Mettre de l'ordre dans les rangs

5ème jour de la 5ème ennéade de Verimios, 9e année du XIe Cycle

La vie continuait son cours à Soltariel. Le palais ne dérougissait pas d’activité bien que l’hiver ait apporté un peu de répit. Tibéria tout comme Franco en profitaient pour s’atteler aux tâches administratives inhérentes à leur titre. Le duc, déjà très occupé par les travaux sur la flotte royale, s’était mis en tête de renforcer les liens commerciaux du duché. De son côté, Tibéria s’était tournée vers l’armée et ses infrastructures. Non pas qu’elle s’y connaissait particulièrement en la matière, Franco aurait probablement été mieux placé qu’elle pour la tâche, mais Tibéria était plutôt intéressée par les mages qui en faisaient partie. À sa connaissance, seul le sud en comptait parmi ses rangs. Au nord, on les traitait avec une grande méfiance ce qui faisait croire à Tibéria que d’avoir des mages organisés à son service représentait un avantage de taille. Toutefois, après avoir lu quelques comptes rendus de batailles où ils avaient été utilisés, elle comprit rapidement que ça ne sera pas une tâche facile.

— Ce ne sont que des hurluberlus désorganisés en proie à des rivalités internes qui remontent parfois à plusieurs centaines d’années. Ils ne se souviennent même pas pourquoi ils se lancent des boules de feu par la tête. Ils le font par principe. Plusieurs viennent de famille de marchands ou même des nobles… Vous imaginez les rivalités entre les différentes maisons! Évidemment ils ne sont pas tous ainsi, les autres vont s’enfermer dans leur cave pour tenter de prédire l’avenir en inhalant des vapeurs hallucinogènes. J’ai déjà croisé un homme qui affirmait ne pas s’être lavé depuis 10 ans. Selon lui, la crasse lui permettait d’être en meilleure communion avec la nature. Un essaim de mouches le suivait partout où il allait.

Tibéria grimaça.

— C’est dégoutant…

— Je me souviens encore de l’odeur… Une chose est certaine, la grande disparité quant à la naissance de ces mages en plus de l’absence d’institution officielle exacerbe le manque de cohésion dans les rangs. Honnêtement, je ne toucherais même pas à ça et je me concentrerais plutôt sur le reste de l’armée. Nos baraquements ont besoin de réparations et…

— Oui, mais les mages font partie de notre armée. Coupa Tibéria. J’ai l’intention de me pencher sur tous les aspects de la situation, mais il me semble que si nous avions les mages sous contrôle… C’est peut-être l’occasion de fonder une institution officielle ici même à Soltariel. Un endroit où on réunirait les intellectuels du duché et même de partout sur la Péninsule. Ça deviendrait un haut lieu de l’érudition où l’Art ne serait pas craint, mais encouragé. J’ai deux ou trois domaines laissés à l’abandon depuis la fuite de leur propriétaire en lien avec la famille Anoszia. Je pensais les vendre, mais je crois qu’il pourrait être facile d’en reconvertir un. Je suppose que ça coûterait moins cher que de partir de zéro, non?

— Excellent! Après il ne restera plus qu’à espérer que tout ce beau monde accepte de mettre de côté leurs rivalités et qu’ils vivent dans la paix et l’harmonie jusqu’à la fin de temps! Si j’étais vous, je prévoirais un cimetière juste derrière question de ne pas trimbaler les corps dans toute la ville pour les enterrer vu que je serais probablement celui qui devra s’en charger…

— Dois-je vous rappeler à qui vous adresser la parole présentement? trancha Tibéria qui appréciait de moins en moins l’attitude d’Hernando.

— Je ne voulais pas vous insulter, duchesse, mais d’autres se sont cassé les dents à tenter la même chose que vous. Les mages ne devraient pas être une priorité, c’est tout.

— Ça vaut la peine d’essayer. Même si je ne réussis qu’à en rallier une dizaine à notre cause… ce sera 10 mages qui déchaîneront les forces de la nature sur quiconque qui osera nous attaquer.

Hernando resta silencieux. Il y avait quelque chose chez cette femme qui lui faisait peur quelque part. Gentille et innocente, c’était facile de la sous-estimer, mais vu la façon dont elle s’était libérée de son ancien époux et comment elle avait affronté la tempête s’en suivit, elle était bien plus forte et bien plus déterminée qu’on pourrait le croire. Elle s’était mis quelque chose en tête et personne ne la ferait changer d’avis. Tibéria avait peut-être raison. Si elle réussissait, ça représenterait un avantage de taille, mais Hernando n’était pas certain de vouloir se battre aux côtés de personnes capables de vous brûler vifs d’un claquement de doigts...

HRP:

Julas, 1ere ennéade de Karfias, 10e année du XIe cycle

Identifier les différents cercles de mages opérant à Soltariel et dans le reste du duché fut une tâche nettement plus difficile que prévu et mit à rude épreuve l’optimisme de Tibéria. Les rapports de ses prédécesseurs disaient vrai finalement. Les mages étaient disséminés un peu partout sur le territoire et n’entretenaient pas de rapports entre eux. La situation était bien pire encore depuis les événements de l’Œil Bleu qui ont anéanti la lignée royale et semé le chaos dans toute la Péninsule. Partout dans le nord, les mages étaient persécutés et chassés. La colère était si grande qu’on faisait peu de différences entre ceux pratiquant véritablement la magie et les simples apothicaires. La chasse aux sorcières fut moins virulente et systématique au sud, mais ça ne signifiait pas que la population locale n’entretenait pas la même méfiance envers les initiés. C’est pour cela qu’ils se faisaient plus discrets. Les cercles se réunissaient en secret et il était difficile d’identifier leurs membres. Il fallut quelques ennéades à Tibéria avant d’avoir une liste. Elle ne contenait qu’une dizaine de noms, mais la rumeur de ses projets commençait à se répandre au sein de la cour et de la population en général. Elle espérait que le bouche-à-oreille fasse le reste du travail bien que, du même coup, elle ait à affronter de la résistance au sein de son propre entourage.

*****

Arcamenel, 1ere ennéade de Karfias, 10e année du XIe cycle

— Votre Altesse, je m’adresse à vous aujourd’hui au nom de mes compatriotes. Nous avons eu vent d’une rumeur selon laquelle vous chercheriez à réunir les mages de Soltariel. Est-ce exact?

Filippo Brama toisait Tibéria du regard et peinait à cacher sa colère. La jeune duchesse n’aimait pas cet homme. À l’image du paon sur ses armoiries familiale, Filippo était un homme particulièrement fier qui n’aimait pas se faire diriger par une femme faisant à moitié son âge et sa taille. Corpulent, il s’obstinait à se vêtir de vêtements plus petits pour paraître plus mince alors qu’en réalité, il en était que plus saucissonné. Comme il n’aimait pas Tibéria, il sautait toujours sur la moindre occasion pour lui faire des reproches. Plus personne ne l’écoutait, mais cette fois, elle voyait chez les autres un certain intérêt. Elle opta pour l’honnêteté.

— C’est exact.

La réponse fut suivie par un murmure dans l’assistance. Tibéria fronça les sourcils. Elle savait que son projet en ferait sourciller certains, mais la résistance semblait plus importante que prévu.

— Mais vous n’y pensez pas! Les mages… Ils… ils sont responsables du chaos qui déchire le royaume! Ne faudrait-il pas plutôt les chasser à l’image de nos voisins du nord?

— Premièrement, j’aimerais que vous changiez de ton quand vous vous adressez à moi. Deuxièmement, je trouve injuste d’attribuer la responsabilité de ce qui est arrivé à tous les mages de la Péninsule. L’idée que j’ai en tête ne les concerne pas uniquement. Je veux faire de Soltariel un centre culturel. Grâce au sens des affaires de mon époux, nous avons atteint un certain niveau de prospérité qui nous permet d’envisager ce genre de projet d’envergure. Histoire, géographie, mathématique, musique, lettre et magie… Je souhaite fonder une école, une académie qui réunira les grands penseurs de Soltariel et peut-être même du reste de la Péninsule. Évidemment, cela ne se fera pas en un jour.

— Hum, il y a peut-être des choses plus importantes pour lesquelles il faudrait investir avant, comme l’armée! Puis je ne vois pas ce que feraient les mages dans un endroit comme celui-ci. Faites votre école si vous y tenez, mais laissez les mages au fond de leur trou à rat! Ce genre d’idée risque de nous attirer le courroux des gens du nord. Nous sommes en paix et je crois que tout le monde ici a intérêt à ce que ça reste ainsi.

— J’ai de grands projets pour Soltariel. Les mages font partie de ces projets. De nombreux rapports indiquent la présence des mages au sein de nos armées. Le contexte actuel complique les choses, mais je crois qu’il est nécessaire de renouer les liens. J’ose espérer que nous sommes suffisamment ouverts d’esprit pour leur laisser une chance. Il me faudra du temps, mais faites-moi confiance.

Ce jour-là, Tibéria savait qu’elle n’avait pas réussi à le convaincre, mais elle espérait y parvenir avec le temps. Ses idées pouvaient faire peur, mais elle croyait en son projet. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à envoyer ses invitations…

*****

Kÿrianos, 2ere ennéade de Karfias, 10e année du XIe cycle

Monsieur, Madame

Par la présente lettre, vous êtes invité à une rencontre au palais avec la duchesse Tibéria de Soltariel le jour d'Oglicos de la troisième ennéade de Karfias. Par souci d’organisation, nous vous demandons de confirmer votre présence au plus tôt. Une chambre vous sera préparée si vous le désirez.

Bien à vous

Tibéria se pencha par-dessus l’épaule d’Amadeo pour lire la missive.

— Ça ne fait pas trop… convocation?

Amadeo haussa les épaules.

— C’est une convocation…

— Oui, mais je ne veux pas leur donner l’impression que je les fais venir pour ensuite les enfermer. C’est une invitation à la discussion.

— Je peux la retravailler. En attendant, je vous rappelle que vous avez une rencontre avec Hernando. Il doit déjà vous attendre.

— Ah oui, j’avais oublié. Il va sans doute trouver à se plaindre, encore… Bon, je te fais confiance pour trouver la bonne formulation et envoyer ces lettres.

— Très bien, Votre Altesse.

Tibéria quitta le bureau et les lettres furent envoyées sans modification.

*****

Christian:

Assis dans le salon principal, une tasse de thé fumante posée sur le guéridon à côté de lui, Christian Giovaneli relisait pour la dixième fois la courte missive frappée du sceau de la duchesse de Soltariel.

— Intéressant…

Il se redressa dans son fauteuil et fixa l’âtre de cheminée où un feu achevait de se consumer. Il se concentra en faisant tourner à son doigt un anneau d’or dont il ne se séparait jamais. Dans un craquement, le feu s’aviva, arrachant un sourire à l’homme. Dernier rejeton d’une fratrie de sept enfants, Christian comprit très jeune qu’il ne jouirait pas des mêmes privilèges que ses frères plus vieux. De ce fait, lorsque son père mourut, il n’hérita que d’une petite rente qu’il dépensait à mesure lors de soirées mondaines et de virées dans les tavernes de mauvaise réputation. Il aimait choquer et se démarquer du lot. C’est pourquoi il se tourna vers la magie qui lui offrait la possibilité d’être différent tout en acquérant du pouvoir. Évidemment, ce n’était pas bien vu dans la famille.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ainsi?

Christian leva les yeux vers son frère aîné qui l’observait appuyer contre le cadre de porte. Dix ans les séparaient, mais aux yeux du mage, il avait plutôt l’impression que toute une vie s’interposait entre eux.

— J’ai reçu une invitation pour me rendre au château de Soltariel.

— Vraiment?

Cecilio traversa la pièce en trois enjambées pour prendre la lettre des mains de son frère.

— J’ai entendu les rumeurs comme quoi la duchesse chercherait à réunir les mages du duché. Elle voudrait fonder une école… une académie. Évidemment, cela fait grand bruit à la cour.

Il replia la lettre et la posa sur le guéridon.

— Tu n’iras pas, n’est-ce pas?

— Pourquoi pas? Ça risque d’être amusant sachant que la moitié d’entre nous ne peut pas se retrouver dans une même pièce sans risquer de tout faire exploser.

— Christian, tu rendrais service à tout le monde si tu acceptais de prendre les vœux.

— Ah non! La vie est trop courte et la chair beaucoup trop faible pour que je fasse ce genre de sacrifice. Peu importe ce que tu diras, je vais me rendre à cette rencontre et écouter ce qu’elle a à dire. Sois heureux, au moins je ne serai pas à dépenser ma rente en prostitué!

Oglicos, troisième ennéade de Karfias
10ème année du XIe cycle.

Tout avait été soigneusement préparé par Tibéria épaulée, évidemment, par le toujours efficace Cassio. Une longue table fut installée dans la grande salle du trône encerclée de lourds fauteuils de bois au siège couvert de velours pour le confort. Chaque fauteuil portait les armoiries de Soltariel gravée sur son dossier. Ce mobilier n’était utilisé que pour les invités de marque, mais Tibéria voulait flatter les égos de ces mages récalcitrants et montrer qu’ils savaient recevoir au palais. Sur la table, les serviteurs avaient disposé des rafraichissements ainsi que quelques douceurs de la région, mais aucun alcool. Le vin sera apporté plus tard quand la duchesse jugera qu’il n’est plus dangereux de mettre à la disposition des mages un liquide potentiellement inflammable.

Pour l’événement, la sécurité avait été renforcée sous la recommandation d’Hernando. En plus des gardes habituels, des archers furent positionnés à des endroits stratégiques et prêts à frapper en cas de problème. Quatre soldats parmi les plus expérimentés furent mandatés pour sortir la duchesse de cette salle en l’assommant s’il le fallait. Évidemment, Tibéria ne savait pas pour ce dernier détail. Elle fit le tour de la salle en s’assurant que tout était parfait. Elle ne savait pas trop à quoi s’attendre sauf que ça ne sera pas facile. La duchesse ne fondait pas trop d’espoir sur cette première rencontre. Le but consistait principalement à faire un état de la situation, écouter les revendications et voir ce qu’il était possible de faire. Évidemment elle désirait surtout leur présenter son idée d’Académie et voir qui serait intéressé de l’appuyer dans ses démarches. Inutile de fonder quoi que ce soit s’il n’y avait personne à mettre dedans.

À l’heure prévue, personne ne se présenta.

Assise au bout de la table, Tibéria patienta, mais les minutes passèrent et personne ne vint. Découragée, la jeune femme s’avachit contre la table, le front appuyé contre la surface dure du meuble.

— Ils ne répondent même pas à une convocation de leur duchesse… J’aurais dû essayer d’imiter la signature de Franco…

Pendant ce temps, un homme traversait au pas de course la cour jusqu’à l’entrée du château où il fut arrêté par des gardes.

— Arrêtez-vous et identifiez-vous.

— Je suis… Christian Giovaneli… J’ai rendez-vous… avec la… la duchesse.

Il s’était réveillé en retard. N’ayant aucune obligation officielle, il lui arrivait fréquemment de dormir très tard dans la journée et de vivre principalement la nuit. Christian avait bien donné des instructions pour être tiré du lit, mais son frère, n’approuvant pas les activités de son cadet, s’était assuré qu’il ne soit pas dérangé dans son sommeil. Résultat, lorsqu’il ouvrit les yeux, il ne lui restait qu’une trentaine de minutes avant le début de la rencontre alors qu’il lui fallait une bonne heure pour se rendre jusqu’au palais. Il s’habilla en vitesse tout en maudissant son frère de ne pas se mêler de ses affaires avant de quitter le ventre vide et la tête endoloris par les excès de la veille. En franchissant les portes de la salle du trône, il vit la table privée de ses convives à l’exception d’une silhouette menue et prostrée assise tout au bout.

— La réunion est-elle déjà terminée?

Tibéria se redressa, le regard assassin.

— Comment une réunion pourrait-elle être terminée, quand elle n’a même pas commencé? Qui êtes-vous?

Voilà donc la duchesse. Il avait déjà vu la jeune femme lors de soirées avant qu’elle ne prenne le titre. Elle était alors trop jeune selon ses goûts, mais la jouvencelle s’était épanouie depuis en une exquise jeune femme même si ses yeux lançaient des couteaux.

— Christian Giovaneli. J’ai reçu il y a peu une invitation à une rencontre avec Votre Altesse. Mon retard est impardonnable, mais j’ai rencontré des difficultés en chemin qui m’ont grandement retardé.

— Vous êtes l’un des mages!

Tibéria semblait réellement surprise de le voir. Aucun autre mage ne s’était déplacé? Elle se leva de son fauteuil et vint le rejoindre d’un pas rapide. Elle se plaça devant lui et il dut baisser les yeux pour la regarder.

— Certes, je suppose qu’il s’agit là du prérequis obligatoire pour assister à cette rencontre? Aucun autre n’a fait le chemin jusqu’ici?

— Je savais que je risquais de me heurter à de la résistance, mais pas à être totalement ignorée. Je suppose qu’Hernando avait raison en disant qu’il n’y a rien à faire avec eux et que c’était une mauvaise idée

— Tsss Tsss Tsss, ne parlez pas trop vite. Il n’y a pas de mauvaises idées, seulement de bonnes idées maladroitement exécutées. Commencez par m’expliquer ce que vous avez en tête et nous verrons ensuite.

Elle lui fit signe de le suivre et il prit place à la grande table. Il serait dommage de gaspiller cette nourriture bien qu’il y en ait largement trop pour deux personnes. Toute cette agitation pour se rendre jusqu’au palais avait donné faim à Christian qui se délectait déjà de bouchées au fromage de chèvre bien frais.

— Je vous connais, n’est-ce pas? Nous nous sommes déjà rencontrés il y a quelques années. Vous venez d’une grande famille si je me souviens bien, les Giovaneli.

— C’est exact, je suis Christian Giovaneli et j’ai six frères. Nous nous sommes croisées à quelques reprises durant des fêtes bien avant que vous soyez duchesse ou même que votre sœur ait le titre. Vous étiez très jeune à l’époque et je n’avais pas plus d’une vingtaine d’années.

— Oui, beaucoup de choses se sont passées depuis. Sept frères!? Vous n’avez aucune sœur.

— Pour le plus grand malheur de ma mère, non. Je suis le plus jeune de la fratrie.

Avoir autant de frères en plus d’être le plus jeune signifiait qu’on attendait peu de chose de lui. On dit qu’être l’ainé est loin d’être facile, mais être le plus jeune ne l’est pas plus, et ce, pour plusieurs raisons.

— Je suis contente que vous ayez fait le déplacement jusqu’ici, mais je crains que votre seule présence ne soit pas suffisante pour lancer le projet que j’avais en tête ou, du moins, pas dans sa forme initiale.

— Comme j’ai dit, il n’y a pas de mauvaise idée. Dites-moi ce que vous avez en tête et nous verrons par la suite.

Tibéria acquiesça d’un signe de tête.

— Les mages ont toujours occupé une place dans les affaires du duché. Contrairement au nord qui entretient une grande méfiance envers l’Art, le sud a su l’encourager et l’utiliser. Vous saviez que des mages font officiellement partie de l’armée de Soltariel? Selon les rapports de mes différents prédécesseurs, c’est un véritable cauchemar que d’essayer de les organiser, mais ils sont là. Je veux essayer de les intégrer à nouveau. Pas seulement ça, je veux encourager l’étude de la magie et des sciences… Faire de Soltariel un lieu de culture en fondant une Académie ici même.

Christian écoutait la jeune femme en jouant distraitement avec sa moustache. Il venait de dire qu’il n’y a pas de mauvaises idées, mais il y en a certainement des plus compliqués que d’autres. Il n’était pas non plus ici pour devenir un mage de guerre. Néanmoins, il voyait du potentiel dans l’idée de la duchesse. Mieux encore, il y voyait une occasion de peut-être s’élever au-dessus de ses frères.

— Donc, si je résume bien, vous voulez réunir les mages dans un même endroit et les amener à se battre pour Soltariel?

— Non, ce n’est pas aussi simpliste. L’idée est d’encadrer l’étude de la magie. Il y a de nombreuses kabbales et aucune n’arrive à s’entendre. Je pensais briser cet isolement en leur donnant un but, mais également en les intégrant à quelque chose de plus grand. Cette Académie ne serait pas seulement un lieu d’enseignement de magie, mais également de science, lettre, géographie, histoire, musique… Je suis parfaitement consciente que ça ne se fera pas en un jour ni même au courant de ma vie, mais je veux au moins établir les bases. Le temps fera le reste. Du moins, je l’espère.

— Moi, tout ce que je retiens en tant que mage est que vous voulez fonder un lieu pour favoriser l’enseignement de la magie, l’encadrer pour qu’elle vous serve éventuellement. Oublions les fioritures avec les grands intellectuels et tout ça, vous voulez avoir les mages dans votre armée. Je comprends l’intérêt. Je veux dire, deux ou trois boules de feu sur le camp ennemi, ça doit faire son effet. Néanmoins, ça ne vient pas d’un sentiment totalement désintéressé…

Tibéria fronça les sourcils puis saisi une coupe remplie d’eau. À son cou pendait une pierre bleue montée sur une chaîne délicate, son focalisateur. Elle ne le portait pas souvent, mais aujourd’hui, elle avait pensé que ça lui serait utile. Elle se concentra, éveillant en elle des forces qu’elle avait trop négligées ces derniers temps. L’eau dans la coupe frémit avant de gonfler et déborder.

— Oh! Intéressant… mais est-ce tout ce que vous savez faire?

Froissée, Tibéria lui jeta un regard tranchant.

— Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à consacrer à la magie. Il me manque également un maître pour me guider dans mon apprentissage.

— Ce ne sera pas difficile à trouver. J’ai peut-être une ou deux connaissances versées dans l’aquamancie qui pourraient vous aider. Vous savez, les kabbales sont déjà des cercles d’apprentissage de l’Art. Si vous ne pouvez en séduire une pour vous suivre, je propose d’en fonder une vous-même. Laisser faire les autres, elles ne sont visiblement pas disposées à vous écouter de toute façon. Avec le temps, peut-être accepteront-elles de le faire, mais en attendant, je vois là une belle occasion de partir de zéro en faisant quelque chose qui vous ressemble et qui répondra à vos objectifs. Je suis même intéressé à vous suivre dans votre aventure.

— C’est une idée, mais j’aurais quand même espéré un peu plus de collaboration de la part des autres. Ne pas venir à une convocation officielle… Je ne vais pas les faire arrêter, mais qu’ils ne viennent pas me voir lorsqu’ils voudront quelque chose.

— Il fallait s’y attendre. Maintenant, j’aimerais savoir ce que j’ai à gagner si j’accepte de vous suivre dans ce projet.

— Tout d’abord, une reconnaissance officielle. Le nord traque et exécute ses mages depuis le drame ayant anéanti la lignée royale. Les gens se font méfiants ici aussi, mais la magie a toujours fait partie de l’histoire du sud. Ça va peut-être nous attirer quelques ennuis avec nos voisins du nord, mais je crois que ça en vaut la peine. Je veux mettre en valeur notre héritage. Ensuite, je pensais également nommer un conseiller parmi les mages qui travaillerait avec moi et qui me servirait d’intermédiaire.

Une lueur intéressée s’alluma dans le regard de Christian qui n’échappa pas à Tibéria. Évidemment, elle faisait miroiter la récompense, mais avant de l’obtenir, il devra se montrer utile.

— Avant de désigner qui que ce soit, il ou elle devra se montrer méritante. Bon, vous m’avez parlé de connaissances qui pourraient m’aider?

— Oui, j’ai même un très bon ami à moi qui est un mage guérisseur!

— Bien, bien. Si vous avez encore une heure ou deux devant vous, il y a encore beaucoup de choses dont j’aimerais discuter.

— J’ai tout mon temps.

Après deux heures, les vestiges du repas avaient été repoussés dans un coin alors que Tibéria et Christian discutaient encore. Amadeo s’était ajouté au duo afin de mettre par écrit les principaux points de la conversation. De ce fait, ils avaient beaucoup parlé. Christian s’avérait aussi bavard que Tibéria qui appréciait sa franchise. Elle savait que les gens filtraient leur propos quand ils s’adressaient à elle, mais pas Christian qui ne cachait pas son désaccord sur certaines choses et s’adressait à elle avec le même ton familier comme s’ils se connaissaient depuis des années.

— Je crains qu’il vous faille mettre un terme à cette rencontre bientôt. Vous avez d’autres rendez-vous cet après-midi. Fit remarquer Amadeo en s’adressant à Tibéria.

— C’est vrai. Je propose donc que la prochaine rencontre soit pour des visites.

— Je persiste à croire que le mieux serait d’installer tout le monde à la cour.

— Oui, si nous avions la place pour ça…

— Construisez un nouveau palais.

Tibéria gloussa de rire.

— Vous imaginez le temps et l’argent qu’il faudra? Je risque de mourir bien avant qu’il ne soit prêt.

— Voyons, vous avez encore de nombreuses années à nous charmer de votre délicieuse présence.

— Vous allez trop loin, Monsieur Giovaneli.

— Ne me dites pas que vous ne voulez pas de jardins en terrasse? Ce château est d’une tristesse avec ses murs fermés.

— C’est une forteresse. Généralement, les murs sont bien épais et fermés pour repousser les envahisseurs.

— On le garde en cas d’attaque et on en construit un autre tout ouvert avec de grandes terrasses, des fontaines et des thermes.

— Bonne journée monsieur Giovaneli.

Tibéria se leva et ainsi se termina la rencontre.

Kÿrianos, première ennéade de Favriüs, Xe année du XIe cycle

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Tibéria sortie de la demeure abandonnée au pas de course, talonnée de près par Christian. Elle s’arrêta juste devant les grandes portes, le souffle court. Depuis le matin, les deux jeunes gens, escortés par quelques gardes, faisaient le tour des demeures vides en ville. Certaines étaient trop petites, d’autres trop délabrés. Celle-ci avait un potentiel intéressant, jusqu’à ce qu’un rat énorme décide de passer aux pieds de la duchesse.

— Ce rat était énorme!

— La taille d’un petit chien, sans doute.

Ils avaient tous les deux été surpris par la taille de la créature et, laissant tomber dignité et courage, avaient optés pour un repli stratégique.

— Malgré le rat, cette demeure reste encore la plus intéressante jusqu’à maintenant. Reprit Christian avec un peu plus de calme cette fois.

— C’est la dernière. Il n’y en a plus d’autres à visiter.

— Il y a aussi celle avec la cours intérieure, ses colonnes et sa fontaine.

— Trop petite et le jardin était quasiment inexistant. Ici, on a la même chose, mais avec un grand jardin entouré de murs. Il y a toute une aile destiné aux domestiques qui pourrait être reconvertie pour les apprentis et les étudiants. Les grandes chambres pourraient être données aux professeurs. Il faudrait aussi des salles de classe et agrandir la bibliothèque existante… Ça implique encore de la construction, mais avec tous ces rats…

— Si le seul problème est la présence de rats… Puis, nous avons vu un seul rat… Un gros rat, j’en conviens.

Sur ces mots, un garde arriva en tenant la bestiole par la queue, morte.

— Regardez, j’ai tué le rat!

Il avait l’air trop content de son coup alors qu’il agitait son trophée au nez de la duchesse et de Christian. Le rat avait la gueule grande ouverte d’où s’écoulait du sang par goute. Il avait l’air un peu écrasé, laissant croire que l’homme avait sauté dessus à pied joint. Tibéria frémit et Christian grimaça.

— Vous venez de sauver la vie la de duchesse. Déclara Christian non sans une pointe d’ironie dans la voix. Je salut votre courage. Vous serez à jamais reconnu comme le tueur de rat.

— Pauvre petite bête. À la lumière du jour, il est quand même mignon avec ses petits yeux noirs et ses moustaches…

Christian regarda la duchesse en haussant un sourcil.

— J’ai rarement entendu le qualificatif de mignon en référence au rat. Vous me surprendrez toujours, duchesse.

La duchesse haussa les épaules. C’était bien connu que Tibéria avait de l’affection pour les animaux en tout genre.

— Donc, nous avons trouvé notre dératiseur. Avons-nous trouvé les bases pour l’Académie de Soltariel?

La duchesse réfléchit un moment.

— Je crois que oui.

Fin du Rp

HRP: