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 Dans le vent | Rico

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Jys
Humain
Jys


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MessageSujet: Dans le vent | Rico   Dans le vent | Rico I_icon_minitimeMar 29 Nov 2016 - 20:23

Huitième ennéade de Favriüs, An 9 du XIème Cycle

      « J’aime revoir Achid Kamil, mon bon Fratello. C’est une île splendide. Même si elle est encore plus belle lorsqu’on la regarde depuis le Nord : dressée, droite, fière, et derrière elle les deux mamelons de Deux-Bosses ; et on devine après cela Or, à peine esquissée, comme des cheveux renversés sur un dais de soie pure …

      – Tou devré faire l’amoré, Gonadiou ! Faire bien l’amoré, sour lé bateau. Porqué, là-bas, sour la terré, à Nélén, c’est eux qui té féront l’amoré ; que tou lé veuilles ou pas !

      – Allons, Fratello, les Langecins ont prouvé qu’ils étaient de bons bougres. Le petit Pisard n’a pas démérité, lorsqu’il a pris Port-Cinglant – et je crois que le Baron Montecale a été coulé dans le même moule …

      – Si, Gonadiou ! Lé Baronné, lé Rico dé Montécalé, il a deux coronés, et bien ballantes ! Alors qué toi …

      – Moi, je pénètre avec mon panache, Fratello ; et c’est mon or que je déverse. »


      Cette réplique énoncée face à la houle, depuis le bastingage du bateau, Fratello aurait dû la recevoir avec une longue moue de mépris sceptique. Mais un goéland passa à cet instant entre les deux hommes, et picora de son bec les lèvres du capitaine bourru, avant de s’envoler avec son cigarillo. Et l’oiseau déploya ses ailes géantes par-dessus l’Olienne, poursuivi par les malédictions chantantes du bon Fratello. L’autre homme se détourna de la scène, et regarda vers l’avant, d’où les terres émergeaient dans la brume d’automne. Jys – ou Gonadiou, l’affectueux surnom que ces marins du sud lui avaient virilement accolé – regardait, au loin, grandir l’archipel de Nelen. C’est vrai, Achid Kamil était jolie. Mais aujourd’hui, c’était sur la grande-île de Nelen même que le bateau, parti de Merval, cinglait – vers Port-Cinglant, précisément.


      Le Domaine des Plaines Multicolores, depuis Ys, avait toujours rayonné sur l’eau ; le fleuve d’abord, et le delta thaari tout entier ; puis la Mer Olienne. A Port-Cinglant, la cité côtière, récemment passée sous la coupe langecine, Jys n’oubliait pas qu’il possédait un comptoir commercial relativement bien fourni : celui-ci comportait, outre quelques galéasses dans la rade, un manoir marchand, et plusieurs négociants, et des denrées nombreuses, ainsi que divers contrats juteux. Mais une montagne de papiers volants, qui obstruait toute l’entrée, cela ne lui rappelait rien ; pas plus qu’une tempête de voix, qui résonnait depuis l’intérieur du Manoir, sous la grande enseigne polie par l’air marin : « Maison du Sucre et du Sel ». Jys, débarqué un instant plus tôt sur les pontons de Port-Cinglant, pénétra dans son comptoir sans attendre, en louvoyant entre les piles de papier racorni, à la rencontre de la voix qui hurlait ainsi :

      « De la péninsule, ils ont importé leur passion de la paperasse, les péteux !

      – L’ennemi amène les emmerdes, Gio, c’est bien connu »
, répondit Jys de sa voix joyeuse.

      Entre deux océans de parchemins, se tenait Giovanni, le préposé du Domaine des Plaines Multicolores à Nelen. Tout était petit chez lui : sa taille, sa vue, son ambition ; et ce dernier point faisait de lui le commis idéal. Il avait le nez constamment moucheté de gouttelettes d’encre, qui se superposaient à la constellation de ses tâches de rousseur, et il était parfois difficile de démêler entre les deux. D’un rapide coup d’œil, Jys devina qu’il était dans un jour de grand déséquilibre, à quatre-vingt pourcents d’encre – signe d’une intense agitation chez le brave Gio.

      « Seigneur Jys ! » s’écria le commis, et son visage s’éclaira en voyant entrer l’Intendant du Domaine. « Vous tombez à pic !

      – Comme cette pile »
, commenta dans un sourire Jys ; et de l’index il appuya sur une colonnade de parchemins, qui perdit ce qu’il lui restait d’équilibre, et s’effondra dans un chaos de poussière en travers de la pièce. Par-dessus le bazar de papier, les deux hommes échangèrent un regard éloquent.

      « Ce sont … ? » s’enquit Jys en faisant un petit geste rond, qui englobait la maison tout entière, puisque les papiers l’occupaient jusqu’au plafond.

      « Appelons ça des vierges de fer », sourit Giovanni. Et devant l’incompréhension manifeste de Jys, il ajouta : « Vous savez … comme ces drôles d’instruments de torture, qu’ils utilisent dans les Marches du Nord, pour punir les épouses infidèles.

      – Punir les épouses infidèles ? »
s’étrangla Jys, et son visage d’estréventin avait blanchi de stupeur. Mais visiblement, l’urgence était ailleurs, et il décida d’ignorer pour le moment cet étrange usage des barbares du Nord … Il haussa un sourcil en direction de Giovanni, qui reprit :

      « Les Langecins ont pris Port-Cinglant, ainsi que tout l’archipel, comme vous le savez, Seigneur Jys.

      – Jusque-là …

      – Et ils font payer à Ys d’avoir couché dans le mauvais lit.

      – Dans celui de Kahina, tu veux dire, Gio ? »
interrogea Jys. Son regard avait aperçu, sur un mur du comptoir, le sceau domanial d’Ys, tel que réformé par la petite princesse : il dessinait le grand soleil du Soltaar. Même s’il peinait à comprendre les guerres que se livraient les seigneurs obtus de la Péninsule, Jys devina vaguement que face à un tel sceau, un Langecin pouvait froisser son orgueil.

      « Et donc ce sont … ? » répéta Jys, une pointe de lassitude dans la voix.

      « Des amendes, des taxes exceptionnelles, des injonctions farfelues, des interdictions en tout genre », répondit un Gio penaud. « Et là, nos réponses, nos contestations, nos suppliques de lever les interdits, nos … »

      Jys n’écoutait déjà plus. Sur son visage fin s’était esquissé un grand sourire, comme le reflet de ses méditations intérieures. Il venait de comprendre pourquoi le Baron Montecale lui avait semblé si distant, à son mariage diantrais : Jys avait craint un instant que la teinte de son pourpoint ait déplu au seigneur, mais il comprenait à présent que c’était – simplement – une chicane politique.

      « … nos requêtes au Baron », continuait Giovanni, « et là, à côté, nos … –

      – C’est fâcheux »
, coupa Jys. « Il est temps de réparer tout cela. Je vais demander audience au Baron.

      – Ah ! »
soupira Giovanni, et il désigna encore une autre pile. « Voilà toutes nos demandes d’audience, et … –

      – Non »
, l’interrompit Jys. « En personne, et tout de suite. »

      Sur les lèvres molles de Giovanni, passa la moue sceptique d’un Fratello. Le commis dit de sa voix hésitante :

      « Il vous recevra, Seigneur Jys, à l’improviste ?

      – Le Baron Montecale est un homme bon, et sensible à l’injustice »
, ânonna Jys.

      « Et vous croyez que cela suffira ?

      – Eh bien, s’il le faut, je pisserai sur sa porte, jusqu’à ce qu’un de ses gardes m’arrête »
, lança Jys dans un sourire énigmatique. « Quand on me conduira aux geôles, j’aurai quand même une chance de croiser le Baron. Ce qui compte, c’est de pénétrer, Gio. Tu feras porter un vin de mer à Fratello ; il a été mon meilleur conseiller aujourd’hui. »

      Jys planta là un Giovanni interdit, tourna les talons, et monta vers les hauteurs de Fort-Cinglant, pour demander audience au Baron.
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Enrico di Montecale
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MessageSujet: Re: Dans le vent | Rico   Dans le vent | Rico I_icon_minitimeJeu 8 Déc 2016 - 11:43

Depuis le retour d’Enrico sur l’île, il n’avait pas chômé. Et pour cause, tant de choses étaient encore à régler, même avec les avancées de Piezarre et son acolyte Jarvis, qui était resté l’intendant du manoir, mais également une aide précieuse à l’administration. Il avait déjà un certain âge, et Enrico craignait qu’il ne lui claque entre les doigts à la prochaine lune, le laissant avec une énorme épine dans le pied. Le baron ne s’occupait que peu de la paperasse, qu’il préférait déléguer. Néanmoins, il essayait de se mettre au courant de tout, qui n’avait pas pour fin de lui faire connaître tout l’archipel, mais de s’y familiariser, bien évidemment.

Aujourd’hui, il visitait l’ancien fort scylléen, qui avait été nettoyé et vidé de ces monceaux de patates pourries quelques ennéades auparavant. L’odeur atroce des aliments en décomposition ne régnait plus sur la place forte, et quelques dispositifs avaient même été réarrangés, sous la supervision du dernier contingent du Trait encore sur Nelen, prêté de bonne grâce par le Duché de Langehack en attendant la reformation de la milice. Enrico était donc accompagné de son frère et du capitaine Helmond, en train de discuter des nouvelles tours d’angle, et de leur coût. Fort heureusement, l’extraction diamantaire avait repris, et depuis le blocus commercial de Thaar imposé aux Septmonts, le bois nélénite trouvait de nouveaux acquéreurs.

Un homme du haut des murs du fortin se grattait le nez d’un doigt, et tenait une hallebarde dans son autre main. Vêtu seulement de son plastron, mais également de couches de cuir et de beaux vêtements, il avait bien plus le style du mercenaire que du véritable garde en faction. Comme la guerre était passée, tout le monde se relâchait un peu. Scrutant l’horizon, il vit un homme, seul, se diriger vers la grande porte. Il avait des habits hors de prix, et son pas semblait déterminé. Il attendit qu’il passe à proximité du portail grand ouvert pour l’apostropher.

« Hey ! Le bourge là ! T’as pas l’droit d’être ici ! »

Mais rien n’y fit, il continua sa marche, passant le portail sous les yeux médusés du garde, qui perdait ainsi le peu d’autorité qu’il avait. Gonflant sa poitrine et plissant ses gros sourcils broussailleux, il mit une main sur sa hanche, et agrippa sa hallebarde plus fermement.

« Hey ! T’es sourd l’asticot ! Tu peux pas être ici ! »

Devant le refus d’obtempérer du bonhomme, teinté de mépris et de condescendance, le garde vit rouge. Il prit sa hallebarde à deux mains, et descendit du corps de garde en pestant.

« Tu vas voir, j’vais t’en mettre une, même ton père y t’en a jamais mis une comme ça ! »


L’agitation et les beuglements porcins du mercenaire avaient dérangé le trio de militaires en pleine réflexion, et tous jetèrent une œillade agacée à la situation. Un garde se rapprochait à pas rapides d’un type vêtu avec le chic et le luxe des hommes d’Estrévent. En le voyant arriver, Enrico sembla soudain le reconnaître. Il chercha un instant… n’était-ce pas l’un des convives au mariage ? Il plissa les yeux, et se gratta la barbe. Oui, c’était un type qui s’appelait… il ne savait plus très bien. Voyant le garde prêt à lui poser le grappin dessus avec un air coléreux, Enrico leva une main autoritaire.

« Garde ! Laisse cet homme. Je le connais. »


La main du mercenaire s’arrêta en l’air, et se tordit d’elle-même, avant d’agripper à nouveau la hallebarde. L’homme prit un air renfrogné, et cracha par terre. Enrico lui fit alors signe de l’amener à lui. De mauvaise grâce, le guerrier du Trait amena le marchand estréventin devant les trois têtes de l’île. Helmond le jaugeait sans grand intérêt, et Piezarre posa une main sur le pommeau de son épée, le regard rivé sur l’oriental.

Le baron, quant à lui, fixait l’invité surprise en essayant de se rappeler son nom. Il abandonna vite, et dit d’un ton courtois, mais sans vraiment sourire :

« Salutations, et bienvenue sur mes terres, messire. Je me souviens vous avoir déjà vu à mon mariage, mais, pardonnez mon impolitesse, je ne parviens pas à retrouver votre nom. »

A vrai dire, il ne se souvenait même pas avoir remarqué dans quelle délégation étrangère il avait été placé.
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Jys
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MessageSujet: Re: Dans le vent | Rico   Dans le vent | Rico I_icon_minitimeSam 10 Déc 2016 - 9:56

      « Le baron sage garde ses chausses sèches ! », lança Jys au sieur Montecale, en guise de bonjour. Dès qu’il avait compris que le rustaud du Trait l’emmènerait droit au baron, l’Yssois avait renoncé à ses projets de détremper la muraille du domaine seigneurial. Et Jys s’admirait intérieurement pour son art d’engager des conversations par des formules énigmatiques. Pour ces animaux de la péninsule, un estréventin se devait de parler en métaphores ou en aphorismes. Cela ajoutait à l’exotisme, disaient-ils. Avec un peu d’habileté, un bon Levantin pouvait même faire croire aux femmes qu’il prédisait l’avenir en tâtant leurs mamelons – et Jys eut une pensée affectueuse pour les invitées au mariage d’Enrico.

      La maigreur du sourire sur la face du baron incita toutefois Jys à rompre avec les traits d’esprit, et il ajouta gracieusement : « Merci, sieur Montecale, pour ces paroles d’accueil. Soyez quant à vous le bienvenu à Nelen, sur ces îles presque à l’Est de la Mer – dans l’empressement de votre arrivée, je ne suis pas certain qu’un seul estréventin ait pris la peine de vous accueillir dignement. Je suis Jys, d’Ys, de la Maison du Sucre et du Sel. » D’ordinaire, on ne disait pas Maison, plutôt Empire – mais Jys savait la susceptibilité de ceux de l’Ouest avec les mots conquérants.

      « Et nous nous sommes vus à votre mariage, à Sainte-Deina-de-Diantra », ajouta l’Yssois en reprenant de nouveau la parole, peut-être pour égayer le visage peu amène du baron. « J’y ai rencontré quelques belles dames de Nelen, vous avez bon goût dans vos conquêtes. Mais j’ai peur d’avoir manqué l’occasion de vous offrir le cadeau d’Ys pour cette belle occasion. Toutefois, rien n’est perdu : le présent vous attend, voyons … » Jys avait pivoté sur lui-même, indifférent aux autres personnes. Depuis le fortin, on apercevait l’étalage désordonné des toits de Port-Cinglant, qui s’étirait jusqu’à la mer. Du regard, il chercha les tuiles ocres de sa Maison, où devait se terrer un Gio pantelant ; et ayant repéré ces toits rouges, Jys étendit un index gracieux. « Mon présent vous attendra là-bas, seigneur Montecale. Le jour où vous souhaiterez ajouter, dans votre nouvelle vie conjugale, un peu de sucre ou de sel … – » conclut Jys dans un sourire tout estréventin.

      Mais Jys avait commencé à parler, et ne semblait plus devoir s’arrêter en si bon chemin. D’autant que les gueules moroses des molosses d’Enrico ne promettaient pas une répartie abondante si l’Yssois cessait ; donc il continua, en balayant du regard Port-Cinglant depuis les hauteurs du Fortin. « C’est une belle ville que vous avez prise là, seigneur Montecale. Peut-être même la jugerais-je plus charmante que mon Ys. C’est que je ne suis pas un homme, voyez-vous, de villes. Je préfère les mers, et les bateaux qu’on y fait glisser – un marin comme vous sait comprendre ces amours-là. Et pouvez-vous apercevoir mon navire, seigneur Montecale ? » dit encore Jys en pointant à nouveau un long index vers le port. A côté de la galéasse, les deux voiles bleues. « Je les ai fait teindre à l’essence de myosotis. Bien sûr, cela jure un peu avec le pavillon, aujourd’hui », et il grimaçait en disant cela. D’où ils étaient, ils pouvaient voir flotter mollement le grand soleil du Soltaar, les armes de l’Ys de Kahina. « Mais je le changerai ! » lança soudain Jys en badinant. « Ce navire en a vu défiler, des pavillons, seigneur Montecale, vous douteriez-vous ! Voyez-vous, je l’ai racheté à des négociants des Septmonts – forcément, les affaires vont mal pour eux, ces temps-ci. Mais le bois est noir et dur, il doit venir du Nord, peut-être des marches péninsulaires, ou d’ailleurs. Et il reste une odeur de bière dans les cales, si bien que je me demande même si cette coque de noix n’a pas un jour battu pavillon Nain ! Une galère de Thanor, maintenant sous les armes d’Ys, c’est prodigieux, ne trouvez-vous pas ? » Et Jys se retourna vers Enrico, pour lui asséner avec des accents typiques du Levant : « Les bateaux sont ainsi faits, seigneur Montecale. Vous changez un carré de tissu sur leur poupe, et ils sont à vous, et ils vous servent fidèlement. Et moi, je suis un homme de bateaux. »
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