sur son visage pour voiler ses réactions. Il s’humecta les lèvres, regardant ensuite la souveraine Elfe.

« En toute sincérité, vot’ Majesté… J’me sens un peu sous-estimé. Pas que j’me vois non plus comme l’archer ultime, même si les autres avaient tendance à l’croire pendant mes campagnes au Nord… Mais comme chuis assez nouveau en ville, c’est normal qu’ils m’aient foutu à la garde plutôt qu’aut’ part. Et pourtant, vous l’avez vu vous-même Altesse, j’tire très bien. Donc… j’dirais que vous gagneriez un archer d’exception à m’mettre là où j’pourrais utiliser mes capacités au mieux. J’ai bien appris, et j’sais aussi enseigner aux autres. Je m’souviens, pendant la guérilla qu’on menait dans les Monts d’Or contre l’ost de Clairssac, j’formais les jeunes gars à tirer. »

C’était un peu comme s’il voulait une augmentation. Et la Reine devant lui était sûrement la meilleure personne à qui la demander. Et jusqu’à présent, c’était peut-être la plus longue tirade qu’il ait prononcée depuis son départ de Sgardie. Hendrick avait toujours été laconique, mais parfois, il lui arrivait d’avoir de longues et animées discussions avec ses amis. Une habitude qu’il avait perdue, en même temps que la trace desdits amis.

Comme toujours lorsque je discutais avec quelqu'un, je le laissais parler sans faire de bruit ou laisser des mimiques montrer quoi que ce soit de mes pensées afin de laisser l'autre s'exprimer avec un maximum de sincérité. Et là, juste en le laissant s'exprimer, j'étais amusée de l'entendre demander à être à un poste plus approprié à ses talents d'archer tout en me faisant remarquer avec quelque gêne que j'avais bien pu voir qu'il visait très bien. Ah ça... bien sûr que j'avais pu voir ! Moi-même étant archère, je n'avais pu que remarquer son talent. Mais là n'était pas le point sur lequel mon esprit décida de s'arrêter : il avait formé de jeunes soldats en archerie. Cela pouvait être intéressant, surtout qu'il n'avait rien à prouver concernant ce qu'il savait faire avec un arc et une flèche.

"Vous avez formé des jeunes à tirer... dites-vous ? Je lui adressais un sourire presque espiègle. Très bien, suivez-moi."

Sans lui laisser la possibilité de répondre, je marchais sur le tour de garde et descendis les premiers escaliers que je croisais. Je marchais tranquillement à travers la ville, faisant attention aux chantiers et m'arrêtant afin de saluer ceux qui s'inclinaient devant moi. Ce n'était rien, juste quelques mots, signifier à la personne qu'il avait de l'importance. Et pourtant je savais qu'à leurs yeux cela valait beaucoup. Au bout d'un moment nous arrivions à un endroit où se trouvaient quelques bonhommes de paille - enfin du moins fallait-il imaginer que c'étaient des bonhommes - ainsi que quelques soldats. Visiblement en repos, ils se levèrent brusquement à mon approche et se mirent au garde-à-vous. Je leur fis un signe pour qu'ils reprennent leurs activités et leur demandais au passage s'ils pouvaient me passer un arc. Ils se regardèrent et l'un d'eux finit par réagir à ma demande. Hé ben, ils n'avaient pas l'air des plus réactifs, ça faisait peur... Quoi qu'il en soit, je pouvais enfin me tourner vers Hendrick et, sans montrer aucune gêne, lui fis une demande très particulière qui avait de quoi étonner tout le monde.

"Puisque vous avez déjà formé à l'archerie, j'aimerais bien vous voir à l'oeuvre. Alors imaginez que je suis une jeune elfe n'ayant jamais tenu un arc de sa vie mais qui doit bien essayer avant de savoir s'il faudrait la mettre à l'archerie ou au corps-à-corps. Et vous êtes mon mentor, c'est la première fois que vous me voyez !"

Une mise en situation, voilà ce que je lui proposais... et le pauvre était loin d'être au bout de ses peines ! Parce que s'il se souvenait bien, je pouvais me montrer être mauvaise élève lorsque je le voulais. Mais encore mieux, celui qui était en moi pouvait être bien pire. Et cela faisait un bon moment qu'Ust'kor ne s'était pas franchement amusé...

Le sourire de la souveraine avait quelque chose d’étrange. Elle lui avait demandé de le suivre, ce qu’il avait fait. Mais il se demandait ce qu’elle avait derrière la tête. En tout cas, lors de la marche, il put se rendre compte de la popularité de Glinaina auprès du peuple, de la même façon qu’il avait pu l’admirer à la fin des épreuves du tournoi d’archerie. Les gens s’inclinaient, et elle leur parlait. Goar, ou même Norman, lui avaient-ils jamais dit quoi que ce soit ? Ha, maintenant qu’il s’en rappelait, si. Un bon gros gantelet en pleine poire, ça comptait ? Ça lui avait fait assez mal pour qu’il s’en rappelle en tout cas. Feu le Baron d’Überwald était du genre costaud… Conscient qu’il ressassait le passé, il reprit une gorgée de son outre, continuant de suivre la Reine de Naelis.

C’est au moment où ils débouchèrent sur un terrain d’entraînement qu’Hendrick sut que ses soupçons étaient bel et bien fondés. Il vit toute la jeune coterie de bleubites se relever, se demandant lequel d’entre eux allait répondre à la demande de sa souveraine et lui donner un arc. Finalement, l’un des hommes lui en céda un, et ce fut une toute autre demande encore plus incongrue à laquelle Hendrick dut répondre. Il allait devoir faire une démonstration, ça, il s’y était attendu. En revanche, entraîner la Reine elle-même… Elle n’en avait même pas besoin ! Mais soit. Il le ferait, et lui montrerait de quoi il était capable. Tout ce qu’il avait à faire, c’était se remémorer les anciens tuyaux paternels, et les bons mots des vétérans.

Hendrick croisa les bras, un léger sourire sur le visage.

« Très bien. Alors, on va commencer par le commencement. Gauchère ou droitière ? »

Hendrick connaissait la réponse. Mais elle voulait jouer le jeu, alors lui aussi le jouerait à fond. Il montra les deux prises différentes, d’une main à l’autre.

« Pour tirer loin sans fausser la trajectoire, en général, on a un œil qui dit la vérité. Cet œil, c’est souvent celui d’not’ bras d’arme. Alors, prenez l’arc dans vot’ bonne main, Majesté… heu, j’veux dire, recrue. »

Les gens le regardèrent étrangement, et il se demanda s’il avait bien fait… Peut-être qu’à trop jouer le jeu, il irait aussi trop loin ? Quoi qu’il en soit, il réfléchit un instant, se rappelant les jours où son père Childrick n’avait pas encore totalement sombré dans l’alcool, et chassait la perdrix avec lui. Néanmoins, le tir de chasse n’avait rien avoir avec le tir militaire. Il puisa donc dans ses souvenirs de Diantra, d’Amblère, de Nulhadon… Il y avait tant d’exemples qui lui venaient en tête, là, tout de suite. Mais il enchaîna, se rapprochant de la Reine pour lui montrer la position à adopter.

« L’ennemi ne doit voir que la silhouette de l’archer. Son corps est… heu… comment ça s’dit encore ? Ha oui ! Perpendiculaire à la cible. Ça permet de tirer la corde de façon… heu… optimale, c’t’à dire jusqu’à la joue, ou la commissure des lèvres. Faut aussi faire gaffe au bras qui tient l’arme. Rentrer l’coude à l’extérieur, bien saisir la poignée, aussi. »

Il joignait le geste à la parole, montrant l’extension de la corde, se tenant très droit, répétant plusieurs fois sous les yeux de la Reine la rentrée du coude, pour qu’elle puisse faire de même… et ce bien qu’il savait qu’elle en était capable, mais bon ! C’était un peu le but du jeu… Il montra également quelle position il fallait avoir avec ses jambes.

« Bien ancré dans l’sol. Les jambes écartées l’une de l’autre, et les pieds dans la même direction que l’buste. Allez, montrez-moi comment vous vous débrouillez déjà là-dessus… »

"Très bien. Alors, on va commencer par le commencement. Gauchère ou droitière ?
- Euh... Gauchère, Monsieur !"

J'attendis, écoutant comme une jeune adolescente les conseils de mon nouveau maître d'arme. Enfin, d'apparence. Parce qu'en réalité j'évaluais tout ce qu'il pouvait dire et faire, recherchant chaque oubli pour jouer dessus et voir comment il allait rectifier le tir. Et le premier point, sur lequel je ne mentais même pas, était que j'avais la particularité de ne pas faire partie de la majorité : j'étais gauchère mais mon oeil directeur était le droit. Aussi Hendrick risquait-il d'avoir de mauvaises surprises lorsque arriveraient les premiers résultats... mais nous étions loin d'y arriver, malheureusement pour lui.

"Pour tirer loin sans fausser la trajectoire, en général, on a un œil qui dit la vérité. Cet œil, c’est souvent celui d’not’ bras d’arme. Alors, prenez l’arc dans vot’ bonne main, Majesté… heu, j’veux dire, recrue."

J'eus un petit sourire lorsqu'il se reprit pour m'appeler "recrue". Je vis du coin de l'oeil que ceux qui nous regardaient étaient pour la plupart offusqués que l'on puisse parler à une reine de la sorte, mais ceux-là devaient avoir oublié qui était cette reine, quel avait été son parcours. Et le simple fait que j'ai été soldat puis lieutenant au sein de la Garde de Naelis devrait faire deviner que je préfèrerais lors d'un tel exercice que l'on joue le jeu de l'armée au lieu qu'on m'appelle en continue "majesté". Et puis, j'avais demandé à ce qu'il imagine que je sois une jeune elfe n'ayant jamais manipulé d'arc... cette jeune elfe n'était pas obligée d'être de sang royal ! Enfin bref. J'étais bien partie pour refaire ma mauvaise élève du tournoi d'archerie.

Quand il montrait un geste, je m'appliquais à le reproduire avec bonne volonté mais avec plus ou moins de défauts : avoir ses pieds alignés au buste, verrouiller son bras... mais les genoux pliés, le buste penché vers l'avant, le tronc du corps tout simplement pas verrouillé donc bancal au moindre effort lié au bandage de l'arc. En somme, plein d'erreurs fréquentes, que ce soit de la part d'humains ou de jeunes elfes. Aussi lorsque le maître d'arme me demanda de lui montrer comment je me débrouillais, il se retrouva devant une fille bien mal positionnée... qui le regardait avec un grand sourire naïf.

"C'est bien comme ça, Monsieur ?"

Se faire appeler ‘monsieur’ par une Reine, à mon avis, y a qu’à Naelis que c’était possible. Néanmoins, il se sentit bien plus en confiance, en voyant qu’il pouvait véritablement se livrer à ce jeu.

La position de Glinaina fit rire intérieurement Hendrick. Par les Cinq, il savait qu’elle le faisait exprès, mais c’était typiquement les erreurs communes. Ici, il ne pouvait pas vraiment ni utiliser l’insulte, la raillerie ou le petit coup de bâton là où il y avait un défaut de position. Non, il ne pouvait définitivement pas le faire, et il n’était pas vraiment sûr d’en avoir l’envie non plus. Il ne put laisser s’échapper un mince sourire, alors qu’elle lui demandait sur un ton innocent si tout était correct. Il regarda un instant la Reine de Naelis. Puis, avec un peu d’humour :

« Parfait. Tu vas pouvoir chasser les vers de terre maintenant, félicitations. »

Une des véritables recrues gloussa, avant de s’arrêter face aux regards insistants que lui lançaient ses compagnons. Hendrick lui fit un clin d’œil, avant de revenir à Glinaina. Il tapota un genou avec son pied.

« Genoux bien droits. »

Il s’arrêta à côté de sa Reine, pour délicatement ramener ses épaules vers l’arrière.

« Tu tires droit d’vant toi, pas vers le sol. Reste bien droite, recrue. Les taupes t’en r’mercieront. »

Il sourit, avant de se reculer un peu en arrière, et d’étudier la position de Glinaina d’un peu plus loin. Il croisa les bras.

« Tiens-toi bien sur tes assises. Quand tu banderas ton arc, j’veux juste voir la corde et les bras bouger. Ton corps doit bien rester immobile, sinon, ça fausse le tir. »

Il s’approcha à nouveau d’un pas.

« Aut’ chose. Quand tu tireras, tire après avoir expiré. Ça t’aide à contrôler les tremblements… »

Il regarda la cible, mains à présent sur les hanches. Son regard glissa ensuite sur Glinaina, et il désigna de la main la cible.

« Maint’nant, il ne reste plus qu’à viser le point rouge. Et, j’te vois. T’as pas intérêt à cligner des yeux pour tirer. Erreur de débutant. Tu dois bien conserver la perspective. »

Après ce dernier conseil, l’archer d’Oësgard fit un signe de tête approbateur, puis regarda l’action se dérouler.

Ah, il l'avait remarqué ! Et mieux encore, il arrivait sans difficultés à me remettre dans la bonne position afin de pouvoir tirer correctement. J'appréciais sa manière de faire, son humour, le jeu dans lequel il s'était pris à ma demande. Juste qu'il restait un point qui dès le départ n'allait pas et qui allait être assez rapidement visible. Comme mon mentor du moment me l'indiquait, je fis attention à mes genoux, mon coude, mes assises, tous ces détails importants pour un débutant. Bien en place, je visais bien avec les deux yeux le point rouge sur la cible. Un instant, j'eus une pensée pour ma mère : elle s'était décidée, tout comme mon père, à m'apprendre à manier les armes lorsqu'elle rentrait de l'armée alors que je n'avais qu'une petite cinquantaine d'années. Et étant donné qu'elle était archère, c'était elle qui m'avait donné toutes les bases voire même plus dans cet art. C'était à elle et à tous ceux dont elle avait appris que je devais de ne manquer que très rarement mes tirs. J'expirais, puis lâchais la corde de l'arc. La flèche partit précipitamment vers ce que la jeune recrue que j'interprétais pensait être le point rouge au centre de la cible pour au final se ficher dans une botte de paille loin de ma cible. Je baissais l'arc et le regardais, une mine dépitée sur le visage.

"Euuuh... oups ?"

J'attendais de voir si Hendrick avait remarqué quel était le problème, quitte à ce qu'il me fasse retirer de la même façon. J'avais déjà vu et remarqué beaucoup, mais je préférais voir davantage avant de me décider quant à la décision finale concernant ce brillant archer.

Le parcours de la flèche était éloquent. Lorsqu’elle se planta dans la paille un peu plus loin que la cible, Hendrick arqua un sourcil. Ses bras se replièrent contre son torse, et il analysa le tir d’un air critique. Les autres recrues, effarées, restaient silencieuses face à cet échec, pour le moins… inattendu. Hendrick se gratta la barbe d’une main, avant de soupirer.

« He beh, ton œil doit sûrement t’mentir, j’vois pas d’où ça peut venir d’autre. »

Il la vit baisser son arc. Et avant qu’elle ne change sa position, il leva le doigt.

« T-t-t… On garde la position. Bon, voyons voir… »

Il prit l’arc de Glinaina, et le déposa doucement contre une caisse à côté de lui. Il revint ensuite près de la Reine-recrue pour se mettre à côté d’elle. Il la regarda un instant, puis mit ses bras en avant.

« Fais comme moi. Voilà, comme ça. Ensuite, tu formes un triangle avec tes mains. »

Paumes vers la cibles, les doigts tendus, il forma un triangle de vision avec ses pouces et ses index, Presque équilatéral, il était pointé vers la cible.

« Bon, maint’nant, tu vas mett’ la cible au milieu d’ton triangle. C’est fait ? Bien. Tu vas à présent fermer un œil, puis l’autre, afin de voir avec quel œil t’arrive à garder la cible au milieu. Là, tu verras quel œil te dit la vérité. »

Il attendit que Glinaina répète ce geste. Puis, avant qu’elle ne puisse s’exprimer, lui reprit son arc pour le lui donner.

« Pas la peine, j’sais déjà que t’avais pas ta bonne main sur l’arc. C’est marrant, parfois, quand les gens n’ont pas le même œil que leur main. On peut pas toujours prévoir. Mais ça s’corrige facilement. »

Une fois qu’elle eut repris l’arc dans sa bonne main, il réétudia sa position.

« N’oublie pas les genoux droits. Le dos droit. Les assises. La respiration. Tout ce que j’t’ai dit auparavant… La position, c’est un réflexe à attraper, et une fois emmagasiné, on peut tirer un lapin dans l’œil à cent mètres. »

Une jeune recrue pouffa à l’arrière. Hendrick tourna la tête.

« Tu n’me crois pas ? Attends un peu qu’j’aie fini avec la Reine… enfin, cette recrue, et après, j’te montre comment on fait. »

Les autres regardèrent le jeune homme qui s’était levé, puis rassis en maugréant. Le regard d’Hendrick se tourna à nouveau vers Sa Majesté, un sourire en coin.

« Vas-y. »

Intérieurement, je souris. Il avait compris et rectifiait le tir en faisant bien attention à ce que faisait son élève. Le triangle étant sans équivoque : mon oeil directeur était le droit et non le gauche, contrairement à ma main directrice. Je laissais Hendrick me redonner l'arc, le posant cette fois-ci dans ma main gauche, puis faire en sorte que je reprenne une position de tir correcte. Verrouiller le bassin, le torse, le coude, bien être peerpendiculaire à la cible, remonter l'arc tout en rapprochant l'empenage de la flèche de sa mâchoire... Je n'avais plus qu'à laisser le projectile vibrer dans l'air et j'atteindrais le coeur de la cible, le plus simplement du monde. Malgré moi, un fin sourire se dessina sur mes lèvres alors que je ne lâchais pas la corde comme ceux qui me regardaient pouvaient s'y attendre. Je levais un instant les yeux vers le ciel et sans demander la moindre autorisation, je fis basculer mon buste afin que ma flèche prenne la direction du ciel et lâcha la corde. Je baissais les bras, sans me départir de mon sourire, puis regardais Hendrick lorsque je fus sûre que la flèche allait bien se planter là où je l'avais espéré.

"Merci Hendrick. Mais je ne suis pas sûre que vous aurez besoin de faire une démonstration de vos talents d'archer..."

En effet à ce moment-là tomba du ciel un oiseau qui avait eu le malheur de venir à cet endroit à ce moment-précis, transpercé de part en part par le projectile que je venais de laisser filer. Le cadavre s'écrasa sur le sol non loin des gardes qui regardaient la scène. Sans m'occuper du pauvre animal je continuais, reprenant dorénavant mon rôle de reine.

"Mais si persistez à vouloir lui montrer que l'on peut atteindre l'oeil d'un lapin à cent mètres, vous êtes libres de le faire. En attendant, félicitations Hendrick ! Vous avez su me montrer ce que je cherchais en vous, même s'il sera au commandant Malfer de vous tester une dernière fois pour savoir quoi faire de vous. Par contre... Là je m'approchais de l'archer, pour que les autres n'entendent pas ce que j'avais à lui dire. Si vous voulez vous occuper d'hommes ou bien être considéré comme étant l'un des meilleurs archers de Naelis, il va falloir que vous arrêtiez de passer votre temps à boire de l'alcool. Je n'accepterai pas une personne de votre trempe alcoolique. M'avez-vous bien comprise ?"

Lorsque l’oiseau retomba sur le sol, Hendrick regarda le corps désarticulé de l’animal, transpercé d’une flèche en travers de la cage thoracique. L’une de ses pattes tressaillit un instant, avant de s’arrêter complètement de bouger. Un réflexe banal pour l’habitué, mais qui ne manquait jamais de fasciner les jeunes gens qui n’avaient encore jamais chassé ou vu de mort de leur vie. Son regard plongea alors dans celui de Glinaina, qui rayonnait d’un sourire satisfait et goguenard. Elle savait très bien ce qu’elle valait, et Hendrick aussi. C’était cette confiance, et cette capacité à se rapprocher des plus humbles qui parvenaient à gagner le respect de l’archer. Jamais ses chefs n’avaient été aussi proches de lui. Et aucun d’eux, il le savait à présent, n’avait mérité leur position dans la hiérarchie.

La Reine le félicita, et l’informa que le Commandant Malfer prendrait la suite. Il savait qu’il ne fallait pas se réjouir trop vite, mais peut-être prendrait-il du galon, après tout. Dans une armée féodale, il ne valait pas un clou. Mais dans une armée comme la Légion, là, le mérite comptait avant tout. Ils appréciaient sans doute son potentiel à sa juste valeur… Si bien qu’il se disait qu’il pouvait encore grappiller quelque chose s’il le touchait, l’œil de ce fameux lapin !

En revanche, la dernière phrase de Glinaina, dite en privé, ne fut pas réjouir Hendrick plus que cela. Arrêter de boire. Danyal sort de ce corps ! Il regarda Glinaina droit dans les yeux. Il savait que boire autant n’était pas sage. Et il savait aussi qu’il en avait besoin. Sans cela, il n’aurait pas tenu. Comment lui en vouloir ? Chaque personne sur cette terre maudite avait un vice, qu’il soit caché ou profondément enfoui. N’avait-il pas le droit à ses propres démons ? Sa propre addiction ? Apparemment non.

Il finit par acquiescer.

« A vos ordres, Majesté. »

Il préférait que cela ait l’air d’un ordre. Car il était plus enclin à le suivre. Si sa Reine voulait quelque chose, n’était-il pas censé obéir ? Il s’exécuterait, comme un bon et loyal Naelisien.

Afin de changer de sujet, il porta à nouveau son attention sur l’oiseau, qui s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Hendrick le pointa du doigt.

« … Je peux le récupérer ? Pour manger. »

Après tout, mieux valait ne rien gâcher. Il se saisit de l’oiseau mort. Une fois déplumé et cuit, il serait sans doute délicieux. Cela lui rappellerait les perdrix, qu’il chassait sans gêne dans les forêts de Sgardie, avec ou sans son père. Peut-être entendrait-il à nouveau la voix riche de Matthias, ou celle, enrouée, de sa mère ? Brunhil, elle, n’avait jamais aimé manger les oiseaux, qu’elle préférait voir voler au loin, dans le firmament.

Finalement, Hendrick se demandait s’il était sage de se rappeler tout ceci. Il réprima une furieuse envie d’aller chercher son outre, jetant un dernier regard à la Reine de Naelis. Il devait être un bon et loyal sujet.

Son corps en voulait autrement.