Entretien avec un vieil homme [Romey]

9ième jour de la troisième ennéade de Barkios
9ième année du 11ième cycle

À la veille du mariage, tôt le matin, Tibéria avait une foule de choses à faire, mais aucune ne concernait vraiment l’union du lendemain. Évidemment, elle ne pourrait pas échapper éternellement aux essayages de la robe, mais pour le reste, elle faisait confiance à Cassio qui s’était vu remettre le rôle de maître de cérémonie pour l’occasion. Il supervisait la décoration de la salle de réception et s’assurait que le banquet servi après la cérémonie soit prêt pour les invités. Ils étaient peu nombreux, mais les vassaux de Soltariel figuraient tout de même sur la liste des invités. Antonia et Paula avaient également fait le voyage jusqu’au palais pour soutenir leur sœur. Octavia lui avait assuré sa présence, mais elle n’était toujours pas au palais. Tibéria savait qu’elle n’arriverait qu’à la toute dernière minute et ce n’était pas plus mal. Elle se souvenait encore trop bien de ses frasques de son précédent mariage alors qu’elle s’était mise en tête de parfaire l’éducation sexuelle de sa nièce. La duchesse gardait un vif souvenir de ce moment, même si au fond, elle la remerciait pour son initiative. La méthode fut peut-être discutable, mais elle démystifia certaines choses.

— Pourquoi dois-je encore passer par là? gémit-elle en se prenant la tête à deux mains.

Chaque fois que ses pensées dérivaient vers le mariage, elle soupirait à s’en fendre l’âme. Tibéria se serait éventuellement remariée, mais elle aurait aimé avoir une plus grande liberté quant au choix de son futur époux. Franco était un homme capable à plus d’un niveau, mais son niveau de charisme se comparait à un bloc de glace. En fait, il pouvait être charmant, simplement il ne l’était pas avec elle. Au moins, il jouissait d’un physique avantageux, probablement le seul point pour lequel elle n’avait pas à se plaindre.

Bon, elle devait se concentrer. Gémir sur son sort n’allait certainement pas l’aider. Il y a beaucoup à faire, surtout en rapport avec la mission confiée par le chancelier. Tibéria laissait une grande marge de manœuvre à Fraco, car il était incontestablement le spécialiste de la marine, mais la duchesse ne comptait pas rester derrière pendant qu’il faisait tout le travail. L’occasion était parfaite pour développer un peu plus ses connaissances et elle prévoyait déjà plusieurs rendez-vous avec des maîtres de chantier naval. Elle ne voulait pas seulement d’une flotte traditionnelle, elle voulait innover. Sortir des sentiers battus présentait un risque non négligeable, mais comment aller de l’avant si personne ne tentait de se démarquer? Elle ne comptait pas non plus bâtir en ne partant de rien, mais Tibéria rêvait d’un bateau amiral qui ferait pâlir d’envie les autres et elle voulait que Soltariel soit l’artisan de cette réussite. Tout cela devra attendre un peu. Elle attendait Romey avec qui elle devait s’entretenir. Il résidait au palais depuis un certain temps, mais jusqu’ici, Tibéria n’avait pas pu le recevoir. Pourtant, s’il y avait quelqu’un ici qui méritait son attention, c’était bien lui. Ayant vécu à la cour de Sybrondil, Tibéria avait  quelques questions à lui poser. Évidemment, elle l’avait fait surveiller et c’était toujours le cas d’ailleurs, mais rien ne lui fut rapporté. C’était le moment d’en apprendre un peu plus sur les motivations du vieil homme. Ainsi, lorsqu’on toqua doucement à sa porte.

— Entrez

Cherche toujours la vérité entre les ombres, me disait mon vieux maître. Pour discerner le vrai, il te faut avancer dans les venelles tortueuses des faux-semblants et remonter le fil du mensonge. La vérité est toujours cachée. Voilà pourquoi elle se meut dans les couloirs du palais soltari tandis que filtre à travers les interstices la lueur tamisée du petit jour. C'est là, caché dans cette semi-pénombre que sommeille un homme, juché sur un banc de pierre et aussi immobile qu'une statue - de pierre, elle aussi, si vous voulez. C'est là, dans le noir, qu'un vieillard cherche sa propre vérité.
Et ce vieillard, c'est bibi.

Mon dos me fait atrocement souffrir, mais je reste là, prostré dans l'attente ; mes yeux habitués à l'obscurité sont rivés sur une porte de chêne qui, à tout moment, peut s'ouvrir. Faisons silence, mes amis ; voilà que résonnent des pas dans le couloir, et qu'un laquais s'approche de moi. Un garçon prépubère, au menton couvert d'un fin duvet blond que le bon sens aurait commandé de raser. Et il m'annonce, avec sa voix de petite pucelle, que je peux me présenter à la duchesse Tibéria de Soltariel. La duchesse me reçoit aujourd'hui ; non, mieux, elle me reçoit ce matin ; mieux encore, elle me reçoit maintenant, dans l'instant ! Notez que je n'en tire aucun orgueil. Ou peut-être un tout petit. Mais allons ! Il me faut rester humble. Les vieux qui savent des choses sont toujours très humbles dans les histoires ; et je suis très vieux, et je sais beaucoup de choses.

Et alors que je franchis la porte et fait irruption dans une pièce baignée de lumière vive et de couleurs chaudes, mes yeux font un tour rapide des lieux avant de se poser sur la maîtresse de céans, devant qui je m'incline aussi bas que me le permet le bâton sur-lequel je m'appuie. Comme d'habitude lorsque j'effectue une révérence, je sens trembler mes guiboles et je me demande si je ne vais pas m'étaler de tout mon long ; mon corps fatigué est parcouru d'un frisson mais, curieusement, ce genre de signe de vieillesse vient justement me rappeler une bonne nouvelle : je suis toujours en vie.

« Votre Altesse, j-je suis votre humb-ble servit-teur », parvins-je à articuler avec fort peu de fausses notes ; mais c'est qu'en plus, je fais des progrès.

Tibéria faisait attendre cet homme depuis trop longtemps. Voilà quelques ennéades déjà que Romey vivait au palais, mais la duchesse, à cause de son emploi du temps chargé, remettait sans cesse le moment de leur discussion. Ils n’avaient échangé que quelques mots à l’arrivé de Romey, mais rien de plus depuis. Ce matin, elle le recevait dans son bureau. Peu d’invités y étaient reçus. Généralement, elle les accueillait dans un salon aménagé spécialement pour ce genre d’occasion, mais Romey n’était pas qu’un simple invité. Il se présentait ici en tant que conseiller. Il voulait travailler pour Tibéria et elle était prête à lui donner une chance à condition qu’il fasse ses preuves. Cet homme l’intriguait. À son âge, les gens se retiraient généralement pour se reposer et couler des jours paisibles, laissant ainsi les plus jeunes prendre le relais, mais pas cet homme. Elle comprit en le voyant entrer dans le bureau. Malgré sa peau parcheminée et creusée de rides profondes et son corps courbé sous le poids des années, son regard était vif. L’enveloppe s’usait, mais l’esprit restait éveillé et bien vivant. Le visage de la duchesse se fendit d’un sourire bienveillant.
 
— Je vous en prie, prenez place.
 
Elle désigna un fauteuil devant le bureau et attendit qu’il s’y installe.
 
— Veuillez m’excuser, j’ai l’impression de vous avoir fait attendre. Voilà quelques ennéades que vous vivez au palais maintenant. Vous êtes bien installé? Je dois admettre que votre arrivée fut une surprise sachant que vous étiez précédemment à Sybrondil. Vous le savez sans doute, mais ma famille et les Maldi entretiennent une relation pour le moins… particulière. Dans cette optique, votre venue ici soulevait quelques questionnements et c’est pour cette raison que j’ai décidé de vous faire surveiller. L’Idée n’était pas de vous empêcher d’aller et venir selon vos envies, mais de m’assurer que vous ne rapportiez pas en secret tout ce qui se passait ici. D’autres n’auraient probablement pas partagé cette information, mais je crois en l’honnêteté. Puis, vous vous doutiez sans doute qu’une telle chose arriverait en venant à Soltariel. Cependant, soyez rassuré, je n’ai rien à vous reprocher. En fait, c’est aujourd’hui l’occasion de discuter des raisons qui vous ont amené ici et, surtout, ce que vous espérez de moi.

« Je vous en prie. » « Veuillez m'excuser, j'ai l'impression de vous avoir fait attendre. » « Je crois en l'honnêteté. » « Soyez rassuré, je n'ai rien à vous reprocher. » « Ce que vous espérez de moi... »
Tant de mots qui semblent bien incongrus dans la bouche d'une duchesse. Alors que je prends place dans le fauteuil qu'elle m'a désigné, je la jauge discrètement du regard ; il m'avait bien semblé, lors du discours qu'elle avait prononcé devant l'assemblée des vassaux, que cette donzelle n'était pas encore très à l'aise dans son nouveau rôle. Le duché, il est vrai, avait échappé à sa famille avant de lui revenir par un curieux concours de circonstances, et Tibéria elle-même n'avait pas été la plus pressentie au sein de sa fratrie pour récupérer ce rôle. Et alors que je la regarde aujourd'hui, et que je vois la façon dont elle s'adresse à moi comme si j'étais son égal, comme si elle avait des comptes à me rendre, je sais déjà ce qu'il lui faudra gommer si elle veut faire une grande duchesse : son humilité.
Car l'humilité ne sied point aux grands. Ceux qui gouvernent dans la simplicité font généralement de mauvais dirigeants, et l'histoire récente ne manque pas d'exemples : feu le roi Trystan l'Aveugle, qui traitait les nobles comme les roturiers et les voulait égaux devant la justice, si bien qu'il fut le roi le plus détesté de son temps, tare qu'il cumulait avec son statut de bâtard ; la duchesse de Langehack, Méliane de Lancrais, cette femme acariâtre proche du peuple qui fit un mariage d'amour avec un parvenu, et dont les choix douteux mènent aujourd'hui son duché au bord du gouffre...
Non, Tibéria ne doit point emprunter cette voie-là. Je ne puis le lui dire de but-en-blanc, bien sûr, au risque de l'offenser et de la voir m'éconduire - encore que cela serait une rassurante preuve d'autorité de sa part. Je dois avant tout lui faire comprendre que je suis son humble serviteur, et que le temps qu'elle m'accorde, elle ne le donne pas pour moi ; elle le prend pour elle, car je ne suis ici que pour la conseiller.

« Il n'est p-pas besoin de vous exc-cuser ma... dame. Vos quequestionnements ét-taient légitimes. J-je suis s-simplement v-venu vous offrir ce q-que j'ai p-proposé à Victoria d-di Maldi : les c-conseils d'un v-vieil homme. La b-baronne de Syb-brondil les a r-refusés : je lui ai d-dit qu'il v-valait mieux pour elle d-de respecter S-soltariel ; elle n'a p-pas voulu l'entendre. »

Je lui adresse mon plus aimable sourire. Je m'étonne de la découvrir à la fois si attentive, et si petite, si frêle ; si l'on m'avait dit, lorsque j'étais jeune, vigoureux et orgueilleux, qu'au crépuscule de mes jours je servirais une donzelle qui n'a pas le tiers de mon âge ! La chose est bien naturelle, pourtant ; ces dernières années, ce fut l'hécatombe dans les maisons des puissants. Certaines grandes familles ont connu un déclin rapide, et dans toutes, les vieux ont passé l'arme à gauche, et ce sont les jeunes qui gouvernent. Pour le meilleur ou pour le pire ? L'état du royaume laisse entendre que non.

« Le r-royaume va mal », dis-je gravement, « il est c-corrompu par l'arrivisme, par les p-parvenus qui p-profitent du déclin des g-grandes familles. Il est corromp-pu par l'ambition de c-ceux qui mép-prisent le droit et l'ordre. Le r-royaume a été éb-branlé, madame, et j-je ne sais à quoi il r-ressemblera demain. Ne laissez p-pas l'arrivisme gangréner v-votre duché comme il le f-fit avec le royaume. Vous d-devez compter sur v-votre alliance av-vec les V-vrais Soltaris, mais n'oubliez j-jamais... n'oubliez j-jamais que la réalité du p-pouvoir, c'est vous. Ne l-laissez point votre futur époux s'accap-parer votre duché, à v-votre détriment. »

Le vieil homme peinait à s’exprimer. Les mots trébuchaient et se bousculaient dans sa bouche obligeant Tibéria à se concentrer afin de bien le comprendre. Malgré cela, ses paroles sonnaient étonnamment juste aux oreilles de la jeune duchesse qui reconnut en lui la sagesse propre aux hommes de son âge. Elle se sentit nostalgique en pensant que son père aurait pu être là pour la conseiller si le destin en avait décidé autrement.

— Sachez qu’il faut maintenant dire Comtesse de Sybrondil lorsque l’on parle de Victoria di Maldi. Elle s’est présentée au chancelier récemment, mettant à disposition du roi les ressources de ses terres sous prétexte que Soltariel lui portait préjudice. Pour calmer ses ardeurs, le chancelier a accepté d’élever ses terres en comté. C’est lui-même qui m’en a fait part lors de mon passage à Merval, mais nous en reparlerons.

Cet homme a connu la Péninsule à une époque bien différente d’aujourd’hui. Il a vu de ses yeux les grandes familles régnantes gouverner ces terres d’une main ferme, mais juste. Aujourd’hui, la nouvelle génération bousculait les traditions. Le pouvoir des grandes familles s’étiolait au profit de jeunes ambitieux et dont la soif de pouvoir ne connaissait aucune limite. Romey parlait des arrivistes comme la cause de tous les maux de la Péninsule, mais Tibéria en faisait partie. Elle était peut-être issue de l’une de ces grandes familles jadis respectées, mais rien dans sa jeunesse ne la prédisposait à un jour prendre le pouvoir. Elle devait tout apprendre et la tâche était colossale. Refusant de se laisser abattre, Tibéria réussissait à maintenir un certain équilibre tout en étant parfaitement consciente de ne pas être à l’abri des erreurs. Maintenant, Franco et les Vrais Soltaris s’ajoutaient à l’équation, menaçant cet équilibre. Romey avait raison de la mettre en garde. Heureusement, si Tibéria avait bien appris quelque de sa précédente expérience, c’était de se méfier. Elle se sentait mieux outillée pour affronter la suite des choses.

— Ne suis-je pas moi-même une arriviste? Après tout, je n’ai aucunement été préparé à ce que je fais maintenant. Je ne manque pas de bonnes intentions, mais elles ne font pas toujours de bonnes décisions. Ma cousine Angelina est à mes côtés, mais ses idées s’accordent sur les miennes pour la plupart. Je réalise maintenant que ce n’est pas vraiment ce dont j’ai besoin. Je cherche plutôt quelqu’un qui n’hésitera pas à me remettre en question afin de pousser plus loin les réflexions. Quant à Franco… Sa bonne humeur s’assombrit au point de faire disparaître son sourire. Je vais garder un œil sur lui. J’aurais nettement préféré éviter le mariage, mais il y en aurait eu un de toute façon que ce soit avec lui ou avec un autre. Il est ambitieux et ne s’en cache pas. Il me fait penser à Arichis. Tous les deux voyaient ce mariage avec moi comme une simple formalité, une étape vers quelque chose de plus grand, mais gardez-vous de le lui dire. Je vais m’assurer qu’il n’oublie pas que je suis la duchesse de Soltariel et que s’il venait à prendre des actions outrepassant mon pouvoir, alors je n’hésiterais pas à faire ce qu’il faut pour corriger la situation et qu’il ne puisse plus recommencer.

« V-voulez vous un v-véritable con... conseil, Votre Altesse ? N-ne laissez jamais pepersonne v-vous taxer d'arriviste. »

Je prononce ces mots avec toute la fermeté dont je suis capable ; n'a-t-elle pas demandé elle-même à être remise en question ?

« V-vous êtes la duchesse l-légitime. Kahina d'Ys, elle, était... était une arriv-viste. Vous avez r-repris votre trône, désormais, et v-vous devez le garder. Pour le garder, v-vous devez user de l'arme qui vous a p-permis de le reprendre : votre nom. Agissez en d-duchesse, madame. S-si cela vous semble peu naturel, faites-en fi ; n'oubliez jamais que d-désormais, vous commandez, et que les hommes qui vous courtisent et vous c-conseillent - moi le p-premier - nous s-sommes vos sujets. V-vous ne devez pas p-proposer, vous devez décider. Vous ne d-devez pas d-demander, vous d-devez ordonner. V-votre erreur face aux vassaux, Altesse, f-fut de vous excuser, de l-les traiter comme s'ils v-vous étaient égaux. Permettez-moi, une s-seule et u-unique fois, d'exiger de vous q-quelque chose : ne v-vous excusez plus, madame, p-plus jamais. »

Je la toise du regard, me demandant si elle comprend véritablement l'enjeu de ce que je lui demande. Sait-elle que ce n'est qu'à ce prix que le pouvoir peut se maintenir, que les Grands peuvent conserver cette autorité naturelle qui leur permet de garder l'ascendant sur leurs vassaux ? Ceux qui, pleins de bonnes intentions, se défont eux-mêmes des oripeaux du pouvoir par mépris du despotisme, ceux-là ne tardent pas à tomber sous l'emprise de quelque vassal ambitieux, de celui parmi les courtisans qui aura su instrumentaliser cet accès de faiblesse. Les loups, alors, se disputent le pouvoir ; et le plus fort d'entre eux le confisque à son seul avantage, jusqu'à ce qu'un autre le revendique, et ainsi se perpétue un état de guerre permanent.

Tibéria fut surprise par le soudain élan de fermeté de la part du vieil homme. Elle se redressa légèrement sur son fauteuil, attentive à ses paroles. Les mots saccadés qui sortaient de la bouche de Romey étaient lourds de vérité. Tibéria s’excusait constamment, comme si elle se sentait obligée de le faire. Le bref passage au pouvoir d’Arichis a causé beaucoup de dommages et Tibéria s’attribuait une part de responsabilité alors qu’elle n’avait aucune raison de le faire. Elle a souvent dit que son plus grand désir en devenant duchesse était de réparer les bêtises de sa sœur Margot, mais elle voulait aussi faire les choses différemment. La noblesse agissait souvent comme si elle était déconnectée de la réalité, accordant peu d’importance aux problèmes de la plèbe. Plus réactifs que proactifs, les nobles réagissaient quand ça devenait leur problème, généralement lorsqu’ils prenaient la forme d’un soulèvement populaire. Pour Tibéria, quand ils en arrivaient à ce point, c’est qu’il était trop tard et elle ne voulait pas être comme ça. Elle voulait être proche de son peuple et bousculer un peu l’image que le peuple se fait généralement du noble. Elle ne prétendait pas vouloir changer le monde. Les mentalités n’évolueront pas du jour au lendemain. Toutefois, Tibéria commençait à se questionner sur sa façon de faire. D’un côté, elle avait sa cousine qui l’encourageait à suivre sa propre voie et de l’autre, il y avait tous les autres conseillers, dont Romey qui se tenait devant elle. C’est tout à fait normal d’être sensible à l’opinion de la majorité. Elle aimait peut-être sa cousine, mais cette dernière entretenait quand même des liens avec une certaine famille ayant gravement nui au Soltaar. Elle savait trop bien que cette situation ne pourrait pas durer éternellement…

— Vous savez Romey, je porte peut-être le nom, mais je n’ai jamais été élevé pour faire ce que je fais maintenant. Je ne crois pas que mon père ait imaginé un seul instant que l’une de ses filles se retrouverait sur le trône du Soltaar. Les gens destinés à un tel pouvoir sont généralement élevés dans ce but. Leur éducation tout entière tourne autour de ce fait. Je n’ai pas eu cette chance. Ce n’est pas que je ne m’en crois pas capable, mais je dois tout apprendre rapidement et dans un contexte particulièrement difficile. Pour beaucoup, je ne suis que la dernière prétendante en date et ils attendent de voir qui sera la prochaine personne à se manifester pour le poste. Néanmoins, je comprends votre point. Je dois agir comme une duchesse et j’ai rarement vu une duchesse s’excuser. Je suis pas mal certaine que ma sœur ne l’a pas fait… et je dois surtout arrêter de me sentir coupable pour ce qui est arrivé.

Elle sourit brièvement en soutenant le regard du vieil homme.

— Maintenant, que pensez-vous de Franco? Il est sur le point de devenir duc à mes côtés. Croyez-vous que j’ai bien fait en acceptant ce marché?

Je hausse un sourcil interloqué lorsque la duchesse évoque le « trône du Soltaar » qu'elle prétend occuper. Une erreur de langage sans doute innocente, mais qui, en d'autres circonstances, pourrait lui coûter cher. Quelques clercs malavisés se sont mis à employer cette appelation de « Royaume du Soltaar » à l'époque où Kahina d'Ys, alors duchesse de Soltariel, avait recueilli le roi Bohémond à sa cour et s'était proclamée régente du royaume. La vérité est qu'il n'y a jamais eu de royaume du Soltaar, car Kahina, plutôt que de créer un royaume, n'avait fait qu'assurer la continuité de l'ancien ; et Soltariel, sans véritablement devenir le nouveau centre d'un royaume limité au sud de la péninsule, a simplement accueilli temporairement la cour royale en exil, dans l'attente que le petit roi Bohémond reconstitue autour de lui l'héritage de ses ancêtres. Pourtant, quand bien même l'expression de Soltaar n'a jamais eu aucun sens, et en a moins encore aujourd'hui que le roi ne vit plus à Soltariel, certains continuent à employer ce terme galvaudé. Que des ignares le fassent n'a rien d'étonnant ; mais que la duchesse de Soltariel en personne commette cette erreur est d'autant plus dérangeant que le terme de Soltaar évoque par trop le règne de celle qui l'a précédée, son ennemie Kahina.

Je m'abstiens pour le moment de relever. Comme le reconnaît Tibéria, elle doit apprendre ; elle se sait novice, et il me vient à l'esprit qu'une autre chose qu'elle devrait apprendre serait justement de ne pas admettre en public qu'elle est novice. Mais chaque chose en son temps.

« Ce que je p-pense de notre f-futur duc n'a p-pas d'importance, Madame. Etait-il le c-choix idéal ? Certes non. Mais il était le s-seul. N'oubliez p-pas que vous aviez b-besoin de lui pour récup-pérer votre c... cu... couronne. Souhaitons seulement qu'il soit un m-meilleur homme que l'Anoszia. Il n'est p-peut-être pas votre allié le plus f-fiable, et p-parce qu'il est un homme il voudra vous c-confisquer le pouvoir... et pour la même raison, les v-vassaux le laisseront faire. Mais vous êtes une f-femme, et dans t-toute la grâce de votre j-jeunesse, vous disposez encore d'un atout. Les f-femmes sont souvent l'ombre de leurs maris, mais dans l'intimité, c-cette ombre les éclipse. Sachez conquérir votre homme, m-madame, et quand il g-gouvernera Soltariel, v-vous le gouvernerez lui. »