[Libre] Les inquiétudes d'une duchesse

Deuxième jour, première ennéade de Favrius, 10ème année du 11ème cycle

Les effets du bal estompés et le printemps bel et bien entamé, Tibéria ne partageait toutefois pas l’enthousiasme général qui s’était installé sur la capitale du duché. Le retour du beau temps rendait les gens heureux et inspirait les esprits romantiques. Le bal fut le prétexte à de nombreuses rencontres et pas un jour ne passait sans qu’elle en entende parler. Même ses sœurs n’y échappaient pas. Heureusement, les galants étaient d’excellentes naissances et de fiers partisans de la Majesté Bohémond, si à cela s’ajoutait des intérêts romantiques réciproques, ses sœurs auront beaucoup de chances. Tibéria nota dans un coin de son esprit de ne pas oublier d’organiser une rencontre avec les familles afin de peut-être conclure un accord. Elle devait également parler avec sa tante au sujet des dotes des deux jeunes femmes. Qu’allait-elle faire de Béronia? Égoïstement, elle se répugnait à céder le domaine. Elle voulait pouvoir en jouir encore et s’y réfugier si l’envie lui prenait. Les revenues supplémentaires qu’il engendraient n’étaient pas non plus à négliger. Quand on a un duché à administrer, chaque écu à son importance.

Ce n’était toutefois pas les alliances prochaines de ses sœurs qui la troublaient le plus. Alors que la cour jouissait du beau temps, le regard de Tibéria se perdait vers le nord où la guerre était en marche. Après un hiver particulièrement rude qui avait plongé les terres du nord dans un immobilisme forcé, les traîtres à la couronne allaient enfin être punis. Soltariel hébergeait encore une partie de la cour royale et pour eux, c’était le sujet de l’heure. Tibéria en était aussi fort satisfaite. Soltariel avait beaucoup fait pour le roi. D’abord, ce fut le refuge du roi et cela aurait dû le rester s’il n’y avait pas eu l’Anoszia. Mais voilà, tout événement n’apporte pas que du mauvais. Présentement, les ports du duché s’hérissaient d’une multitude de mâts. La flotte royale, restaurée au prix de la sueur et du sang de Soltariel, battait fièrement le pavillon en attendant d’être déployée. La duchesse ne pouvait pas voir un bateau sans éprouver le mal de mer, mais elle n’en était pas moins fière et elle savait que Franco s’en enorgueillit également. Il était le véritable artisan de cette réussite. Tout ceci avait coûté très cher et heureusement que le trésor Anoszia mis à la disposition de Soltariel avait couvert pratiquement tous les frais. Naturellement, ni Tibéria ni Franco ne voulait se contenter du minimum et ils avaient décidé d’un commun accord de débloquer des fonds afin de s’assurer que tous craindraient la flotte royale le jour où elle serait lancée sur eux.

Les efforts du sud ne s’arrêtaient pas là. Tibéria avait également pris la liberté d’envoyer une délégation à Diantra. La ville fut rendue au roi par Missède. Les troupes rebelles l’ayant désertée, ils n’eurent aucune résistance. Néanmoins, Diantra n’était plus que l’ombre d’elle-même et le jour où le roi pourra à nouveau occuper la palais était encore loin. La duchesse décida donc que Soltariel devait contribuer à l’effort de reconstruction. Des vivres ainsi que des charpentiers et des maçons furent envoyés par la route sécurisée précédemment par Franco jusqu’à la capitale. S’ils n’étaient pas encore arrivés, ils devraient bientôt y être, mais il faudra plus que quelques semaines de vivres, des semences et des outils pour réparer ce qui a été détruit. Soltariel ne pouvait définitivement pas faire cela sans aide et Tibéria espérait que son geste inspirerait d’autres seigneurs à faire de même s’ils n’étaient pas trop aveuglés par la guerre.

Ce mot créait une grande angoisse chez la duchesse, comme un serpent lové dans ses entrailles qui la réveillait parfois la nuit. Soltariel prospérait grâce à son obstination à ne pas faire la guerre. Chez les seigneurs belliqueux du nord qui trouvaient leur honneur dans les massacres et les pillages, le sud pouvait montrer une image de faiblards et de lâches. Pourtant, jamais les coffres ne furent aussi remplis et jamais sa population aussi heureuse et fière. Les Soltarii savaient se battre, mais ils n’étaient pas des guerriers. Tibéria les voyait plutôt comme des stratèges qui utilisaient la ruse plutôt que la force brute. Ils exploitaient subtilement les faiblesses plutôt que de charger en grand nombre. Avec les troupes nordiques s’apprêtant à marcher sur le Médian, la duchesse se demandait si elle ne ferait pas mieux d’envoyer des hommes les rejoindre. Elle ne voulait pas dépenser un écu en guerre inutile, surtout que la résistance du Médian n’allait pas tenir bien longtemps vu la force de la coalition contre eux. Si ces traîtres avaient encore un minimum de bon sens, ils allaient se rendre et éviter plus de massacres inutiles. Elle ne comprenait pas le désir de ces hommes de vouloir faire la guerre à ce point. Ça coûtait tellement cher autant en écus qu’en vies humaines. Comment espérer faire prospérer les terres si les hommes partaient toujours au combat? Les seigneurs récupéraient ensuite des terres ravagées par leurs propres soldats et ce qu’ils gagnaient en pillage était réutilisé pour payer leurs troupes et remettre en état ce qu’ils avaient eux-mêmes détruit. En plus, les pauvres paysans qui se trouvaient sur leur chemin étaient souvent massacrés et les femmes violées, ce qui ne laissait personne pour cultiver les terres nouvellement acquises. Elles risqueraient donc de tomber en friche et ne rapporteraient rien au finale. Même un parfait idiot pouvait comprendre que ça n’avait rien de rentable. Même en comprenant tout cela, elle se demandait si Soltariel ne devrait pas y prendre part. Elle n’en tirerait aucune gloire, mais elle voulait vraiment envoyer un message fort et clair que le duché soutenait le roi. Personne ici n’en doutait, mais le Nord?

Tibéria soupira longuement, le regard perdu en direction du nord comme si elle attendait un signe. Elle voulait protéger les vies sous sa responsabilité. Elle voulait leur garantir un avenir prospère et sécuritaire. Elle voulait leur ouvrir un monde de possibilités où les esprits les plus brillants pourraient partager leur savoir, mais elle avait également l’impression d’avancer dans l’incertitude. On lui avait déjà dit qu’en tant que duchesse, elle devait dicter la marche à suivre avec aplomb et ne jamais manifester le moindre doute. Elle s’efforçait de présenter un masque impassible chaque fois qu’elle devait se prononcer sur une décision. Heureusement, elle avait Franco. Si Tibéria ne pouvait compter sur son affection, elle pouvait se fier à son savoir-faire.

Elle vit passer plus bas dans les jardins un petit groupe de dames qui discutaient joyeusement, bien loin d'avoir les mêmes préoccupations que la femme qui les observait depuis son balcon. Dans leur sillage, des enfants s’amusaient à se pourchasser en poussant des cris aigus de plaisir. Cette vision la fit sourire autant qu’elle provoqua un pincement au cœur. Son ventre était encore désespérément vide, mais le jour viendra peut-être où ça ne sera plus le cas. En attendant, elle avait l’avenir de milliers d’autres enfants à garantir et elle savait qu’elle ne laisserait rien les menacer. C’était peut-être bien là l’une des rares certitudes que la duchesse avait.

HRP:

Le printemps apportait avec lui un goût de merde. Oubliez les fleuraisons, le soleil et la renaissance ambiante, ce printemps sera au Médian synonyme d’hiver : la destruction et la douleur. Oui, le Nord apportait l’Hiver vers le Sud, où les craintes de la guerre étaient inégalement partagées. Que les paysans et le petit peuple ne s’en inquiètent point, elle est loin et ils sont déjà bien préoccupés par des soucis quotidiens.

Ceux qui hésitaient, ceux qui avaient peur, Hannibal les avait bien vu au bal. Les nobles. Toujours préoccupés par l’honneur, leur terre et la guerre. Mais cette fois, c’était du sort de la Péninsule entière qu’il en ressortait, et cela, le Loup Noir en avait bien conscience. Instaurer le Roy, c’était instaurer l’ordre. Laisser Nimmio, c’était condamner la Péninsule au désordre et à l’opportunisme. Son choix était vite fait : pour protéger le Sud qu’il aimait tant ainsi que toute la Péninsule de sa félonie, il participerait à la chute de cette dernière. Avoir entraperçu Aléandra durant le bal de Soltariel avait suffi pour lui redonner un coup de fouet et vivre un rêve pour le moins intense.

Mais pour l’heure, Hannibal se trouvait dans le château de Soltariel, à tenter de demander audience à la duchesse qui se trouvait du côté des jardins. Pour l’instant, deux gardes lui bloquaient le passage, se moquant bien de son nom. Hannibal souhaitait remercier la duchesse de son invitation au bal et aborder certains sujets plus sérieux concernant l’avenir du duché. Il pouvait apercevoir la jeune femme au balcon par dessus l’épaule des gardes qui l’empêchaient de passer.

"Votre Altesse »!

Les deux grandes silhouettes endimanchées dans leur uniforme de la garde ducale fixaient l’intrus d’un air particulièrement antipathique. Quelques minutes plus tôt, la jeune femme leur avait dit qu’elle ne souhaitait pas être dérangée et ils comptaient bien faire respecter ça. Ainsi, lorsqu’Hannibal se planta devant eux et que, hissé sur la pointe de ses orteils il lança un « votre altesse » bien sonore, l’un d’eux rétorqua aussitôt.

— Son Altesse ne veux pas être dérangée, passez votre chemin.

Mais il était trop tard. Tibéria entendit l’appel et tourna la tête en sa direction. Elle vit les deux gardes qui s’efforçaient de barrer la voie à un homme qui ne lui était pas étranger. Elle l’avait invité au bal et il s’y était plu visiblement, car il se trouvait toujours en ville. Tibéria n’avait pas vraiment la tête à échanger des courtoisies vides de sens, mais elle ne pouvait tout simplement pas le renvoyer. Son sens du devoir prit le dessus.

— C’est bon, laisser-le approcher.

Tibéria se composa une mine de circonstance en essayant d’ignorer les cris aigus des enfants qui s’élevaient toujours depuis le jardin plus bas. Elle aurait aimé aller les rejoindre et, avec leurs mères, échanger des trivialités qui n’auraient aucunes incidences sur l’avenir du duché.

— Voilà quelques jours que le bal est passé, mais vous êtes toujours ici. Je pensais que vous seriez pressé de reprendre la route. Notre belle ville vous plait-elle à ce point?

Elle ponctua sa phrase d’un sourire, une politesse toute contenue alors qu’elle observait l’homme devant elle. Tibéria savait qu’il s’était entretenu avec certaines personnes durant le bal. Toute la soirée durant, des yeux et des oreilles avaient agis pour elle, rapportant le plus fidèlement possibles toutes les interactions. Ce n’était pas tant le contenu des conversations qui l’intéressait, mais les affinités entre les personnes. L’idée n’était pas de faire du chantage, mais de pouvoir tisser un réseau social dont les ramifications pourraient lui être utiles un jour.

La curieuse scène avait attiré l’œil de Geoffrey de Clairséan, le chancelier de Serramire, qui vaquait alors dans les jardins soltariis. Resté dans le duché pour l'hiver, l'homme avait assisté aux grands bals donnés par dame Tibéria en l'honneur du printemps ; une fois le soufflé retombé, voila qu'il désirai s'entretenir avec elle.

Arpentant les chemins fleuris du palais ducal, toujours suivi d'Hébert de Lonsargues, son jeune écuyer, le chancelier s'était ainsi porté au devant de la dame et de son escorte, pour se faire coiffer au poteau in extremis par un inconnu. D'abord satisfait que la soldatesque éloigne celui qui lui soufflait la préséance, Geoffrey fut ensuite soulagé qu'on laisse passer l'homme auprès de la duchesse. Cela ne voudrait-il pas dire que lui aussi pourrait jouir d'un entretient auprès de la dame ?

Enhardi, il s'en vint devant le curieux attroupement, espérant que la garde se serait souvenu de sa frimousse, après plusieurs énéades passées à la cour des ducs. Se portant au devant de Tibéria, il s'inclina bien bas avant de s'annoncer : « Votre Altesse, pardonnez mon audace, mais puis-je troubler un instant votre promenade avec quelques menues broutilles ? » Il avisa l'homme à sa gauche, dont il ignorait tout. « Ce gentilhomme peut naturellement rester s'il le désire! »

A vrai dire, Hannibal fut plutôt étonné que la duchesse ait accepté sa venue, il espérait qu'elle ne s'obligeait pas à une telle chose seulement par politesse et bienséance. Elle ne lui devait rien, il n'était pas noble.

Le grand homme passa la porte pour se diriger vers Tibéria, dominant les gardes suderons de sa haute taille. Cette fois-ci, il n'était pas venu armé, du moins en apparence, puisqu'il possédait toujours un couteau sous ses habits en cas extrême. Le plus souvent il n'en avait pas besoin, ses années d'entraînement auprès de son père lui enseigna de nombreuses techniques Zurthanes pour maîtriser un homme à mains nues. Mais pourquoi penser à cela ? Il venait uniquement s'adresser à la duchesse.

Cette dernière lui demanda aussitôt la raison pour laquelle il restait à Soltariel. L'imposant maître d'armes observa la salle autour de lui, enregistrant chaque petit détail, avant de plonger son regard sombre dans les yeux de Tibéria.

-Vous visez juste : je m'apprête à partir dès demain pour le Nord.
Quant à cette ville, disons que j'en connais quasiment tous les recoins pour avoir passé de nombreux jours ici, à différentes époques.

Il fit une pause en touchant quelques objets au passage, comme à son habitude. Puis reprit :

-Oui, cette ville me plaît réellement. Elle fait partie de moi, mais l'hésitation était la source de notre séjour pour le moins allongé. Si notre navire gêne votre port, sachez bien que dès l'aurore vous en serez débarrassée.

Il sourit à la duchesse, jetant un coup d’œil au physique de la jeune femme. Comme toute noble, elle portait constamment un masque devant les autres. Un masque qu'avait bien connu Hannibal, pour l'avoir porté durant son enfance et avoir vu son entourage chaque matin le mettre avant de commencer la journée. Son Altesse n'allait pas si bien qu'elle le prétendait, ses yeux, le Loup Noir savait les lire. Mais était-ce son affaire ? Non, il était venu pour autre chose.

-J'étais venu vous dire que..
Il fut aussitôt coupé par un homme qui arriva presque par surprise. Un Serramirois, sans nul doute. Hannibal avait appris à les connaître pour avoir passé des années entouré de guerriers nordiens. Il se fit discret, se disant que lui et la duchesse avait bien mieux à discuter, mais resta auprès d'eux.

Par expérience, Tibéria savait trop bien qu’il suffisait que d’entrouvrir la porte pour que tout le monde décide de tenter leur chance. Elle souhaitait un instant de repos et de solitude, mais Hannibal s’était planté devant les gardes dans l’espoir de lui parler. Généreuse et consciente de ses responsabilités, elle avait accepté de le recevoir, mais voilà qu’un noble témoin de la scène décida, lui aussi, qu’il voulait lui parler. Maintenant, elle se retrouvait au cœur d’un petit attroupement : voilà le quotidien de la duchesse de Soltariel.

Elle reconnaissait le nouveau venu. À l’image d’un bon nombre de noble du nord, il avait passé l’hiver dans les contrés plus clémentes du sud. Certes, les hivers de Soltariel n’avaient rien à voir avec ceux que connaissaient le nord, mais cette année, il fut plus difficile qu’à la normale. Elle s’inclina à son tour, mais moins profondément. Tibéria était la duchesse, mais reconnaissait le titre de son interlocuteur. Ce qui l’intriguait maintenant était de savoir ce qu’il pouvait bien vouloir lui dire après avoir passé tout l’hiver ici sans même lui adresser la parole.

— Geoffrey de Clairséan, chancelier de Serramine, je suis ravie de vous voir. On dit que l’avenir sourit aux audacieux, c’est ce que nous verrons.

Son regard alla vers Hannibal qui était venu le premier. S’il y avait quelqu’un de brimé ici, c’était bien lui.

— Tout dépend de monsieur Archebas. Il est celui qui souhait s’entretenir avec moi en premier. Si cela ne lui dérange pas, je propose que nous marchions un peu. Ça rend les choses nettement moins formelles, vous ne trouvez pas?

Les choses s'accéléraient et Hannibal se retrouva vite coincé entre la Suderone et le Nordien. Lorsque la duchesse le présenta, le Loup Noir posa sa main contre le coeur et pencha la tête de façon à montrer son respect :

-Sire de Clairséan, c'est toujours un honneur de rencontrer des chevaliers du Nord.


Cette remarque connotait un double-sens : d'une part il aimait réellement rencontrer ces chevaliers pour la plupart remplis d'honneur et de courage, d'une autre, il aimait aussi les rencontrer sur un champ de batailles. Nombreux furent ces chevaliers qui combattirent à ses côtés, nombreux furent de même ces chevaliers qui tombèrent face à lui. Une simple rencontre avec l'un d'eux suffit à Hannibal pour retrouver l'impatience d'aller à Sharas.

En voilà une bonne ! La duchesse lui laissait le choix : qui devait parler ? Devions-nous marcher ? Décidément, Tibéria n'était pas comme les autres pour donner autant de considération à un simple maître d'armes d'origine Zurthane. Mais il fallait choisir :

-Eh bien, je souhaitais principalement vous remercier de l'invitation du bal et vous demander s'il aviez besoin d'un service avant que je ne parte pour la guerre, votre Altesse. Sire de Clairséan peut donc rester, il me fait grand honneur. Il a sûrement plus important à dire qu'un humble maître d'armes.

Hannibal recula légèrement pour laisser les deux nobles ensemble, puis ajouta :

-Le Soleil de Soltaar revient pour nous réchauffer, autant en profiter et nous promener dans vos jardins, si votre Altesse est d'accord.

Le nom du second protagoniste éveilla un lointain signal dans la mémoire du chancelier. Hannibal Acherbas, que l'on connaissait mieux sous le nom du Loup Noir, s'était taillé il y a de ça dix ans un nom dans le Nord, s'escrimant pour le compte des Séraphins, puis de leurs ennemis. D'aucuns accusaient l'homme d'être un ennemi du bon sang, lui qui s'était employé à seriner nombre de chevaliers, d'autres voyaient en lui un preux. Des deux camps, Geoffrey de Clairséan n'avait cure et se contenta d'objecter, sibyllin : « L'honneur est partagé, bon monsieur. Votre nom est connu dans le Nord. » Et l'homme d'emboiter le pas à son hôtesse ainsi que le maître d'armes.

Ce dernier, après s'être exprimé, céda le pas au chancelier pour qu'il cause à son tour. Reconnaissant, Clairséan s'inclina, avant de reprendre la marche, entamant sa diatribe à l'adresse de la duchesse : « Puisque Monsieur Acherbas vient de mentionner la guerre, je désire, votre Altesse, évoquer la paix. Ces longues énéades passées à votre auguste cour ont rasséréné mon goût pour la paix, Altesse, et pour le bien que vous et vos gens savez en tirer. Le Nord n'en jouit autant et par conséquent, hélas, n'a su tirer de la paix le nectar si raffiné que votre cour prodigue. Je vous sais grandement attachée à tout cela, votre Altesse, et c'est tout à votre honneur. La paix permit à la bonne duchesse Inès de bâtir le grand phare de bonniverdi, aussi me demandais-je... » Il s'interrompit, hésitant, un instant, tant il est vrai que sa question pourrait surprendre la duchesse. « Vous y entendez vous en maçonnerie ? »

On aurait pu croire à un mauvais trait d'esprit, pourtant l'homme avait posé sa question d'une humeur parfaitement égale, aucunement plaisantin.

Tibéria adressa un sourire à Hannibal.

— Non, ça ira, mais je vous remercie pour la proposition. Promettez-moi d’être prudent là-bas. J’ai la guerre en horreur bien qu’elle me semble parfois inévitable. Toutefois, je suis convaincu qu’on y gagnerait beaucoup si on prenait seulement la peine de discuter…

Tout le monde attendait qu’elle prenne les devants. Elle fit donc cela en quittant le balcon pour emprunter un escalier qui devait les mener aux jardins. En passant sous une arche, ils arrivèrent sur un petit sentier bordé de buissons taillés. L’air était encore frais pour la période de l’année, mais le soleil réchauffait la peau. À ses côté Geoffrey de Clairséan faisait en quelque sorte l’éloge du climat de paix qui permettait à Soltariel de prospérer. Elle en était effectivement très fière, mais aussi plus déterminée que jamais à le protéger. Néanmoins, sa question la laissa incrédule.

— Bonniverdi est en effet une merveille qui permet à Soltariel, la ville, d’avoir un pied à la mer. À votre question, je vous vais vous répondre franchement : je n’y connais rien. Toutefois, j’ai à ma disposition des maîtres maçons qui ont voués leur vie à la pierre et à la construction d’œuvres aussi massives qu’élégantes et durables. Qu’avez-vous donc en tête, mon cher?

Hannibal fut légèrement surpris de la question du chancelier. Tout tournait autour de cela : la guerre, la paix. Intimement liés, l'un ne pouvait exister sans l'autre. C'était un cycle sans fin. Un cycle qui se devait d'être, sans quoi le monde s'écroulerait. Les pacifistes et les seigneurs de guerre se leurraient chacun dans leur extrémité, bien que le Loup Noir avait un grand respect pour eux, davantage pour les premiers. Ainsi il répondit à sa duchesse :

-Votre pacifisme est propice à de grandes avancées votre Altesse, j'ai un immense respect quant à cela. La diplomatie est bien souvent la meilleure solution, empêchant alors le massacre et la mort d'innocents du peuple. Mais quand l'ennemi est mauvais et refuse le dialogue, alors la guerre n'est pas seulement inévitable mais nécessaire. On ne discute pas avec les serpents.
La félonie du Médian est une tare qui met en danger toute la Péninsule. Les hommes sont pressés d'aller à la guerre, mais je vous assure votre Altesse, la guerre je l'ai connue toute la vie et je sais que les hommes se lassent vite des massacres et de leur perte, alors ils penseront de nouveau à parler.
Et là, vous intervenez, vous qui êtes une grande oratrice gardienne de la paix.

Le maître d'armes s'était une fois de plus improvisé philosophe. Il regardait ses pas à mesure qu'il marchait aux côtés de ces deux nobles, attendant que le Chancelier à la réponse de Tibéria.

« Une métaphore, votre Altesse », s'était-il entendu répondre, avant que n'intervienne son voisin. Évidemment, c'était là une question rhétorique! Si peu maniérés que l'on pouvait se figurer les hommes du Nord, ceux-ci ne manquaient tout de même pas assez de tact pour venir causer moellons et mortier au cœur même de la plus grande cour du Sud. Bien sûr, qu'il avait quelque chose en tête, le drôle!

« Messer Hannibal a parlé juste et fait montre de prudhommerie. En vérité, pour qu'une bâtisse soit semblable à celles de vos maîtres maçons, aussi massives qu'élégantes et durables comme vous l'avez si bien dit votre Altesse, il faut qu'elles soient fondées sur le plus solide des rochers. Seul un fol construirait sur un terrain traitre, ou bâclerait les fondations, ne le pensez vous pas ? » C'était une question rhétorique et il reprit sans attendre de réponse : « La paix, votre Altesse, est semblable à une maison : pour qu'elle soit grande et durable, il faut la bâtir sur de robustes assises. Or, si les fondations d'une maison sont de pierres et de briques, la paix, elle, repose sur de solides alliances. »

Il marqua une pause, semblant chercher ses mots, avant de reprendre : « Un homme peut, par crainte de la pluie, suspendre une toile à un arbre et appeler ça sa maison, de même que l'on peut, par peur de la guerre, obtenir accord infamant et appeler ça la paix, mais tôt ou tard, la pluie emportera le frêle tissus, là où un toit solide peut tenir des lustres. Ne le pensez vous pas ? »

— Oui, voilà… Il vient parfois un point où les mots ne suffisent plus. Les hommes ne parviennent à aucun consensus, chacun étant persuadé d’avoir raison. Les armes deviennent alors la seule option. Guerre et paix sont parfaitement opposées, mais ne peuvent exister l’une sans l’autre, comme la vie et la mort ou le jour et la nuit. J’admire votre dévouement à la couronne et le roi peut s’estimer chanceux d’avoir d’aussi valeureux hommes à son service.

Très rapidement, Tibéria comprit que le chancelier de Serramine avait peut-être quelque chose en tête. Il parlait à mots couverts, usant de métaphores et de comparaisons abstraites pour soulever un point sans ouvertement en parler. La duchesse n’avait pas l’impression d’avoir quelque chose à se reprocher, mais observée de loin, une action pouvait causer des inquiétudes pour ceux qui n’en connaissaient pas tous les tenants et aboutissants. Cet homme tenait peut-être à être rassuré ou formulait une mise en garde à la duchesse, mais les demi-mots ne fonctionnaient pas avec elle. S’il voulait dire quelque chose, qu’il s’exprime franchement. Ne venait-elle pas de dire qu’elle prônait la discussion?

— S’il y a une chose que j’ai comprise dans la vie et c’est d’autant plus vraie depuis que je suis duchesse : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Aux regards extérieurs, des détails échappent toujours, ce qui nous empêche d’avoir une juste vue d’ensemble de la situation. Le jugement que l’on serait alors tenté de porter risque d’être biaisé et causer plus de torts que de bien.

Ils débouchèrent sur une allée plus large où déambulaient plusieurs habitants de la cour qui profitaient, comme eux, du beau temps.

— Je vous en pris, chancelier, si quelque chose vous est parvenu à l’oreille et serait source d’un certain mécontentement, soyez franc et dites-le-moi. Que monsieur Archebas en soit témoin, n’est-ce pas moi qui, quelques instants plus tôt, prônais le dialogue?

Lui, le nordien dépourvu de manière, s'était escrimé en d’innombrables ronds de jambes, avançant à pas feutrés pour se garder de froisser une des plus grandes dames que comptait tout le Sud de la Péninsule. Or voila que cette même dame, la suderone ayant grandi dans des cours exquises, là où lui avait vécu dans un modeste hall seigneurial presque toute sa vie, l'enjoignait à s'adresser à elle comme il l'eut fait d'un copain de comptoir. Clairséan avait pensé sa métaphore limpide, trop simplette presque, si aisée à lire qu'elle en perdait sa force ; voila qu'on lui demandait une explication de texte.

Il s'inclina lentement, un sourire mi-figue mi-raisin au visage. Qu'à cela ne tienne, il serait prompt et franc, puisque tel était le désir (à moins que ce ne fut l'unique possibilité ?) de la duchesse. « Certes, Altesse, et tout cela vous honore. Je ne connais en vérité de dame qui ne sache si bien accueillir et si bellement converser. » Cette flatterie ne manquait pas d'ironie, rapport à lenteur donc la duchesse venait de faire montre. « Mais cependant que nous causons de la paix, j'apprends que votre époux, son Altesse le duc, a pris les armes, marché sur les terres sa Majesté notre Roy, et qu'il s'est acoquiné avec des seigneurs du Langecin, qui sont des félons notoires et qui usurpent les terres de notre bon Sire Bohémond. »

L'accusation laissa place à un bref silence. « J'évoquais tantôt la nécessité de saines fondations... Vous comprenez naturellement qu'une alliance pareille équivaut à construire sur de vrais sables mouvants, n'est-ce pas ? »

Tibéria aurait pu être déstabilisée si elle n’avait pas eu pleinement confiance en ses propres décisions.

— Oschide d’Anoszia est mort, Méliane de Lancrais n’est plus, laissant la place à sa fille de 11 ans. À Missède, tous ceux qui ont suivi l’Anoszia sont également morts et Esnest de Missède s’est rendue à plusieurs reprise devant la régence. Langehack a rendu les clefs de Diantra et Enrico di Montecale a fait de même pour les titres de Nelen, mais dans les deux cas ni troupes royales ni gouverneur n’ont été envoyés pour prendre le contrôle des lieux. Pourquoi? Elle laissa sa question en suspend. Elle était tout à fait approprié, car rien n’avait été fait du côté de la couronne et le nord n’avait pas plus réagit. Il allait se justifier en parlant de la guerre du Médian, mais Diantra a été libéré bien avant que les combats soient engagés et encore, personne n’avait bougé. En aucun cas Soltariel n’a réclamé la capitale comme étant sienne, pas plus que Missède d’ailleurs. La situation a évolué. Nous sommes à la veille d’une possible réunification du royaume… Les actes récents de Langehack laissent croire à une véritable volonté de leur part d’effacer l’horrible dérapage de  leurs prédécesseurs. C’est au tour de la couronne d’agir. Dans l’immédiat, Diantra n’est pas en mesure d’accueillir le roi ni sa cour. Une partie vit toujours à Soltariel. Les hommes qui sont là-bas n’attendent qu’une chose, que la couronne envoie ses troupes et un gouverneur pour en prendre le contrôle. Dans l’immédiat, j’ai pris la liberté d’aider la population locale en envoyant des vivres ainsi que des ouvriers afin de préparer le terrain pour les grands travaux de reconstruction à venir. Ce n’est pas une tâche que Soltariel peut assumer seule, mais comme jusqu’à présent rien n’a été fait, il faut bien commencer quelque part.

Elle regarda le chancelier dans les yeux.

— Si c’est un crime que d’aider les sujets du roi dans la misère, alors je suis coupable. Je puis vous assurer cependant que je soutiendrais toute décision que la couronne prendra quant à l’avenir de Langehack, même si cela me désolerait que de voir la terre où a grandi ma mère sombrer encore plus dans le chaos...

HRP:

« Parce que les armées royales ont été pulvérisées par ces même traitres deux ans plus tôt ? Parce que le Roy est l'otage d'un sycophante mervalois ? », aurait voulu répondre Clairséan. Les déclarations de la duchesse venaient de lui jeter à la face la vision d'un monde entièrement différent. Il avait loué tantôt les mœurs douces des suderons, exalté leur raffinerie en acontre de la rustauderie nordienne. Certes, c'était une des différences entre ces deux parties du royaume.

L'autre semblait désormais être que passé l'Avosne, toute notion d'honneur ou de fidélité avait déserté la noblesse. Ainsi, Langehack rendant les clefs de la Diantra qu'elle avait envahie (et que les hommes de Missède occupaient encore) suffisait à effacer le forfait ? De même, l'attaque sur Nelen était pardonnée, ses morts oubliés, dès lors que son baronnet local s'en allait de l'île ? Et quoi ? Allait-on également oublier l'usurpation d'Edelys par les missédois à raison que ceux-ci avaient refourgué le fief aux bonnes œuvres ?

La duchesse ajoutait l'avanie à son néant d'honneur : voila qu'elle blâmait carrément la couronne, cette cour en exil parasitée par les intriguant. Allait-elle peut-être fustiger l'inaction du Roy, son manque d'esprit d'entreprise ? Soltariel avait été parmi les premiers à se repaître des faiblesses du Roy, que son pleutre de Chancelier avait envoyé dans le Sud là où il aurait du tenir Diantra. Kahina l'estréventine, avec toute la rapacité de sa race, s'était jeté sur le bambin pour asseoir ses ambitions propres ; voila que son successeur se lamentait de l'inaction du Roy.

L'ultime insulte survint quand la duchesse Tibéria travestit son action en charité. Eh, quoi ? Voulait-elle qu'on la félicite ? Soltariel jouissait depuis deux ans de la ruine royale qu'elle avait encouragé, et maintenant l'on désirait être félicité pour de l'humanitaire. Un rictus mauvais dérida le visage du chancelier, qui s'inclina bien bas. « Pardonnez mes étroitesses de vue, votre Altesse ; je n'oublie qu'hélas trop à quel point vous aussi avez contribué à la survie du Royaume, tandis que dans le Nord nous le gardions des puysards. »

Quel était ce bordel des fins fonds des quartiers mal famés de Thaar ? Si Hannibal savait les relations entre le Nord et le Sud pour le moins compliquées, il ne s'attendait pas à ce que cet échange s'envenime à ce point. Et le revoilà prisonnier entre le feu et la glace, entre guerre et paix, entre Nord et Sud. Le maître d'armes était-il le possible médiateur à cette rencontre, ou bien au contraire, l'homme trop au centre pour départager ? Il aimait la duchesse et le duché de Soltariel tout comme il aimait les montagnes et les gens de Serramire. Coincé entre deux murs qui se rapprochaient petit à petit, rien ne servait de les retenir, il fallait passer par au dessus.

-Allons, allons ! Ne soyons pas aussi divisés. Nous voulons tous servir le même roi.

Cette remarque était-elle judicieuse ? Dans cette tentative de calmer les tensions, il se tourna face à la duchesse :

-Votre Altesse, il faut comprendre Messire de Clairséan, les Serramirois sont des hommes d'honneur,
de valeureux combattants qui répriment la trahison et la fourberie, il est donc tout à fait naturel que le jeu trouble que joue actuellement le Langehack est bel et bien sujet à confusion, et méfiance.

En parlant de ce duché de Langehack comme tel, Hannibal se demanda s'il ne portait pas préjudice à Cécilie. Il avait apprécié sa rencontre qu'il avait longtemps attendue et espérer encore la revoir, sauve et maintenant la paix à Missède.
Mais l'heure était à la réunification, et ainsi il se tourna désormais face au Chancelier :

-Et Messire, vous louiez à l'instant ce que le pacifisme de la duchesse a fait pour Soltariel, comprenez qu'elle souhaite donc maintenir la paix dans le Royaume entier. Nous allons nous occuper du Médian prochainement, cela ne nous empêche pas d'entamer la discussion avec le Langehack quant à ses réelles positions. Car aurons-nous assez de forces pour les défaire après la guerre ? Et devrons-nous réellement continuer de détruire les terres du Royaume afin de le refonder ? Ce sont là de véritables questions. La guerre est parfois inévitable, le Médian nous le prouve, mais dans la mesure du possible, il serait aussi intéressant de négocier avec le Langehack par la suite. Nous devons concilier paix et guerre pour refaire le Royaume, et remettre l'ordre en place, ne pensez-vous pas ?

Ces dernières phrases s'adressaient aux deux protagonistes.

Tibéria comprenait maintenant toute la dualité entre le nord et le sud. Peu importe ce que l’un faisait, l’autre n’était pas content. Comment deux modes de pensée aussi différents pouvaient espérer coexister en paix? Tibéria n’était pas prête à céder de terrain, trop convaincue que son approche était la bonne même si elle ne condamnait pas la guerre actuelle contre le Médian. Cette dernière s’était révélée inévitable, mais avant de se rendre à une telle extrémité, d’autres moyens pouvaient être déployés, à condition de faire preuve d’une certaine ouverture d’esprit.

— Sachez que le sud connaissait également des problèmes au même moment.

Heureusement, c’est le moment que choisit Hannibal, resté silencieux depuis le début de cet échange houleux, de se manifester. Il se posa en véritable médiateur. Sans pencher d’un côté ou de l’autre, il mettait cependant en lumière les forces de chacun.

— La guerre coûte terriblement cher. Je ne comprends pas qu’on ne puisse pas vouloir l’éviter quand cela est possible. Quant à Langehack… les principaux responsables ne sont plus, mais si l’on doit leur imposer des sanctions, pourquoi ne pas les obliger à participer à la reconstruction de Diantra? Leur terre est la plus prospère du sud, plus que Soltariel. Ils peuvent sans problème envoyer des hommes et des ressources ou même financer l’intégralité d’un projet d’envergure. C’est nettement plus productif que de vouloir absolument réprimer par la force, vous ne trouvez pas? Mais encore, faudra que la décision soit rendue par la couronne. Après la guerre du Médian, les grands vassaux du roi devront tous se réunir autour d’une table afin de se mettre d’accord sur la suite des choses. Un conseil de régence avec des représentants du nord et du sud, pour le meilleur et pour le pire. Compte tenu des points de vue diamétralement opposés que nous avons, cette tâche s’annonce… intéressante.

Le chancelier s'égara un instant, songeant aux maux dont avait eu à souffrir Soltariel tandis qu'au Nord, on luttait contre les puysards. L'inénarrable Cléophas leur avait remis tout cuit dans le bec un roitelet propre à être fait marionnette, et après avoir abandonné Diantra, les suderons, plutôt que de mener la contre attaque contre le Médian, s'étaient empressés d'obtenir la paix avec celui-ci. S'étant coupés du Nord, ces hommes avaient pu ainsi revendiquer être maître du Royaume, ou du moins ce qu'il en restait, le mesquin "Soltaar" de Kahina l'estréventine. Et quoi ? Leur avidité d'alors avait miné ce règne prospère. Les intrigues et coup de palais s'étaient succédé, d'abord à Ydril puis à Soltariel, et la conspiration avait fleuri dans le Sud. Cela n'était guère surprenant! Que pouvait-on attendre de cette race de vautours, sinon la cabale ? En vérité, le seul mal dont souffrait le Sud était encore bel et bien d'être peuplé de suderons.

Clairséan n'écouta ainsi que d'une oreille distraite les prêches de ses deux voisins, n'y piochant que ce qui flattait son oreille et son entendement. Hannibal redoutait ainsi que le Langecin, ce pays de poudrés déjà amputé de la moitiés de ses fiefs, ne tienne tête aux armées royales, alors que celles-ci auraient triomphé du Médian. Quant à la duchesse, qui venait de régaler sa cour de banquets gargantuesques pendant une énéade entière, voila qu'elle faisait étalage de sa pingrerie. La guerre coute cher! Sacrebleu, c'était une révélation. Se remémorant la disette dont on avait échappé de peu dans le Nord, le seigneur de Clairséan tâcha de figurer combien de bouches le festin de la duchesse aurait pu nourrir. La dernière saillie de Tibéria ne manqua d’insinuer un goût aigre dans la bouche du chancelier : par leur lâcheté, les suderons avaient permis que la rébellion fleurisse dans le Médian, or voila qu'on leur imputait encore leur bellicisme.

« Soyez assurée, madame, que mon seigneur n'est épris de guerre ; seulement de justice. Elle seule peut assurer au Royaume la paix et la prospérité ; elle ne saurait être compromise par l'adversité. Adonc, la guerre est nécessaire contre ceux qui se soustraient à la justice refusent de s'y soumettre ; mais que son Altesse se tranquillise! Aux hommes de paix désireux, eussent-il fauté, mon maître ne portera le tumulte. Cela n'équivaut pour autant à un pardon général ; tout, acte, votre altesse, sera jugé. Dans le Nord, nous avons la mémoire longue. » La rancune tenace, également.

Peu de temps après, le chancelier prenait congé de son hôtesse.