Réminiscences [Katalina]

« Qui est-ce ? » avait demandé Aislinn quand Meavh s’était arrêtée devant l’autel.

L’aveugle n’avait pas répondu ; seulement quand l’enfant avait répété sa question pour la troisième fois avait-elle consenti à murmurer : « Elle est la main qui me porte et me pousse et me broie. » La Rivoise n’avait pas compris. L’air grave — blessé, avait-elle confusément songé — de Mémoire l’avait pourtant dissuadée d’insister d’avantage. Il lui semblait si loin, le temps pourtant pas si ancien où les prêtresses de Lwar lui avaient demandé de veiller sur l’Étrangère. Loin de la peur et de la confusion qui tordaient désormais constamment ses traits fatigués, Meavh abordait, alors, un visage impassible, que les turpitudes des cultes n’avaient jamais su altérer. Elle leur avait tenu tête à tous, sans jamais prononcer le moindre mot, sans plus s’intéresser à leurs querelles ; ce n’était pas un hasard si, très vite, elle était devenue le pillier de l’existence de l’orpheline. Dès lors, il n’était guère surprenant qu’elle se sentît trahie face au bien triste spectacle qu’offrait cette Katalina brisée.

Le soleil était encore à son zénith lorsqu’elles avaient découvert l’autel ; il avait largement entâmé son déclin quand Meavh s’arracha confusément à sa létargie. « As-tu froid, Alix ? » demanda-t-elle à sa protégée, tout en la serrant tendrement contre elle de son bras droit. Aislinn sentit les larmes embuer son regard, mais elle s’interdit de sangloter. Les errances de l’aveugle se faisaient toujours plus nombreuses, ce qui ne manquait pas de tous les inquiéter. Pierre avait beau lui répéter que tout irait pour le mieux, son visage accablé trahissait un désaroi trop profond pour que la Rivoise accordât le moindre crédit à ses allégations.

« Tu rêves encore, Meavh », l’accusa Aislinn sans répondre à son étreinte. Sa voix chevrotante était chargé des reproches qu’elle se refusait à clairement formuler, rongée par la culpabilité de seulement les éprouver. « Je ne m’appelle pas Alix.

— Non… » souffla Katalina, qui relâcha légèrement l’enfant pour mieux rafferemir sa prise sur son bâton. « Tu ne t’appelles pas Alix.

— Tu ne sais plus mon nom », comprit subitemment Aislinn, consternée. Blessée, à son tour. Elle se dégagea vivement du bras de sa protectrice, plus violemment qu’elle ne l’avait sans doute voulu car Meavh en perdit l’équilibre et chût pitoyablement. Cette vision terrible finit de boulverser la Rivoise, qui choisit une direction au hasard et s’enfuit en courant, sans que Katalina ne put ni ne sut ni ne voulut l’en empêcher. Plutôt que de s’élancer à sa poursuite, sans aucun espoir de jamais la rattraper, la gardienne tatonna autour d’elle jusqu’à retrouver son précieux morceau de bois. Elle se releva doucement, ignorant ses jambes tremblantes et la lancinante douleur de son bras fantôme, puis reprit sa place face à l’autel. Quand, plusieurs heures plus tard, le comte d’Arétria se posta à côté d’elle, elle avait les joues baignées de larmes et murmurait, inlassablement : « Je suis Mémoire et Mémoire n’oublie pas. »

Et c’était là une terrible malédiction.

Aux questions de l’être et du soit, la jeune Katalina Noblegriffon n’avait jamais prêté grande attention ; parmi tous les dépositaires du Souffle, qu’elle fut elle et unique allait de soit. Puis, à ses souvenirs propres s’étaient un jour mêlés ceux d’autres qui n’étaient pas elle et à l’évidence de son existence avait succédé l’angoisse de sa disparition. Si elle ne pouvait se réduire à la somme des ses expériences, au moins la constituait elle en grande partie ; aussi du jour où elle n’avait plus su distinguer d’elle l’autre, son soit lentement avait commencé à s’effacer. Quand le comte la voyait femelle, elle se souvenait tant homme que femme, tant enfant qu’adulte, tant forte que faible ; de cette enveloppe qu’il méprisait, de ce corps qui se mourait, elle n’avait plus conscience, sinon quand elle en éprouvait la mordante souffrance. Aussi ne répondit-elle rien, se taisant ainsi qu’il le lui commandait.

Ses doigts, seulement, marquèrent son entente et sur le bois chauffé par sa paume glissèrent le long de l’écorce sèchée. Ils suivirent les runes qu’elle avait inlassablement gravées, tout le temps qu’avaient duré ses équipés. Elle y avait décrit la femme qu’elle avait été, en prévision de ces jours où elle ne serait plus elle, mais d’autres ; au moins avait-elle été prévenue qu’ils viendraient. Toujours à portée de sa paume, elle avait inscrit ce qui, à l’époque, la caractérisait ; le mot qui venait avant tous les autres était « Fierté » et c’était les cendres de cette dernière qu’elle foulait chaque fois qu’elle acceptait qu’on lui parlât comme Roderick l’avait fait. Elle se souvenait, bien sûr, comment sa hargne et son égo avaient entraîné la jeune Katalina Noblegriffon vers les sommets, mais tout aussi bien se souvenait-elle de la lâcheté qui l’avait poussée à fuir, de la cupidité à trahir et du sadisme à blesser ; que ces crimes qui la hantaient la nuit fussent siens ou ceux d’autres, peu importait.

Elle savait, pourtant, qu’elle avait été fière. Lâche, cupide et sadique aussi, comme tout à chacun ; mais fière avant toute autre chose. Elle savait aussi qu’il lui fallait lutter, sans se soucier de la futilité de son entreprise ; elle le devait à Pierre qui veillait sur elle et à Aislinn qui croyait en elle et à Plume qui la savait perdue. Elle le devait à ces trois autres qui n’étaient pas encore elle.

Aussi, par fierté, entreprit-elle de chanter ; et en souvenir d’un autre qu’elle fuyait tant qu’elle le pouvait, chanta dans la langue d’Anaëh.

« Qui suis-je ? » répéta-t-elle en redressant le menton dans sa direction ; elle ne pouvait le voir, mais ses yeux sous sa capuche trouvèrent son regard. « C’est une bien mauvaise question, en vérité. »

Avec une lenteur étudiée, elle leva son bâton ; un heureux hasard la guida jusqu’à l’épaule du jeune comte, qui pour une quelconque raison ne broncha pas. Elle tâtonna avec douceur, suivit la courbe de son bras puis, quand elle eut trouvé son coude, y imprima une légère mais ferme pression. C’était que le chevalier, quand il s’était fiché face à elle, s’était positionné devant l’idole. Or, elle avait besoin de sentir le regard de ce visage de bois sur elle ; il l’apaisait, sans qu’elle ne sut ni ne chercha à comprendre pourquoi. L’aveugle était plongé dans un état second : ses larmes l’avaient purifiée, son chant apaisée. Si bien qu’elle se tenait face au sire de Wenden, sinon entière, au moins reposée. Elle pensait même commencer à saisir les desseins de la Voilée la concernant, bien qu’à chaque fois qu’elle soupçonnait être proche de résoudre cette énigme en particulier, elle sentait le raisonnement lui échapper. Qu’importait. Sous cette figure policée les intempéries, rendue pâle par le soleil et fragilisée par les années, elle acceptait ce qu’elle était devenue.

« Dis-moi plutôt, Roderik, qui voudrais-tu que je sois ? »

Et Katalina, ensuite, d’égréner les noms de tous ces disparus qui, avant leur trépas, avaient cotoyé l’arétan. Elle continua ainsi tant qu’il ne l’arrêta pas, sans jamais s’attarder sur un plus qu’un autre ; qu’ils fussent, tous et toutes, gueux ou illustres, proches ou non du jeune homme, elle leur offrit le même traitement.

« Bien sûr », admit Mémoire avec un soupçon d’amusement dans la voix.

Et la Gardienne de planter son bâton dans la terre meuble sous ses pieds, pour retrouver l’usage de sa dernière main. Quand sa paume quitta la surface lisse et rassurante du bois, elle sentit une vague de souvenirs l’assaillirent et son premier reflexe fut d’essayer de la repousser ; sa lutte fut rendue visible par le frissonnement cruel qui courut le long de son échine et mit à mal, l’espace de quelques instants suspendus, cette aura mystique qui avait abasourdi Roderik. Elle sentit la paix la quitter, tandis que les reflux de sa mémoire annonçaient l’assaut de nouvelles souvenances ; sentant cela, elle rendit d’avance les armes et pour la première fois depuis Erac, les embrassa quand elles vinrent.

« Mais pas cette nuit », affirma-t-elle enfin, tandis qu’elle repoussait son capuchon et libérait son visage, qui n’avait au contraire des fantasmes du comte rien de particulier, si ce n’était ces vilaines cicatrices et ces yeux pâles qu’elle abordait. Ses cheveux cascadaient dans son dos, avant de remonter sur son épaule droite et de tomber jusqu’à ses genoux. Elle reprit le bâton en main, murmura quelques mots inaudibles — Roderik put seulement capter le mot « mémoire » — puis se tourna tout à fait vers son impromptu interlocuteur. « Ni de ma main. » Elle marqua une légère pause, puis balaya ses peurs d’un revers de main en changeant complètement de sujet : Marcheras-tu avec moi ? »