La couronne du Grand-Roi

Suivi par ses gardes, le Thane du clan Poing-de-Fer suivait en silence l’une des galeries souterraines qui s’enfonçait profondément sous les montagnes du Septentrion. Une décennie auparavant, le lieu avait du être sublime, chaque mètre carré de la galerie se trouvant couvert de runes ou de gravures à la gloire des rois nains, encensant leurs exploits et la grandeur millénaire du peuple barbu. Il n’en restait hélas pas grand-chose, la lave du volcan ayant tout ravagé lors des terribles journées de la fureur divine. Runes et sculptures avaient fondues sous la chaleur magmatique, et le tunnel se trouvait presque désormais ramené à l’état d’un boyau naturel. Ça et là apparaissaient quelques gravures taillées à la hâte, que le Thane déchiffra en souriant. « Nous sommes de retour », « les Poing-de-Fer vaincront », « cette montagne est la nôtre », ces messages et d’autres du même style témoignaient de la rage des siens à conquérir de nouveau la cité souterraine.

Si en surface les choses s’apaisaient, il n’en allait pas de même dans les profondeurs. Au fur et à mesure que les nains pénétraient dans leur ancienne capitale, ils se voyaient confrontés à des abominations toujours plus nombreuses et plus puissantes. Le sang coulait dans les profondeurs, et si les qualités martiales des nains leur permettaient souvent de l’emporter, la liste des tués au combat ne faisait que s’allonger. Continuant la politique qu’il avait suivi durant son exil au Nivor, Hardrek intégrait régulièrement de nouveaux nains dans son clan lors de grandes cérémonies rituelles réunissant tout ce que Fort Garmin comptait de population. Le message se trouvait simple : le Kirgion appartient au clan Poing-de-Fer, et pour appartenir au clan Poing-de-Fer il vous faut combattre à ses côtés. Se porter volontaire pour accompagner les patrouilles dans les tunnels les plus profonds constituait le meilleur moyen pour les nouveaux arrivants dans la région de préparer leur future intégration au clan.

Montrant l’exemple, chaque ennéade le vieux Thane menait lui-même des patrouilles, refusant de laisser ses soldats prendre des risques qu’il n’aurait osé aller affronter. Si l’âge commençait à lourdement peser sur ses robustes épaules, Hardrek demeurait un guerrier reconnu par ses pairs, sans compter qu’il disposait du meilleur équipement que les forges naines pouvaient procurer. Plus d’une lame de gobelin, plus d’un croc de monstre s’étaient brisés sur son armure. Caressant le rêve de reconquérir un jour l’ensemble de la cité, Hardrek maintenait son clan sous pression, les poussant toujours plus profond dans les entrailles du monde, à la recherche de la gloire perdue de leurs ancêtres. Ses proches conseillers seuls connaissaient son véritable objectif : retrouver la salle du trône du roi Garmin, symbole à travers toute la Nanie de la royauté détruite.

La présence du Thane ce jour-là dans les galeries inférieures faisaient suite à une découverte récente : lors des fouilles en vue de trouver un filon de minerais, les mineurs nains avaient atteint d’anciens quartiers de la noblesse, ce qui indiquait qu’ils s’approchaient des logis royaux. Hardrek demeurait toutefois prudent, sachant que l’éruption volcanique avait profondément modifié la typologie des lieux, détruisant maints couloirs ou accès, en ouvrant de nouveaux. Rien ne prouvait d’ailleurs que la salle du trône serait toujours accessible, ni même qu’elle avait survécu à la catastrophe. Le trône de Garmin pouvait aussi bien se trouver à seulement un coup de pioche d’eux qu’enseveli sous des milliers de tonnes de pierres et perdu à jamais. Mais l’espoir de le retrouver motivait les nains à continuer leurs excavations.

Et si nous le retrouvons, murmura Hardrek à voix basse tout en avançant, que devrais-je en faire ? M’y asseoir et revendiquer la suzeraineté sur les nains ? Cela risque de déclencher une guerre civile. Mais si je ne m’assois pas sur le trône, qui le fera ? Comment ressouder l’unité des nains sans ceindre la couronne de Garmin ?

Presque aucun bruit ne résonnait dans les profondes galeries de la cité souterraine. Malgré leur masse corporelle et leurs lourdes armures, les nains savaient se déplacer avec une discrétion absolument remarquable, leurs pieds chaussés de fer ne s’appuyant que sur des portions de roches solides ne risquant pas de crisser. Si les elfes pouvaient se mouvoir en forêt comme des ombres, les nains faisaient de même sous terre, seule la maigre lueur des torches dévoilant leur présence.

Plus le petit groupe s’enfonçait vers le cœur du monde, plus les traces de l’éruption volcanique devenaient visibles. Dans les tunnels supérieurs, les nains du clan Poing-de-Fer avaient réussi à cacher les dégâts en taillant de nouveau les parois des grandes salles, mais le secteur où ils se trouvaient était à la limite de leur zone d’influence. Mieux valait une hache qu’une pioche fasse aux horreurs qui rôdaient dans l’obscurité, et Hardrek tenait d’ailleurs son arme à la main, prêt à répondre à toute attaque par la violence. Enfin ils arrivèrent à une intersection où les attendaient d’autres nains en plein conciliabule.

Alors, demanda Hardrek, qu’avez-vous trouvé ?

Glamdrel, un de ses vieux compagnons des temps héroïques de Nivor s’approcha, le saluant respectueusement.

Ô Thane, venez voir, ceci devrait vous intéresser.

Le suivant, Hardrek pénétra dans un étroit boyau où même un nain devait se baisser. Des traces récentes sur les parois démontraient qu’il s’agissait d’une galerie de mine, sans doute creusée quelques jours avant dans l’espoir d'y trouver quelques minerais précieux que le clan pourrait ensuite échanger avec les marchands de Lante ou de Thanor. Mais au bout du couloir, la paroi s’ouvrait d’un coup, les mineurs étant arrivés au niveau d’un vaste espace vide. Se saisissant d’une torche, le Thane se faufila dans le goulet avant d’arriver dans une vaste caverne dont la lueur des flammes ne révélait pas les parois.

Non, c’est impossible, murmura-t-il à mi-voix, émerveillé.

Si sa torche ne lui permettait guère de voir loin, Hardrek reconnaissait l’endroit et aurait pu le décrire dans son sommeil. Il se trouvait dans l’ancien hall des héros, une vaste salle de plus d’une centaine de mètres de long, soutenue par de massifs piliers sur lesquels se trouvaient gravés les exploits des anciens héros nains. De chaque côté, des piédestaux supportaient des statuts représentant lesdits héros, et parfois leurs armes lorsque celles-ci avaient traversé les millénaires. Bien évidemment, la lave avait tout détruit, les statues réduites en un magma informe et les piliers transformés en amas de roche déformés ne révélant plus rien de leur gloire passée.

Mais cela ne comptait pas car le Thane se souvenait des plans de l’antique cité, et savait que le hall des héros donnait directement sur la salle du trône. S’avançant respectueusement dans les ruines, le vieux nain vit que la salle se trouvait effondré là où devait se trouver autrefois la porte royale. Cela voulait-il dire que le trône de Garmin gisait sous les décombres, inaccessible à jamais ? Ou n’était-ce qu’un effondrement local qu’ils pouvaient percer ? Il n’existait qu’un seul moyen de répondre à cette question.

Faites venir trois équipes de mineurs, et une escouade de garde, ordonna Hardrek en se tournant vers Glamdrel. Et prévenez Fort Garmin que je resterai quelques jours ici.

Dans la semi-obscurité des profondes galeries de Kirgan, les pioches s’abattaient sans relâche, maniées par les robustes bras musculeux des nains du clan Poing-de-Fer. Depuis plusieurs jours, les équipes se relayaient afin d’atteindre l’ancienne salle du trône d’où le souverain sous la montagne régnait autrefois sur tout le Nord du continent. Aussi loin dans les entrailles du monde, le danger menaçait à chaque instant, aussi des gardes se trouvaient postés non loin de là. Deux fois déjà depuis le début des travaux, il leur avait fallu intervenir afin de repousser les assauts de créatures dont beaucoup d’humains ignoraient jusqu’à l’existence.

Sans relâche, le Thane les houspillait afin que les travaux avancent. Le feu brûlait dans les veines d’Hardrek à l’idée de contempler de nouveau le trône de Garmin. Régulièrement, il venait constater l’état du chantier, maugréait qu’il fallait encore accélérer puis repartait affuter sa hache en se laissant aller à des rêveries d’une époque révolue. Le bruit des pics se mêlait dans son esprit aux bruissements de l’ancienne cour royale qu’il avait fréquenté pendant des siècles. Soudain, une exclamation retentit plus loin dans la galerie et un jeune nain vint le rejoindre en courant, l’air tout excité.

Thane, c’est incroyable ! C’est…

Se redressant, Hardrek rejoignit les mineurs les plus avancés, qui lui montrèrent d’un doigt presque tremblant un objet encore à moitié incrusté dans la roche volcanique. Se saisissant d’un pic, le Seigneur des Ruines dégagea les derniers fragments de pierres afin de libérer une sorte de cercle en métal rougeâtre, déformé et cabossé. Déglutissant sous le coup de l’émotion, Hardrek leva l’objet afin que tous puissent le voir. D’un diamètre de quatre paumes environ, le cercle de métal laissait deviner des pics par endroits, ainsi que des renfoncements qui avaient dû servir à y enchâsser des pierres précieuses. Tous les nains présents savaient que l’objet se trouvait en plein milieu d’une ancienne coulée magmatique issue de l’éruption, aussi un mot leur vint respectueusement aux lèvres.

Du morgarium…

Métal quasi-mythique du peuple barbu, le morgarium nécessitait pour sa fabrication des procédés hautement complexes ne se transmettant qu’entre les plus grands maîtres forgerons du royaume. Infiniment précieux et coûteux, il possédait la caractéristique de résister à la chaleur mieux qu’aucun autre composant connu dans tout Miradelphia. De très rares objets de cérémonies se voyaient ainsi fabriqués en morgarium, et les nains qui avaient vécu à Kirgan avant le Voile se souvenaient d’un de ces objets en particulier.

La couronne de Garmin, murmura Hardrek, osant à peine élever la voix par peur de briser la solennité de l’instant.

Malgré sa composition en morgarium, la couronne s’était déformée sous la chaleur infernale de la lave, gardant tout de même une forme suffisamment reconnaissable. Quelques nains s’agenouillèrent comme si Garmin lui-même s’était d’un coup trouvé devant eux, auréolé de sa gloire et réclamant leur allégeance.

Remontons à la surface, décida le Thane. Tout le clan a le droit et même le devoir de contempler cette couronne.
Devons-nous continuer les fouilles ? demanda un des mineurs, l’air hésitant.

Tous regardèrent la galerie où ils se trouvaient. La présence de la couronne indiquait qu’ils avaient atteint la salle du trône, mais malheureusement aucune ouverture n’apparaissait à travers la roche magmatique. Le joyau de Kirgan n’existait plus, enfoui à tout jamais sous des tonnes de débris. Fallait-il voir dans leur trouvaille un signe divin ? Les Dieux eux-mêmes leur avaient-ils fait ce don afin de leur signifier que leur quête se trouvait dorénavant terminée ? Poussant un soupir, Hardrek secoua la tête.

Non, laissons les morts reposer en paix, notre présence doit déjà troubler leurs mânes. Faites graver des runes indiquant que ci-git Garmin, Grand Roi des Nains, et partons.

En silence, le groupe reprit lentement le chemin de la surface, emportant leur précieux trésor arraché à la montagne.