Une rencontre inattendue [Jérôme]

« - Je vous ai apporté un verre d’eau, Jena. »

La voix d’Ulrich me fit sursauter. J’étais tellement perdue dans mes pensées que je n’avais pas entendu mon Frère s’approcher du banc sur lequel j’étais assise depuis…. Depuis combien de temps déjà ? Une heure ? Peut-être deux ? Je n’en avais pas la moindre idée… et ce n’était pas là ma seule lacune temporelle. Je n’aurais sur dire quel jour nous étions, ni même depuis combien de temps j’étais arrivée à Diantra. Depuis que j’avais franchi les portes de la cathédral pour l’élévation d’Irys, je n’étais plus ressortie. J’avais cherché paix et repos, ici mes Frères et Sœurs me les avaient accordés.

« - Souhaitez-vous que je vous fasse porter à manger dans votre chambre ? »
« - Non. Merci Ulrich. Je n’ai pas faim. » Après un court silence, mes lèvres s’étirèrent légèrement lorsque j’entendis la question du prêtre.
« - Puis-je me permettre de vous poser une question ? »
« - Tu sais bien que oui. »
« - Depuis une ennéade vous êtes bien silencieuse. Vos pas vous guident dans cette chapelle tous les jours dès le lever du jour, et vous ne la quittez que lorsque le soleil disparait à l’horizon…. Dois-je m’inquiéter pour vous Gardienne ? »

Ma main quitta mes genoux sur lesquels elle était posée depuis ce qui me semblait être une éternité. Je la posais délicatement sur son bras et lui adressais un sourire.

« - Allons Ulrich, nous savons tous les deux que ma réponse à cette question ne changera rien. Vous vous inquièterez pour moi quoi que je vous dise ! N’ai-je pas raison ? » Un petit rire amusé me répondit. « - Dites-moi plutôt … comment vont mes enfants ? »

Mes trois enfants vivaient avec leur père au cœur de la capitale, non loin de la cathédrale. Je ne les avais pas revus depuis une ennéade donc mais je savais que mon fils ainé et ma fille venaient quotidiennement à Sainte Deina. On me rapportait parfois qu’ils avaient demandé à me voir mais ils n’insistaient jamais lorsqu’on leur répondait que j’étais indisponible. Après tout cela avait été ma première demande : me permettre une retraite totale. Depuis le Conclave et les événements survenus dans le Nord, notamment à Lourmel, je n’avais pas eu conscience de mon état d’épuisement. Le but n’était pas de vivre en recluse jusqu’à la fin de mes jours mais j’avais besoin de cette solitude. Lors de ma rencontre avec Irys je lui avais promis de lui apporter toute mon aide, c’était là la volonté de Néera. Mais j’avais demandé avant cela un temps de repos. Un temps que je pouvais consacrer à la prière et à la Damedieu.

Mes yeux voilés étaient encore trop souvent assaillies par de sombres images, remplies de violences et de mort. La paix qui semblait régner à présent était bien trop fragile. L’unité du Royaume était depuis longtemps un lointain souvenir, pourtant c’était de cette unité que dépendait l’Equilibre.

Ulrich était parti à présent. J’avais l’impression que cela ne faisait qu’une poignée de seconde mais cela devait faire bien plus. Il m’avait parlé de Liliana et de ses jolis travaux d’écriture et d’Elyan que ma fille avait décidé d’emmener avec elle. Evidement mes enfants ne venaient jamais seuls, Hanegard n’aurait jamais laissé faire une chose pareille, je ne m’inquiétais donc pas de leurs va et vient quotidien.
Après un long soupir je me levais enfin. La tête me tournait légèrement, sûrement parce que j’avais manqué l’heure du repas. J’avais besoin de prendre l’air, le petit jardin intérieur était un endroit tout à fait paisible. Les Prêtres et Prêtresses de la Cathédrale l’entretenaient avec beaucoup de soins. Armée de mon bâton, j’avançais lentement dans les couloirs quand soudain je me figeais. Malgré les années, je n’étais toujours pas habituée à l’apparition de ces images qui hantaient mes nuits. Ce Don était aussi intense qu’incontrôlable. Des cadavres jonchés les rues d’une cité, les flammes ravagées certaines habitations. J’entendais les cris et le choc des armes. Et plus désagréable encore…. Je sentais l’odeur du sang et de la mort. Cette « vision » n’avait duré qu’une poignée de seconde pourtant elle me laissait à bout de souffle, chancelante, tant elle avait été violente de réalisme.

« - Pourquoi me faire voir cela ? » murmurais-je sans vraiment attendre de répondre.
« - Parce que toi moins que les autres tu ne dois pas oublier la fragilité de l’Equilibre et les horreurs qu’engendreraient une nouvelle guerre. La paix doit être préservée, Jena.»

Jérôme sortait de son entretien avec la Haute Prêtresse, il marchait sans faire attention, tournant et retournant les réponses qu'elle lui avait donné et cherchant des réponses aux nouvelles questions qui étaient inévitablement survenue. Il déambulait donc dans les couloirs vers la sortie, tout en ne se rendant pas compte qu'il ne prenait pas forcément le chemin le plus court. Irys avait apporté des éclaircissements, brillante Haute Prêtresse que la déesse Néera devait approuver. Toutefois, l'appel qu'Othar exerçait sur le Baron n'avait pas disparu d'un simple claquement de doigt. La simplicité qu'il avait connu lors des campagnes, hors de toutes manigance de la noblesse. La joie de diriger des troupes au combat et l'orgueil ressentit lorsqu'il avait été acclamé, tout comme la satisfaction de la vengeance acquise sur les sombres après ce que sa future épouse ait subit un viol, autant de sentiments enivrants qu'il devait refouler ou écarter pour garder sa lucidité. Le retour dans la trame politique et tous les complots et querelles le désespéraient, même s'il en avait fait partit et été l'instigateur pour certains.

Toujours dans sa rêverie, Jérôme fut ramené à la réalité par un bruit régulier. Relevant la tête, il vit une femme en train d'avancer en tâtonnant d'un bâton sur le sol, le fameux bruit qu'il avait entendu. Il comprit qu'elle était aveugle, ayant l'habitude de côtoyer la cécité par l'intermédiaire de Cécilie et ayant déjà aperçu des mendiants se déplacer ainsi. Il allait repartir dans son monde lorsqu'il la vit chanceler, sans doute ayant loupé un pas ou prise d'un malaise, cette dernière solution étant sans doute la bonne d'après ce qu'il analysait en se précipitant pour la soutenir. Il attrapa les coudes de la dame et lui offrit un appui

"Madame, est ce que tout va bien ? puis je vous aider en quoi que ce soit ?"

Sincèrement inquiet, il attendit qu'elle se reprenne et lui apporte une réponse, restant attentif

De façon tout à fait inattendue, une main vola à mon secours. J’étais tellement tournée vers la Damedieu, vers le son de sa voix qui résonnait encore à mes oreilles et vers ses images horribles que je venais de voir, que je ne m’étais pas rendue compte que je n’étais pas seule dans ce petit couloir. Le contact était léger, presque doux, pourtant j’eus l’impression de recevoir un violent coup de poing dans l’estomac. Les couloirs que j’arpentais habituellement au sein de la cathédrale n’étaient traversés que par des Prêtres et des Prêtresses. Du moins je croisais rarement des gens extérieurs au Culte. Pour la plupart je les connaissais, leurs âmes étaient apaisées par leurs prières, mais là, l’homme qui se tenait près de moi était tout sauf apaisé. Ses doutes, ses craintes, ses désirs inavoués l’entouraient comme un épais nuage, l’air semblait irrespirable. Des images m’assaillirent à nouveau, presque les mêmes que celles que j’avais vu plus tôt.
Des rues jonchées de cadavres, des flammes, du sang… Et je le voyais lui au milieu de ce carnage.

Il me tenait toujours mais doucement, je me dégageais de ses mains, cherchant à me redresser en prenant appui sur mon bâton. Une fois loin de son contact, je retrouvais peu à peu mes sens et je parvins à me concentrer sur autre chose.

« - Oui, je vais bien… excusez-moi. Ce n’était qu’un léger… malaise. »

Mes yeux voilés se levèrent vers son visage et se braquèrent sur son regard. Je ne pouvais pas le voir mais je savais exactement où regarder. L’homme en face de moi m’était totalement inconnu, pourtant je savais déjà beaucoup de chose sur lui. C’était un homme de combat, un guerrier. Un homme en proie au doute. Peut-être était-il ici pour chercher des réponses. Pour soulager son âme.  J’aurais pu le laisser reprendre son chemin sans un mot de plus, pourtant je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’il faisait à cet endroit de la cathédrale.

« - Pourriez-vous m’offrir vos yeux et votre bras quelques instants ? Je me rendais dans les jardins de la Cathédrale. Ce n’est plus très loin. Pourriez-vous m’y conduire ? »

Ma cécité ne m’avait jamais vraiment handicapé, pourtant cette fois c’était moi qui demandait assistance. Lorsqu’il m’offrit son bras après quelques secondes, je lui indiquais le chemin et nous fîmes les quelques pas dans le silence. Peut-être était-il soucieux de ma santé ou trop occupé à se demander comment il pourrait se débarrasser rapidement d’une aveugle collante pour retourner à ses occupations. Quoi qu’il soit en train de penser, moi j’étais entièrement tournée vers ce nouveau contact. Maintenant que la surprise était passée, je parvenais mieux à gérer mon Don. Je ne voyais plus les images d’horreurs qui m’avaient d’abord submergés, à présent, au milieu de ce nuage de doute, de crainte et de interrogation, je pouvais voir cette lumière si douce et si fragile que j’espérais voir chez tant de gens. Sa foi en la Déesse était bien là, certes vacillante, mais belle et bien là. Je sentais un sourire étirer mes lèvres tandis que je m’installais sur le banc près duquel il m’avait conduit.

« - Merci pour votre aide Messire. Puis-je vous demander une dernière chose ? Votre esprit et votre âme semblent …. Tourmentés. Avez-vous trouvé les réponses que vous cherchiez en franchissant les portes de la Cathédrale ? »

Bien qu'ayant presque voisin durant un moment, Jérôme ne connaissait pas la famille Kastelord, il n'eut donc aucun moyen de reconnaitre Jena, l'épouse de l'ancien Baron. Il ne savait absolument pas non plus qu'il était en présence de la gardien de Néera, même si la cécité aurait pu l'aiguiller un peu, les aveugles n'étaient malheureusement pas ce qu'il manquait en péninsule. Sans comprendre comment, il ressentit le choc qu'il occasionna à la femme qu'il était en train d'aider. elle se dégagea tranquillement

"Il n'y a pas d'excuses à faire, le principal est que vous ne vous soyez pas fait mal."

Il n'y avait pas de pitié dans la voix du Baron, celui-ci était habitué avec Cécilie et il lui parlait comme à une personne tout à faire normal, ce qui était le cas, du moins pour lui. Le fait d'être Gardienne la plaçait indubitablement sur un autre plan que la normalité, mais cela, encore une fois, il ne le savait pas. Bien que n'étant pas novice en matière d'aveugle, il ressentit une certaine gène lorsque Jena le fixa de ses yeux sans vie. Il se sentait inspecté au travers de son âme, sans savoir que c'était le cas. Lorsqu'elle lui demanda assistance, il fut content de pouvoir parler et rompre ce sentiment dérangeant

"Bien entendu, je ne suis pas pressé, je vous prête mon bras avec plaisir"

Plaisir était un mot comme un autre, ce n'était pas vraiment le cas, non qu'il ne le voulait pas, il appréciait d'aider mais cette femme avait un charisme qui le mettait mal à l'aise d'une certaine façon sans savoir mettre le doigt sur ce qui le dérangeait. Un silence s'installa alors qu'il la guidait vers un lieu qu'elle semblait pouvoir gagner sans aide. Elle avait toutefois réussi à écarter tous les questionnements de Jérôme à l'égard de ses soucis puisqu'il se poser de nouvelles questions mais cette fois à l'égard de Jena, quelque part elle le fascinait soudainement. Elle lui avait aussi fourni une échappatoire en lui demandant assistance. Une fois parvenu au jardin intérieur ou elle voulait aller, étrangement, au moment de s'assoir, elle sourit. Peut être qu'elle était contente d'être arrivée à destination. Puis vint la question qui le rendit de nouveau dubitatif, comment savait elle ?

"Comment savez vous tout cela ? je veux dire, que je suis tourmenté et que j'ai posé des questions ?"

Passant par réflexe sa main dans ses cheveux, il sourit à son tour bien que sachant qu'elle ne pouvait pas le voir. Toutefois, Cécilie l'avait souvent étonné au départ, ressentant ses émotions comme un sourire dans ses mots, son intonation etc...

"Vous me direz, à part les prêtres, toutes les personnes qui viennent ici doivent être à la recherche de réponses"

Un rire s'ensuivit, afin de faire passer sa bêtise, c'était logique après tout

"J'ai eu la chance d'avoir un entretien avec la nouvelle Haute Prêtresse, elle m'a fournit beaucoup de réponses mais cela en a amené d'autres, tout comme, je dois chercher encore la signification de certaines phrases qu'elle m'a dite."

Avec tout cela, il ne s'était même pas présenté, mais pour l'instant, il ne s'était pas rendu compte de son manque de courtoisie. La question qu'elle venait de soulever se posait pour elle aussi. Elle n'avait rien du Prêtre ou du mendiant cherchant refuge

"Si je puis me permettre, et vous même, qu'est ce qui vous a amené dans ce lieu?"

Une fois bien installée sur le banc frais, je redressais mon visage vers le sien, fixant toujours son regard malgré l’épais brouillard qui masquait ma vue depuis presque deux années. L’homme ne chercha même pas à masquer sa surprise et sa première réaction me fit sourire un peu plus. Un sourire nullement moqueur, au contraire il se voulait bienveillant. Je pouvais sentir sa confusion, ses craintes qu’il tentait bravement de repousser en s’accrochant à sa foi. J’avais pu sentir tout cela durant le trajet qui nous avait mené jusqu’au jardin, et à présent encore je pouvais percevoir, au milieu des tourments qui l’entouraient, cette petite flamme vacillante.
J'acquiesçais lorsqu’il répondit lui-même à ses propres questions et je l’écoutais me parler ensuite de son entretien avec la Haute Prêtresse Irys. Un petit rire amusé m’échappa alors qu’il m’expliquait être toujours en quête de réponses … mais pour d’autres questions !

« - C’est hélas souvent le problème Messire. Les questions que l’on se pose sont parfois trop superficielles, elles cachent des choses bien plus profondes. Sans compter que nous ne sommes pas toujours très clairs !»

Du moins cela pouvait arriver que nos paroles ne soient pas aussi claires que nous l’aurions souhaité, mais je connaissais suffisamment Irys pour savoir qu’elle ne parlait pas par énigme.
L’homme me demanda alors ce qui m’amenait ici et cette petite question me fit rire doucement. Je lui indiquais la place qu’il y avait près de moi sur le banc pour l’inviter à me rejoindre. Après tout il m’avait dit ne pas être pressé et j’avais l’impression que cette rencontre inattendue ne l’était pas vraiment.

« - Ce qui m’a conduit ici ? Voilà une vaste question ! Mais disons, pour faire simple, que Néera voulait que je me trouve ici, aussi je m’y trouve en ce moment même. »

Je tournais mon visage vers l’inconnu et lui adressait un nouveau sourire bienveillant. Doucement je retournais mes mains, paumes vers le ciel et je les tendis vers lui.

« - Je sais que vous venez de rencontrer Irys,  et que vous n’avez peut-être pas envie de confier à nouveau la source de vos tourments et de vos angoisses. Mais si vous le souhaitez, je peux peut-être faire quelque chose pour vous. J’aimerai tant vous aider à chasser ces nuages qui affaiblissent votre foi. »

Le creux de mes mains s’était réchauffé à mesure que j’invoquais le Don que Néera m’avait transmis. Une douce lumière à peine visible semblait s’échapper de mes mains, toujours tendues vers lui. Je ne pouvais peut-être pas apporter des réponses à ses questions mais je ne voulais pas voir ce fidèle sortir aussi tourmenté.

« - Je ne peux pas vous promettre de répondre à toutes vos questions mais peut-être qu’Elle vous entendra et qu’Elle vous aidera. Que souhaitez-vous savoir ? »

Souvent, les personnes handicapées finissaient mendiantes lorsqu'elle n'avait pas de famille pour s'occuper d'eux. Et même s'ils en avaient, par moment, ils n'avaient pas les moyens de nourrir quelqu'un qui ne pouvait pas aider aux tâches. ceux-ci étaient donc souvent aigri. Cécilie avait modifié la vision du baron à l'encontre de la cécité et Jena continuait sur ce chemin. Les sourires qu'elle déployait malgré son handicape était chaleureux. Toute comme son charisme d'ailleurs, qui, bien qu'il ressentit quelque chose qu'il ne comprenait pas, semblait l'apaiser. Il le ressentait mais il ne l'avait pas compris, bien entendu, pas encore. Sa réponse était d'une grande sagesse et l'on ne pouvait qu’acquiescer à ses dires

"C'est indéniable, vous avez raison. il est souvent difficile de savoir exactement ce que l'on recherche dans nos questions, alors comment parvenir à les retranscrire comme il le faudrait"

Il s'assit à la demande de Jena, plus du tout pressé de partir, ce qu'il n'était pas d'ailleurs. Une étrange sensation lui intimait d'écouter ce qu'elle lui disait et de rester. Les parole qui suivirent étaient étranges, elle semblait parler de la déesse comme si elle communiquait avec elle, était elle une illuminée ? Le regard du Baron devint interrogateur, perplexe. Il regarda les yeux aveugle, commençant à peine à deviner qui était celle qui lui faisait face, alors qu'il assemblait ce qu'elle lui disait dans son cerveau. Puis vint les paumes qui s'illuminèrent et la il n'y eut plus aucun doute. Il savait à qui il s'adressait et l'honneur qui lui était donné, tout comme ses fautes lui revinrent en pleine figure. Instantanément, il se releva pour ensuite s'agenouiller sur ses deux genoux, ls mains au sol et la tête très basse, son front touchant presque le sol

"Vous...vous êtes la gardienne de le déesse...je ne suis pas digne..."

Sans comprendre pourquoi, surtout qu'il n'était pas émotif, des larmes vinrent couler le long de ses joues. il n'osait plus parler, sachant qu'il allait être jugé en cet instant.