De vieux os dans le vent (Yggdar)

Baignant dans une sauce savoureuse à souhait, la viande de sanglier exhale son fumet jusqu’aux narines de la noirelfe assise à la tablée de l’auberge. Le serveur dépose, en plus du plat, une chopine de bière bien de chez eux : de l’almiène sortie tout droit du caveau Presse-Racine. Une rasade qu’on fait payer rubis sur l’ongle, tant sa renommée est faite dans la région et même au-delà !
T’sisra, qui vient de tirer l’épais livre de la table jusque sur ses genoux, offre un signe de tête en guise de remerciements à l’intention du jeune serveur. Ses doigts courent jusque dans sa bourse, laquelle se retrouve soulagée de quelques pièces.

L’eldéenne entame son repas, plongée dans des pensées aventureuses furieusement alimentées par autant dee possibles et que de doutes. Des pensées allant à ce jeune dawi, véritable thuriféraire des secrets de ses ancêtres. Des secrets relativement connus, car quelques-unes de leurs créations ont pourtant bien fait parler d’elles. Bientôt, le canidé finit par tirer sa maîtresse de ses rêveries, lui aussi compte bien goûter, une fois de plus, la bonne cuisine du peuple des montagnes.

Le reste de cette début d'après-midi se mesure en chopines et en ligne des runes avalées. Les pages jaunies et abîmées renferment assez d’indices pour envisager de répondre à l’appel de l’inconnu et, par là même, à la demande du nain. Une demande pour laquelle la noirelfe ne pouvait s’empêcher d’éprouver un brin de fierté.
Refermant finalement l’ouvrage, l’attention de l’aventurière se porte sur les badauds profitant des lieux et de l’ambiance sereine de l’auberge. Elle ne pouvait qu’espérer que le vieillard soit d’humeur à accepter son invitation. Chose qui pourrait se révéler on peut plus hasardeuse.

Combien de temps avaient-ils passés dans cette cité séculaire à la réputation aussi sombre que légendaire ? En réalité, le temps, pour un Nain, n’était point aussi court ni aussi important que pour un Humain, en comparaison. Car ils vivaient vieux ; car ils vivaient mieux ; mais surtout, parce qu’ils connaissaient par cœur l’importance de la patience, de la maîtrise née de la répétition des actes et des pensées. Ceux qui se trouvaient dans l’entourage d’Yggdar, surtout, étaient les parfaits exemples de ce dévouement : prônant l’apprentissage jusqu’au firmament de sa signification ; l’expertise jusque dans les retranchements de cette dernière ; la maîtrise, qu’importe le sujet, jusqu’à en devenir une passion profonde et impressionnante, commandant presque à l’instinct de famille et de survie. Combien de maîtres moururent dans leurs bureaux, oubliant alors de manger, de boire, et même, parfois, de se reproduire ? Beaucoup, oui, beaucoup…

Ce qui se passait dans cette ville était également aussi important que secret. Des choses se jouaient, sans que d’aucun ne sache s’il s’agissait de l’histoire, ou de dangers. Qu’écrivait-on, sous cette roche millénaire ? Que se jouait-il, depuis que le Roi était arrivé ? Des runistes, évoluant ça et là, se refusant à parler avec le commun des mortels, s’enfonçant dans les étages interdits pour n’en ressortir que des jours plus tard. Et les soldats ? Et les guerriers ? Et l’absence du Narundi, toujours point revenu ? Oui, des choses se jouaient… Et sans doute ne tarderaient-elles point à éclater au grand-jour, tôt ou tard… Oui, tôt ou tard…

Yggdar avait fait savoir à la Noir-elfe, qu’il avait des choses à lui dire. Qu’il lui fallait parler. Qu’il voulait la voir, car il avait des questions à poser et des choses à demander. Oh, il détestait cela… Mais il n’avait pas le choix. L’Elfe aux oreilles sombres possédait des secrets et connaissait des choses sur le monde des ombres, qu’Yggdar ne soupçonnait point. La différence entre la lumière et ce monde parallèle, qui, pourtant, semblait exister dans le même espace-temps, était déjà difficile à comprendre dans la gueule acerbe des runistes versés dans cette magie… Alors de la bouche d’une noirelfe, issue d’autres contrées ? Eurk…

Pourtant le vieux forgeur de runes savait des choses, lui aussi. Il n’était point devenu Archiruniste uniquement à cause de son engagement, de son âge, et de sa propension à réaliser suffisamment de coups de gueules pour tantôt rameuter, tantôt déplacer la population de runistes. Il avait obtenu cet honneur, car il était devenu un maître de l’élémentalisme… Un maître capable de forger des armes impressionnantes, et, sans doute, qui pourraient aussi devenir de véritables malédictions pour le commun des Nains… Mais même un excellent runiste avait parfois besoin d’aide… Ou, plutôt, de conseils.

Il entra, alors, dans cette bâtisse où se jouaient des éléments de la vie traditionnelle Naine. Là, on buvait une chopine de bière avec une assiduité relevant presque de la compétition ! Ici, un repas, gargantuesque – ou presque car la ville était tout de même sous rationnement – partagé par deux Almiens pures souches – à en juger par leurs traits physiques – et partout les brouhahas de discussions à peine feutrées, les rires et les éclats divers de voix. La vie… Dans sa splendeur, oui. Yggdar avait de quoi être fier d’être l’un des représentants de cette race exceptionnelle ! Mais aujourd’hui, il devait faire face à d’autres choses. Il avait des questions à poser…

« Baruk, Hazkalkol. Heureux de voir qu’aucun cognard n’aura tranché ta caboche en arrivant devant la Perle de l’Est. Nous avons à palabrer, je crois ? »

Dans un geste de la main, accompagné d’un sourire, la noirelfe invite le forgerune à prendre place sur une chaise qu’elle pousse délicatement du bout du pied. S’amusant de son entrée on ne peut plus directe, elle retient un gloussement et se redresse dans son assise.

- Et moi donc ! J’aime savoir ma tête bien en place sur mes épaules. Lâche-t-elle dans un sourire. Je suis heureuse de vous voir en forme et de vous retrouver avec le verbe aussi tranchant que puissant.

Le chien contourne les pieds de la table et s’en va renifler les guibolles du vieux nain en remuant la queue, bien heureux de sentir les odeurs alléchantes de l’endroit et curieux de ce nouveau dawi. T’sisra se penche sur l’animal et le caresse avant de le tirer quelque peu en arrière.

- J’espérais vous trouver afin d’obtenir conseils et savoirs. Mais peut-être que mes questions sans réponse éveilleront plus encore que de la curiosité ? L’eldéenne glousse dans un haussement d’épaule. Sans doute en avez-vous déjà entendu parler ? Les doigts de la noirelfe courent le long de la table et vont se refermer sur le livre vieilli et abîmé. Beaucoup de ce qui fut écrit n’est plus lisible et certaines pages sont tombées en lambeaux, mais il y en a bien assez pour savoir où chercher. La noirelfe marque une pause et plonge son regard dans celui du nain. Chercher ce qu’il reste du clan des Règne-Roc.

Un nom faisant écho à des runistes dont les exploits sont depuis longtemps passés dans la légende et dont les travaux connus ne se comptent plus que sur les doigts de la main. Les racontars prétendent leur domaine scellé derrière les portes runées dont ils avaient le secret, mais aucun ne les aurait véritablement vues de ses propres yeux.

- Je vous laisse le soin de plonger le nez dans ces écrits. Elle dresse l’index et glisse la main dans son sac pour en sortir une figurine de pierre à peine plus grande qu’une poupée de chiffon. J’ai promis au jeune dawi qui m’a confié et le livre et cette sculpture de les lui ramener l’un comme l’autre. La daedhelle dépose la statuette de nain sur la table, elle plisse le front en observant les runes luisant d’une douce lueur bleue et finit par reproduire les gestes qu’il lui avait montrés. La figurine se met alors à faire quelque pas, claudiquant en cercle pour revenir à son point de départ. Alors ? Demande-t-elle avec un sourire jusqu’aux oreilles. J’adore ce jouet. Imaginez les possibilités. Elle se tapote la tempe du bout de l’index. J’ai ouï-dire, par certains de vos camarades, que vous passiez votre temps libre à chercher des idées novatrices. Je me suis dit que cela éveillerait certainement votre créativité.

Les mots de la Daedhelle étaient moins énigmatiques que ceux auxquels elle était habituée par le passé. En cela, elle était bel et bien une descendante de cette race aux oreilles pointues qui vivent au Nord de ce monde, et qui placent la nature et cette Symphonie inaudible pour le commun des autres races, au-dessus de toute autre chose. Ces Elgis ne savent parler que de deux manières : en menaçant, ou en énigmes. L’une et l’autre étaient insupportables pour la plupart des Nains, mais encore plus pour Yggdar.

Oh, l’Archiruniste était insupportable lui aussi dans sa façon d’être : chauvin, raciste et secret, il peu, mais souvent avec l’irascibilité inhérente à sa race et la pique qui le caractérisait si bien. S’il détestait les Humains pour leur caractère éphémère, leurs propensions à vouloir toujours plus, à désirer ce qu’ils ne peuvent avoir et à trahir monde et enfants pour pouvoir obtenir plus d’or, de richesses, de soieries et de titres, il détestait encore plus les Elfes, qu’il soupçonnait de vouloir voler le Lörn et les runes. Cette propension de ne jamais dire le fond de leurs pensées… Cette manière de se croire supérieur à tout et de vouloir promouvoir et développer cette Symphonie pour le restant du monde, tandis qu’ils voudraient voir cette forêt sauvage se répandre jusqu’au cœur du Puy d’Elda. T’sisra n’était point une Elfe… Elle n’était plus non plus une sombre-peau… Mais elle demeurait une longue-oreille, et en cela, elle pouvait parfois parler comme eux, et être aussi… Secrets, retors et insupportables qu’eux. Mais elle s’était vue octroyer un titre – Hazkalkol – et l’honneur d’être Amie Royal des Nains – ou quoi que ce soit s’y approchant dans une traduction approximative. Alors… Au fond...

« … »

Les mires du runiste s’écarquillèrent alors qu’il posa ses gros doigts caleux sur la reliure à moitié bouffée par les mites d’un des derniers écrits du fameux et légendaire clan des Règnes-Roc. Au cours des derniers siècles, la rumeur disait que seuls cinq à sept ouvrages de ce clan subsistaient aujourd’hui. Yggdar avait eu la chance d’en toucher un, et même, de le lire, dans l’antique Gransalle des Scriberunes de Kirgan. Il était trop jeune à l’époque pour pouvoir mesurer les opportunités que ces runes et ces écrits signifiaient pour le monde des runes… Il savait, bien-sûr, qu’il touchait un ouvrage légendaire. Mais ainsi s’arrêtait son expérience de la chose. Aujourd’hui, tout changeait.

« Le clan Règne-Roc… » Répétait-il. « Déjà lorsque j’apprenais la forge des runes, alors que je n’étais qu’un jeune Altrommi, on parlait de ce clan avec respect… Des caboches comme on en trouvait plus aujourd’hui. J’ai pu lire l’un de leurs ouvrages, que je connais encore aujourd’hui... Point par cœur, mais suffisamment pour me souvenir de phrasés importants. Cet ouvrage est… Où l’as-tu trouvé, par Yaron ?! »

Il s’énervait de ne point avoir mit la main sur tel ouvrage en premier. Il s’énervait aussi, de savoir que tel ouvrage avait été entre les pognes noiraudes d’une personne qui n’était naine que par adoption. Oh, si les anciens Archirunistes étaient encore de ce monde, comme ils hurleraient leurs envies de vengeances et d’applications du Thinthrynaz… Mais à quoi bon ? Les Nains avaient besoin de toute l’aide possible… Y compris les runes.

Doucement, l’Archiruniste aux mains déformées par l’âge et l’arthrose, tournait les pages fragiles de ce chef d’œuvre intellectuel. Il pouvait lire certains mots qu’il reconnaissait du patois du fameux clan, pour l’avoir lu, 150 années auparavant. La localisation dudit clan avait toujours été une énigme, mais, oui… Cet ouvrage pourrait les y aider. Une bénédiction supplémentaire pour les runes, qui renaissent depuis le Voile. Rendre cet ouvrage était définitivement impensable au regard de ce qu’il symbolisait pour le monde runique… Se passer de ces savoirs était… Impensable, dorénavant.

La sculpture, ensuite, paracheva cette journée de découvertes et de symboliques. La lueur bleutée qui émanait de runes gravées sur cette petite statuette, étaient caractéristiques de la magie qui l’animait. Cette même lumière s’élevait des runes forgées dans la canne du vieux Rhunki… Cela était trop.

Avec la rapidité du rapace fondant sur sa proie et l’avidité de celui qui, trop assoiffé par une vie dans le désert, tombait sur son premier litron de bière depuis des années, Yggdar déploya sa main griffue et agrippa le jouet inanimé. D’un geste similaire, il sortit une loupe qu’il gardait toujours sur lui, et regarda l’objet sous toutes ses coutures. Il pouvait encore voir les traces de colle du menuisier qui aura fait ce jouet ; les impacts du stylet qui aura gravé ces runes, et même, tous les petits détails autour de celles-ci, qui rendent sans aucun doute l’objet – et les runes – uniques. Fascinant… Oui, cruellement fascinant. Ce jeune ne reverrait point de sitôt ce jouet passionnant…

« Idées novatrices, eh ? » Répétait-il, à moitié attentif à son vis-à-vis, trop occupé à étudier les mouvements animés par ces runes qu’il ne comprenait pas. Un patois inconnu… Ou en partie inconnu, car, par endroits, il reconnaissait la patte du fameux clan des Règne-Roc. « Ip, ip… » Répétait-il, revenant enfin à T’sisra. « Je veux protéger les runes, et le royaume. Nos artisans sont sur le perron de l’antique porte de l’antique Gransalle des Scriberunes… Qui sais quels savoirs nous retrouverons, protégés du feu ? » Il râle dans sa barbe, grognant doucement. « Je cherche sans cesse des moyens de protéger nos trésors. Des runes mouvantes… Cela serait… Incroyable… Ip… Et en faire une arme serait alors… L’ultime protection de notre monde. »