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| Dîtes-moi qui je hante, je vous dirai quoi je veux | |
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Étienne Mortemer
Humain
Nombre de messages : 14 Âge : 110 Date d'inscription : 06/10/2017
Personnage :.: MANUSCRIT :.: Âge : Taille : Niveau Magique : Non-Initié.
| Sujet: Dîtes-moi qui je hante, je vous dirai quoi je veux Dim 22 Oct 2017 - 9:34 | |
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Prélude romantique
« Tu ne sais pas ce que tu veux. » — Il y a, chez ceux pour qui le problème de la destination tend à se maintenir indéfiniment en suspens, dans l’impossibilité qui est la leur de ne rien tenir pour désirable ou décidable qu’ils n’entreprennent aussitôt de le ruiner par la profération du mot le plus saturnien, le plus négateur qui soit de langue connue : « pourquoi ? » ; il y a, il ne peut manquer d’y avoir chez ceux qui souffrent ainsi de n’être pas prédestiné, l’attente jamais assouvie de la révélation, seule à même de les décharger de toute responsabilité, et ensemble les recharger de tout pouvoir : ils vivent, ceux-ci, sous le signe ascendant de l’étoile rouge de Bethléem. De là sortent les tentatives plus ou moins probantes de retranscription totale du monde sous l’angle de la subjectivité — monde dont le chiffre serait par suite nécessairement mussé pour soi au creux des choses — qui ont été celles de saints et des fous. Mais même dans les cas moins typiques où le besoin de s’en remettre demeure à l’état latent de simple tri imposé au regard, rien ne pourra faire qu’il ne vienne un jour s’accuser et ensemble s’exhausser, sans contredit possible, dans l’écart tout à coup et à postériori béant entre la chose et le fait, entre le motif et le crime — et que seul pourra venir combler quelque chose d’aussi inexplicable que la trace amorcée d’une traînée de poudre. — Ces considérations préalables étant de nature, je pense, à rendre compte au moins partiellement du caractère invincible de promesse que revêtit pour moi la vision, (entraperçue de mon lit par la meurtrière qui ouvre horizontalement tout un côté de mon donjon sur la forêt plongeante) de ce qui me sembla d’abord être comme l’aigrette en bordure de falaise d’un liseré de phare à signaux ; — et qui était, en fait, à attribuer aux feux incendiaires des brûlis de la lande.
Par les escaliers vides et sonores, par les cours désertes, je fis sceller mon cheval, et me lançai à franc étrier dans la nuit libre. — Je filai à tombeau ouvert les boucles descendantes d’un layon, respirant à fond l’écho claqué de ma cavalcade sur son pavage lustré. A main gauche, les moindres intervalles de silence étaient comblés avec bonheur par le roulis naïf d’un ruisseau affluent. De longues perspectives de calme prolongeaient ma glissade sur la chaussée que blanchoyait la lune perpendiculaire ; sous cet éclairage, même les ténèbres repoussées à dextre des taillis n’étaient pas sans agrément : la moindre des folioles se dessinait sur fond d’obscurité comme la projection calligraphiée d’une ombre chinoise que je dépassai aussitôt, et la passée des goupils et des effraies étaient aussi magiquement inoffensives que les permutations de décors dans les théâtres de marionnettes. Et, comme je m’enivrai de l’odeur fraîche éventée de la pierre mouillée, j’allai enfin jusqu’à laissai tomber mes rennes, paupières closes, bras ouvert, dans le geste forcément un peu théâtral du lâchez-tout, — l’aspiration de la pente se combinant alors merveilleusement avec celle de mon esprit, dans le sentiment exalté de la dépossession lucide.
Ce qui devait arriver arriva… Et, dans la déclivité un peu plus marquée d’un lacet, ma jument s’aheurtant le paturon à fond de train contre une racine surgie des pavés, je suis culbuté sourdement à la renverse… J’étouffe un assez long moment quelque part dans la broussaille du talus, et ma respiration retrouvée ne peut encore me résoudre à bouger, tant je crains d’apprendre que mon corps soit brisé ; enfin, je m’extirpe des ronces, non sans mal, mais soulagé aux larmes. — Or, à celle d’avoir été miraculé succédait bientôt la poussée d’une rage retournée en dedans. Le sortilège était brisé ; la bise de l’hiver finissant me pénétrait les chairs. Comme je reprenais ma descente, mais sans entrain, je pestais âprement contre le tour d’esprit qui avait rendu possible ce que je ne pouvais manquer de regarder désormais comme une prise de risque inconsidérée. Ma chevauchée m’apparaissait sous le jour trouble des chambres de tragédie où, tourné vers une audience d’autant plus complaisante qu’elle est réduite à nous-même, l’on manipule avec ostentation des armes réelles et arbitraire ; aussi bien le lâchez-de-renne revêtait alors pour moi la même qualité — écoeurante au possible — qu’a le geste du poignard qu’on retourne contre son sein. Je me giflai deux, trois fois sans retenue, mais les gants atténuaient les coups. — Fallait-il que je me sentisse bien seul pour croire devoir faire aussi dérisoirement acte de présence ? — fallait-il que je fusse bien fou pour en avoir tiré cette joie que, malgré tout, je savais n’avoir pas été feinte ?
Cependant que je pensais ces choses, et quoique mon allure se fût nettement alentie, le chemin en obliquant vers le nord s’était écarté du cours d’eau : il s’encavait maintenant dans une combe profonde et terreuse. La forêt n’avait plus rien de commun avec les bois de pins vaguement anuités sur la ligne de crête de ma première course — ici, on croyait entendre la pesante respiration chlorophyllienne de la bauge profonde, que jamais l’homme n’avait troublé outre mesure. Pour la première fois de la nuit, un silence se faisait en moi par petites touches. On devinait malgré soi que si un homme était contraint à s’enfouir de ce côté, la forêt ne tarderait pas à le ravaler au rang de bête. — Plus tard, ayant dépassé les dernières côtes de la montagne, je trottais dans un bois clairsemé et plat. Avec l’aube, une demi-clarté grise se diffusait. Alors, comme si on m’eût débouché les oreilles, je fus soudain rendu sensible au vaste bruissement des feuilles sous la passade du vent océanique. Egalisé par la distance qui me séparait encore du front de mer, rien ne venait briser la basse continue de ce souffle emportant qui achevait de faire le vide dans mon esprit neutralisé — ressuyant, débarrassant à grande eau toutes les émotions conjurées par l’attente du lever de rideau, et qui devaient maintenant faire place.
Voilà que j’arrivai sur le lieu du spectacle qui m’avait tiré de mon lit. La lande, qui au sud et au nord s’amincissait jusqu’à n’être qu’une bande séparant la lisière des falaises, enfonçait ici largement cette première sur plusieurs lieues, qu’habitaient quelques fermes isolées et à droite un petit bourg. Depuis la fonte des neiges, les villageois se relayaient jour et nuit à allumer à l’entour des brûlis : il s’agissait d’amender les terres, de ménager autour du village de nouveaux guérets en prévoyance de l’afflux, déjà commencés, de sujets cédés par certaines villas monacales de l’ouest, de certains finages d’Outremont. (Les accords avaient été accélérés par le brigandage vigoureux, durant l’hiver, de plusieurs bandes de reîtres sans drapeau ; — dans quoi il est loisible de regarder un dérivatif élégant pour le problème, récurrent depuis la défaite de Cantharel, du trop grand nombre de bouches à nourrir à la Rochepont.) Le vent repoussait vers les collines des panaches de fumée blanche, démesurés en regard des menus feux de bruyères que circonscrivait étroitement les pelades de la lande, — et je dus m’avouer fort déçu par ces flammes qui charbonnaient médiocrement, petitement, sur des ajoncs, des orties.
Ceux qui avaient allumés les feux s’étaient couchés depuis longtemps : j’avançai seul dans la clarté blanche et vide de l’aube faite. Parvenu sur une butte cendreuse que délayerait bientôt la pluie, et comme je m’apprêtais à mander le gîte dans le bourg qui m’appartenait, quelque chose que, cette fois, je reconnus immédiatement, m’interpella juste au-dessus de l’arête des falaise. — C’était, égaré sur tout un pan de l’immensité houleuse de la mer du nord, un troupeau de majestueux glaçons, grands comme des basiliques, que drossait lentement le noroît depuis on ne sait quelles vastitudes boréales — et, naviguant contre le vent et louvoyant dans leur ombre, une seul cogue à voile carrée aux couleurs de Lün, la proue figurant une sainte éployée, qui était — sur cela le doute n’est pas permis — la première à se mettre à voile du nouvel an.
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| | | Étienne Mortemer
Humain
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| Sujet: Re: Dîtes-moi qui je hante, je vous dirai quoi je veux Mar 24 Oct 2017 - 18:46 | |
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Intermezzo onirique Quand tout aura été dit sur le rêve comme vaticination prophétique ou non, toutes les gloses essayées — je ne m’y oppose pas — l’imagination n’y perds rien — sur le plus ou moins d’intelligibilité pour nous du monde de vérités idéales qu’il aurait fonction de dévoiler (toujours cette image, il est vrai charmante, du voile entrouvert), — quand tout aura été entrepris dans cette direction spirituelle, il y aura encore à expliquer la curieuse transsubstantiation, si j’ose dire, que le rêve opère sur la succession de notre temps vécu. Et il serait pour le moins insuffisant d’en rester, comme le fait la sagesse populaire, à la simple constatation du pouvoir qu’il a de piocher, dans le tarot de nos jours passés, la carte qu’il nous sera donné de re-jouer cette nuit et pas une autre ; car c’est en dire à la fois trop et pas assez ; c’est se placer du point de vue qui nécessairement est le nôtre aux heures de grand jour, quand notre ombre est la plus courte : alors, le gant nébuleux qui dirige nos nuits, il est bien forcé qu’il apparaisse dans sa seule extériorité agissante. Pourtant, qui ne s’est déjà découvert, dans l’entre-deux interstitiel du demi-sommeil ou du demi-réveil indifféremment, la capacité miraculeuse de pouvoir choisir : — « serais-je plutôt celui que j’ai été avant-hier ou il y a quinze ans ? qui d’elle ou de moi sera tué pour la beauté du geste ? et verrons-nous plutôt passer le chat de jade ou la dame de pique ? » : pour une durée qu’un instinct en nous voudrait de toute force prolonger, nous ne savons plus qui, quand, et où nous sommes ; — ou plutôt nous le savons très bien, jusqu’au moment venu de savoir autre chose. Tout se passe comme si nous étions placés soudain par impossible au dedans du gant tireur de cartes — il est en verre transparent — autour de lui flottent les révolutions des chambres qui ont été les nôtres, des apparences que nous avons endossées, des femmes enfin que nous avons aimées (elles ne se tiennent pas la main). Il pioche, donc, et chaque carte est un arcane majeur — le jeu est toujours gagnant, absolument pas justiciable de la mauvaise donne — les combinaisons les plus inusitées sont peut-être les meilleures : on se réveille d’un cri dans le bivouac d’une chevauchée vieille de dix ans, — on attend le réconfort de sa nourrice morte il y en quinze, — on se retrouve seul dans le lit seigneurial, à peine émergé d’un cauchemar. Au reste, il est vrai que ces réveils kaléidoscopés se font plus rare chaque fois que nous dormons plusieurs fois de suite dans le même lit ; l’habitude, et c’est même à cela qu’on la reconnaît, tend constamment à reprendre ses droits. Il n’est pas interdit de penser que le pouvoir de se départir d’un lieu soit étroitement lié à celui de sortir de soi.
Pour rendre compte de ces eccéités (afin de parler comme les philosophes) qui, au lieu de recevoir du dehors l’empreinte d’un temps et d’un sujet, secrètent leur propre unité à priori indivisible, le langage manque absolument de prise. De là vient qu’il se croit quitte d’employer les procédés les plus médiocrement artificiels : coqs à l’âne, survenances « bizarres », interversions histrioniques, là ou, s’il était véritablement question de restituer un tant soit peu l’art du fondu et de la fugue tel qu’il se donne à voir dans le rêve, on ne croirait certes pas assez faire en mettant à réquisition toutes les techniques élaborées par les diverses branches du savoir humain. — Hélas ! je ne suis pas un érudit, et, autant le dire, j’ai pris mes distances avec la possibilité même du « dire vrai sur soi » — ce qui suit n’étant d’ailleurs pas de nature à m’influer dans ce sens.
J’avais donc trouvé à me coucher dans l’hôtel des prévôts du bourg dont j’ai parlé tantôt. L’esprit parfaitement déclos, je cru m’assoupir d’une masse ; or le fait est que je dormis mal, et, au réveil en milieu d’après-midi, je me découvrais, sans surprise, des yeux larmoyants — mais beaucoup moins que je ne l’eusse cru : c’était seulement un très fin glacis rafraîchissant le bordé intérieur de mes paupières, un précipité de larmes et de chassies s’emperlant dans la forêt de mes cils. Je ne laissai pas de m’étonner, comme je m’essuyai les yeux, de la disproportion manifeste entre ce que je croyais, dans le rêve, avoir pleuré, et ce que j’avais effectivement pleuré — cette disproportion devait me hanter longtemps. Le rêve qui en était la source affleurait encore à la surface, infusant la chambre d’un flottement irréel de grotte ultramarine ; et, par méthode onirique, je replongeai ma conscience dans son cours, embrassant chaque détail qu’entraînait sans retour le fil du temps. Quand tout fut passé, il ne me restait que le mince récit qui suit, semblable à dans ces ruines volcaniques de l’extrême-orient le contour en ombre soufflé qu’on voit sur les murs et qui sont tout ce qui reste des victimes millénaires de l’explosion, — ou plutôt comme l’écho écouté dans le creux d’un coquillage d’une succession de détonation molles, parce qu’étouffées dans l’épaisseur d’un coussin d’eau.
L’inconvénient majeur du procédé utilisé est qu’il revient nécessairement à figer dans une temporalité logique factice ce qui dans le rêve ne l’a été que pour jouer ; le rêveur, qui comme on sait fait feu de tout bois, ne pense pas davantage fauter en récupérant le rêve d’il y a quelques minutes pour étayer le rêve actuel — d’autant de fausses portes, de perspectives en trompe-l’œil — que le peintre en recopiant les sujets d’anciennes toiles comme miniatures d’arrière-plans. Par conséquent, il faut introduire dans l’analyse du rêve une distinction entre, d’une part, l’ordre logique, formel, temporel, d’autre part l’ordre des intensité vécues ; en effet, contrairement au réel, ce qui dans le rêve est « au présent » ne coïncide pas nécessairement avec ce qui ayant été rêvé en dernier passera au réveil au premier plan. Or, dans le rêve dont il est question, le motif majeur se présentait comme le passé de deux motifs mineurs, qui certainement avaient été rêvés une première fois pour leur compte auparavant, et dont maintenant l’écho se propageait dans le nouveau rêve qui les projetait comme « l’avenir du souvenir ici revécu » ; nous sommes bien forcés de reprendre à notre compte la chronologie ébauchée par le rêve qui, décidément, est plus logicien qu’on ne pense (car, je le répète, cette chronologie faisait partie du rêve, au même titre que n’importe quel autre de ses élément).
La glissade infernale. — « J’étais désormais » (on a vu à quel point ces deux mots notions : être et présent, sont problématiques ; et que ce qu’il convient d’entendre par là) un homme rassis et terrifié par la mort, car à peine réchappé d’une expédition dont je ne me souviens de rien sinon : — qu’elle fut terrifiante comme la course effrénée d’un navire sur la houle de minuit, — que j’y reconnu le visage de mon frère dont je sais s’il fut rescapé ou non, — qu’elle s’acheva dans le sentiment bien connu des rêveurs de la chute.
La demeure accueillante. — Un autre « souvenir », plus consistant lui, que je situais soit comme une histoire qu’on m’aurait contée, soit quelque chose vécu par moi sur un mode d’extériorité (?) . — C’était un manoir emmuré de pierre grises qu’il fallait de toute nécessité qu’un homme et une femme pénétrassent par effraction ; peut-être parce qu’il était celui d’un très méchant fou, momentanément absenté. Enfilade de pièces hautes aux boiseries à caissons, avec sur les étagères des codex sous fermoirs d’argent, des boites à musiques, que le couple manipulaient avec ostentation. Appréhension atroce, nauséeuse, de l’habitant qui monte les marches…
La maison au fond des bois. (Ceci est le motif majeur.) — Ainsi, quand j’entrai dans le clos, par une de ces journée baîllantes, fraiches éventées du début d’automne, où l’écolâtre dès None nous relâchait pour l’après-midi, et que sous la gouverne de la chanoinesse à la sévère beauté nous allions nous promener dans le jardin derrière la cathédrale — aujourd’hui démesurément agrandi aux dimensions d’un parc. Par un étrange dédoublement qui aurait dû m’avertir, j’avais en vue cavalière le parc — pommiers en quinconces, ponts à cou de cygnes, allées jonchées de glands où s’égaillaient nos petits groupes égaillés —, sans que cela m’empêchât par ailleurs d’être ce joli garçonnet turbulent : nos voix aiguës résonnaient dans l’air limpide de verre filé : j’étais gourmandé sans que cela prêtât à conséquence. La scène se perpétua, à plaisir, pour assez longtemps. Puis, au rassemblement sur un talus qui occupait le sud-ouest du clos, la jolie chanoinesse nous aligna en double-file : une boucle se formait à mesure que les enfants comme des cierges rentraient puis sortaient d’une grande porte placée dans l’angle : je trichai sans y penser, en coupant dans la file qui revenait.
Nous arrivâmes enfin au point de passage de la rivière du nord. Là nous attendait le bac traversier très large au bord de sa rampe à glissière. En lieu de bancs, des alignements de chevaux de manèges peints blanc et or. Pas de nautonier. L’émerveillement sans partage qui fut le mien marqua une première déchirure dans la continuité du rêve — du reste vite reprisée.
Nous marchons désormais en silence dans la forêt assourdie qui part de l’autre rive ; à côté de moi une jeune fille aux jambes longue cueille une fascine d’achillées. L’excitation est descendue avec le soleil, mais il n’y a rien de menaçant. Accroupis autour d’un feu de menu branches, une figure rassurante et raréfiée comme l’est un père (il est grand et sent la sève des bois) nous propose de l’accompagner chez lui : nous acceptons. Le chemin coïncida pour moi avec un moment d’absence, où je me repassais le souvenir des deux rêves que j’ai noté plus haut, et qui étaient aussi bien mon avenir.
Nous voici sur une place sablée et obombrée de grands beaux arbres. A l’autre bout est la belle maison à tourelles de mon père (?) ; à gauche une maisonnette sans étage : on y entre, la jeune fille enjambant devant moi le cadre surélevé de la porte. Le mur du fond a été enlevé, et la pièce s’ouvre de plain-pied sur la perspective, vite refermée par un rideau d’arbres, d’un ru pierreux. Délaissant un peu mes compagnons, je me vois inspecter chaque recoin de la maison-jouet : partout des épées de bois, des croix pentiennes et des cottes de mailles : chaque trouvaille mêle en elle la joie de la découverte avec le puissant fumet de patine qu’ont les objets humanisés par nous de longue date. Je savoure d’avance le calme des jours de plénitude que je passerai ici — mais d’un autre côté ces jours épuisés semblent reculer indéfiniment dans le passé. La contradiction entre ce qui sera et ce qui a été enfle jusqu’à faire vibrer le monde entier…
…Je me retrouvais dans la même pièce, mais cette fois le même vieil homme que j’avais été depuis le début. Il était très apparent que personne n’avait vécu ici de longtemps. Il y avait sur les meubles des jattes croupissantes d’eau tiédies, et, dans mon trouble, j’en renversais une, inondant mon bas-ventre d’une tisane de pluie et de feuilles mortes. A ce moment m’arrivait à la vague conscience d’être dans un rêve ; mais le chagrin qui me prenait à la gorge, me suffoquait, n’avait rien de l’affectation qui est la mienne chaque fois que je me laisse aller aux pleurs : les larmes s’épanchaient sans montrer signe de devoir se tarir jamais.
La dernière chose dont je me souviens sont ces mots, qui font penser au phylactère qu’on trouve parfois à la fin d’un conte moral : « Ceci est arrivé non loin de Domrémy, dans le pays de Lün. »
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| | | Étienne Mortemer
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| Sujet: Re: Dîtes-moi qui je hante, je vous dirai quoi je veux Mer 25 Oct 2017 - 16:08 | |
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Eglogue
Dans le vide qu’approfondissait, démesurément, entre quatre murs l’absence du mobilier attendu — l’ordonnance des tréteaux, repoussés à la périphérie, parlait moins de rangement que de l’action mystérieuse d’une force centrifuge — la grande salle de fête de l’hôtel des prévôts où j'avais dormi — barricadée, écaillée, salpêtrée — m’avait surveillé faire les cents pas, l’heure durant, dans une attitude troublée et pensive. Il était clair, à la minuscule limaille de poussières sous mes pas, que la dernière réunion communale remontait à plusieurs ennéades au moins. Personne n’était venu me chercher ; il devait être très tard. Parfois une fenêtre, que signalait d’abord seulement une légère asymétrie dans sa conformation, puis qu’elle regardât par-dessus les épaulements touffus des Pyk vers l’éboulis de pierre blanche qu’était la Rochepont, m’arrêtait dans mon erre — je revenais m’encocher à ce minuscule créneau : il semblait que toute idée de retour en fût très nettement exclue, comme impossible. — Impossible aussi mes tentatives de retrouver la trace, dans ma vie, des lieux de rêve qu’en m’éveillant j’avais cru, de toute force, avoir habité et perdu : le jardin, la maison d’enfance surtout. Or, cette tristesse, pour déchirante qu’elle eût été, n’en avait pas moins admis, comme toute tristesse, sa part de joie cachée : le chagrin d’avoir perdu est encore une façon, la dernière, de posséder, — et la réalisation que non seulement tout cela n’était plus, mais que cela n’avait jamais été, — qu’il y avait eu, en dernière analyse, erreur sur la personne, — me laissait plus pauvre et démuni que jamais, semblable à la rivière séchée après la crue dont elle n’a su rien retenir. — J’en étais arrivé à ce point quand le prévôt, averti par mes pas, survint avec l’invitation de l’accompagner dans l’exercice de quelques-unes de ses charges ; je ne refusai pas.
L’heure était moins tardive que je ne l’aurais cru : le soleil haut suspendu dessus la ligne d’horizon et les nuages intercalaires dorait encore largement les emblavures qui prolongeaient le bourg de ce côté. Le chemin pris coupait entre des semis de blé de printemps, et, à mesure que nous passions bornes et moulins sans ralentir l’amble, le caractère de prétexte de ce qui s’annonçait déjà comme une énergique promenade se démentait de moins en moins. Le prévôt, bon homme, me glissait des coups d’œil à la dérobée, avec l’air aigu de celui qui pénètre à vue les intentions d’autrui. Les ouvertures maladroites qu’il essayait dans ce sens me déridaient : je fis mine de le questionner dans le détail (sur ce qu’il escomptait pour le mois de la redevance des alleux, sur le bornage exact des terres fiscales sous son mandement, et encore s’il ne serait pas possible d’accroître la part, parmi les coutumes serves, de celles payées en sous sur celles en nature). Mais sur ces considérations à dessein tatillonnes, ma voix de bonne humeur en se posant rassurait aussitôt : j’y apportais toute la rondeur de celui qui s’estime tenu par le sérieux de voir une fois comment ça marche, qui sait bien toutefois que la démonstration ne peut manquer, n’est-ce-pas, d’offrir toutes garanties, et qui au fond ne demande pas mieux qu’à se rendormir. Encouragé par ces dispositions à tout prendre plutôt sympathique, le prévôt me tint quitte de quelques pistes d’explications sur le pourquoi de ma venue, et là-dessus sortit de sa première réserve, — s’engagea alors entre nous une de ces conversations du pas de route, lâchées et renouées au gré des rapprochements du chemin, sans enjeu et sans accrocs, où l’on s’applique avant tout à faire bonne mesure des réussites de l’autre ; son allure, qui évoquait davantage l’alleutier à monture que l’homme de lignage — ce que du reste il demeurait à plus d’une mesure — était faite pour m’agréer, comme étant particulièrement inoffensive. Cependant, nous allions par la route du nord, qu’empruntaient en sens inverse les cargaisons des bûches débarquées à Murno, encore humides du flottage sur l’Elbre, — tandis qu’à gauche la gencive des falaises se retroussait sur des endentements bréchus, qui allaient diminuant jusqu’audit port de Murno à l’embouchure du fleuve.
Je constatai avec une félicité redoublée, comme nous relâchions à la maison-forte d’un chevalier de fermage, que ma bonne humeur ne montrait aucun signe d’abattement : à l’intérieur, avertie sans doute par le prévôt, figurait en bonne part la petite noblesse du terroir, — ce fut là l’occasion de quelques accords de principes sur le droit de justice et la longueur du service d’arme. Il ne me vint pas à l’esprit d’être autre chose que conciliant ; ces vavasseurs qui montaient rarement jusqu’au château, vaquant plutôt à la garde alternée des fertés et mottes érigées sur le plat pays par mon grand-père et son père, me rappelaient agréablement qu’à côté du prétendant Viorel, dégrossi par le compagnonnage d’exilés, je demeurais pour d’autres celui dont le prénom, Etienne, se confondait avec celui du seigneur par excellence : celui dont la marque est partout visible, profondément racinée qu’elle est sous ses terrages, — tissue dans la fabrique vivante du paysage.
Le déclin précipité du soleil nous vit sur le chemin du retour. Passablement assombri, — tout s’étant passé comme si une tonique après-midi de plein vent m’eut été retranchée, — le raccourcissement de la journée lui conférait pour moi à rebours pour moi une valeur flétrie d’intermède. A main droite désormais, les accidences de la côte exposaient en coupe des stratifications de marne grise, de craie ; et, peut-être fondus dans la lumière rasante, on ne voyait nulle part les glaçons passagers de la veille. — Puis, comme l’ombre se tassait sur la lande, le regard et les rayons ne pouvaient faire qu’ils ne s’engluassent dans la contemplation par en-dessous de l’énorme haussement mordoré de la montagne. Rien de plus différent, en somme, de la surrection rocailleuse des chaînes de l’Avosne, que la montagne vue du nord-ouest ; — passés les premiers escarpements, elle développait une suite de plateaux qui s’inclinaient mollement du sud au nord, inégalement boisés. L’illusion verticale de proximité était pour captiver l’œil : celui-ci traçait la chute de rus, situait à leur fumée les meules de charbonniers, s’allongeait sur les pâtis herbeux des replats, — à ce jeu on finirait bien par croire, pensais-je, à quelques piémonts prospères, s’il n’y avait le rappel différé de la sensation physique d’un fléchissement de la nuque. — Enfin, le jour disparut sous la crête des falaises, et une ondée nous chassa jusqu’au bourg.
Au centre de l’aire, un convoi de charrettes bâchées trépidait sous les gouttes, qui n’était pas là auparavant. A mon passage, les fenêtres en cul de bouteille se frangeaient de visages curieux. On vint m’avertir qu’un marchand de passage avait demandé une audience : il m’attendait dans la grand’salle de l’hôtel.
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| Sujet: Re: Dîtes-moi qui je hante, je vous dirai quoi je veux Ven 1 Déc 2017 - 15:58 | |
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Une visitation
J’entrai par la porte ouverte. Au fond de la salle, devant l’âtre, le visiteur tisonnait des bûches, et, dos à l’ombre, il ne m’entendait venir dans le battement d’averse de la nuit. Par les croisées à mi-corps filtraient des éclats de torche, que ma passée balançait en longues ombres sur les murs — tandis que dans le recueillement approfondi du halo lumineux de la cheminée, les moindres gestes du survenant se détaillaient avec une intensité de livre d’heure. J’hésitai un moment hors de vue, sensible à l’impression différenciée de temps à l’état pur qu’engendrait le contraste d’ombre et de lumière. Le soin qu’il eut de ne pas se retourner, de ne pas me voir, ne laissait pas de me confondre, comme si j’eusse fait corps absolument avec les ténèbres. Enfin, m’arrachant à la contemplation, je pénétrai à l’intérieur du cercle de lumière.
— Sans doute il est bien tard pour que vous et moi nous devisions longuement, commençais-je d’une voix de commande. Mais, pour ce qui est de mon hospitalité, n’ayez crainte : elle est à vous déjà ; je ne saurais détourner de mes aîtres le voyageur de nuit. D’autant que par ce mauvais temps… si la pluie du dégel, comme vous savez peut-être, est singulièrement maligne sur ces côtes, c’est qu’elle provient de l’eau de fonte des glaciers. Rien n’est plus malsain. Qu’à cela ne tienne ! vous passerez la nuit céans — mais d’abord vous me direz qui vous êtes.
L’homme fléchit la nuque avec componction, la retombée de son chaperon oscillant sur sa joue lisse ; et, le fait que ses civilités se prolongeassent un peu complaisamment, comme pour souligner que, bien entendu, je fusse maître chez moi, — que, bien entendu, il ne pouvait en être autrement, me fit tout l’effet d’une manière d’ironie assez peu de saison. S'apercevant de mon irritation, il repartit :
— Hildouin Boral : franc-tenant du droit de cité à Lün, compagnon de la hanse des mers du nord, père conscrit à la jurande — quand la jurande siégeait encore, s’empressa-t-il d’ajouter d’un air d’excuse, — et ce soir, avant tout, votre obligé. Comme je ne trouvais rien à y redire, il enchaîna : je m’en reviens adonc de Serramire-la-ville, où m’appelait une affaire pressante. Mais, puisqu’on ne voyage pas les mains vides, j’ai pris le parti de m’alourdir de douze fois douze douzaines de stères de gros chênes, comme on n’en trouve pas en Arétria, — moitié en madrier, moitié en grumes — ; au reste vous n’avez-pu manquer de les voir : elles encombrent la place devant l’hôtel ; elles serviront aux mâtures des vaisseaux.
Dans sa voix puissante jouait une note de retenue dimensionnée à un tête-à-tête, la volonté palpable d’arrondir les angles, d’aplanir les difficultés, et même quelque chose comme une façon de me prendre par la main. Troublé par cet ascendant auquel il se haussait sans effort, je me détournai de quart, circonspect. Lui m’aiguisait du regard, à l’affut d’une réaction.
— … Et, à quoi bon le dissimuler encore ? j’avais aussi affaire, expressément, avec le sire de la Rochepont.
Il avait dit cela ainsi qu’on lâche une pierre. J’attendais des précisions qui ne venaient pas. Avec un mauvais gré perceptible :
— … Ah ! cela est ?... Alors, la question se pose : qu’est-ce-qui vous garantissait que je fusse ici, et pas ailleurs, quand moi-même n’en était prévenu que la veille au soir ? Si, comme il était vraisemblable, je n’eusse pas été ici-bas à votre réception, avec votre bagage vous ne pouviez certes pas pas prendre la route de la Rochepont ? lançai-je, avec une pointe humeur que je regrettais aussitôt : l’interrogation sourcilleuse me découvrait ; d’évidence, j’avais ressenti le besoin de gagner du temps. — Je veux dire que pour quelqu’un qui a affaire expressément, il me semble que vous n’ayez guère été excessivement pressé dans vos démarches.
— Dans ce cas, j’aurais laissé le bois-d’œuvre à la garde du prévôt, et je serais monté, repartit-il posément en étudiant la fenêtre du côté des montagnes, nul mystère à ceci, je vous assure... Pour le reste… il fronça les sourcils, avec l’air de celui qui essaye de mettre le doigt sur une idée difficile… Pour le reste, messire de la Rochepont, je pressens qu’il y aura sur ce point quelques difficultés à se faire entendre... Il balayait la salle du regard, comme à la recherche d’un point d’appui.
» … Pour le reste, dit-il enfin, ne pensez-vous pas qu’il existe des choses suffisamment secrètes, suffisamment brûlantes, pour que, une fois prise la résolution de les accomplir, non seulement il n’en faut plus parler, mais aussi bien il n’y faut plus penser ? — que, pour certaines choses, le silence, le silence de l’heure dite, fait toujours trop de bruit ? — et que pour ces choses il est plus sûr, mille fois plus sûr, de s’en remettre à la conduite du hasard (qui, n’est-ce-pas, mène toujours à bon port) ? A la vérité, reprit-il en se mettant à marcher de long en large dans la pièce, vos préventions — oh combien naturelles — sont d’abord pour à me conforter : ce que mon approche peut revêtir à vos yeux de mal concerté, d’étrangement embrouillé, sera par la même aussi de nature à donner le change à d’autres surveillances, plus malintentionnées.
Cependant il passait de la lumière à l’ombre, de l’ombre à la lumière, alternativement ; je le perdais de vue pour le voir reparaître un peu plus loin, sans perdre le fil de sa voix coulée.
— Peut-être y a t-il lieu ici de recourir à un degré d’abstraction, reprit-il après un intervalle qu’emplissait seulement le tintement sans relâche du grésil sur les combles. Il est une manière de chose, — il hésita sur le mot — une manière d’entreprise pour laquelle l’opportunité est tout. Hier, elle était impossible, — demain elle le sera à nouveau. Véritablement à prendre ou à laisser, il n’y a pour elle qu’a tendre la main. Rien n’est plus facile, n’est-ce pas, ajouta-t-il en fouillant dans mon regard, que ces moments où la liberté et la nécessité s’unissent dans l’exclusion désencombrante de tout ce qui a trait au choix humain conscient — au choix consciemment humain.
Là-dessus il se planta devant moi, la main rangée avec ostentation dans le revers de sa tunique. Pour ma part, je ne dissimulai plus ma mauvaise humeur : ses amphigouris m’avaient passablement agacé.
— Mais il y a une autre manière d’entreprise, reprit-il sans se démonter, celle-là infiniment plus complexe, qui peut bien mûrir pendant des mois, des années ; impossible de savoir si demain elle aura encore grossi ou si le fruit trop mûr sera crevé ; c’est alors chaque jour la même alternative, intolérable, entre le gâchis de l’attente déçue, l’arbitraire du passage à l’acte. Une seule chose est certaine : rien n’arrivera si ce n’est par nous. L’effet débilitant d’un pareil fardeau de choix indéfiniment prolongé ne fait pas de doute. Et à plus forte raison quand plutôt qu’à un seul, c’est à une congrégation qu’il a été remis : on atteint alors à une sorte d’éréthisme de mauvais aloi, où la prise de décision, à la fois excitée et inhibée, n’accouche que de demi-mesures plus ou moins expédientes.
Il laissa planer un silence avantageux ; je ne pouvais décider qui de lui ou de moi ces tournures exagérément oratoires visaient à plaisanter ; il me semblait que l’on quittait décidément le terrain de l’analogie.
— Cet état de choses peut se prolonger assez longtemps, reprit-il avec une moue lasse qui évoquait l’expérience de longues déconvenues. Tout se passe comme si la jonglante interférence du pour et du contre entretenait dans les hautes sphères une sorte d’attentisme prudent, de juste-milieu sénatorial, dont le maître mot pourrait être : « tout vient à point à qui sait attendre ». Or pendant qu’on attend, l’apparence du pouvoir se cuirasse dans ce qui, pour le vulgaire — lequel, à sa décharge, n’a pas été informé des considérations de ses meilleurs, — est l’or du temps : les faits ; il prend ses aises dans une espèce d’équilibre (mais d’équilibre fondamentalement précaire : il n’arrange personne ; il suffirait, n’est-ce-pas, d’un bon coup de pied. Mais justement : le coup de pied n’arrive pas.) Et, à la longue, le simple constat que le pouvoir n’a toujours pas été renversé est pour en convaincre certains de l’illusion de sa souveraine stabilité, — sans quoi ils ne verraient absolument pas comment il aurait pu se maintenir tout ce temps « envers et contre tout », (quand bien même, ces singes, ils seraient bien en peine d’expliciter ce qu’ils mettent au juste dans cet « envers et contre tout » !) Voilà, conclut-il dans un soupir où n’était pas absent le soupçon du bien joué, comment une domination qui pourtant — je ne me lasse pas de le répéter — n’arrange personne, peut durer par la seule illusion de sa durée : deux, trois, quatre ans…
Or, il n’y avait pas eu besoin de sa dernière allusion pour que tout le jour se fît en moi sur les motifs de cette entrevue et les dissimulations afférentes. Que les jurats de Lün conspirassent contre l’espèce de tyran à l’ancienne mode qu’était Radbod du Ruy-au-Vierge était un secret de polichinelle ; qu’on souhaitât s’affermir de mon soutien était à peine plus surprenant. Il reste que mon cœur se poignit à cette réalisation. Cependant, Hildouin poursuivait la démonstration :
» Pour ces conjonctures bloquées, la solution est bien connue : c’est un motif que l’Histoire répète à plaisir : — le surgissement de l’homme providentiel. Je veux parler de l’homme qui se présente et qui prend sur soi à charge l’accomplissement de ce que toute une ville a obscurément désiré — sans se l’admettre — contemplé — sans s’y enhardir — et qui maintenant n’a d’autre espoir d’aboutir qu’à travers et par lui. Je veux parler de celui qui rassemble le faisceau de toute ces volontés éparses, latentes pour s’en faire le conducteur — le catalyseur par qui la foudre frappera.
Le regard d’Hildouin à mesure qu’il parlait s’était allumé d’une lueur d’exaltation qui, sans essayer de se communiquer dans le mien, passait outre. L’emphase déclamatoire de ses propos en atténuait la portée : je ne secouais pas la fâcheuse impression qu’on se moquait de moi. Alors, glissant avec une lenteur de tour de magie sa main de sa tunique, il en tira un vélin qu’au lieu de me remettre il fit pivoter entre deux doigts au-dessus du feu. Je ne pouvais lire la suscription, mais aux deux beffrois figurés sur le cachet de cire brun je reconnu qu’elle m’était adressée de la jurande de Lün. A cette seconde, je lui en voulus mortellement de prolonger le jeu : il avait rangé la missive, faisait mine d’examiner du bout des doigts l’un des glands sculptés terminant le manteau de cheminée. Je me saisis brutalement de son avant-bras, soudain hors de moi ; il se crispa et, interdit, fixa ma main jusqu’à ce qu’elle ne le relâchât. Sentant que l’avantage m’échappait encore, je me piétais devant lui, tout de colère rentrée.
— Ce sont là, je pense, des manières singulières pour un envoyé, dis-je en appuyant le mot. L’exorde a assez duré — les entremetteurs ont eu leur temps : donnez-moi la lettre.
Il ne cillait pas.
— Baste ! donne-la-moi, crachai-je, le pouce replié sur la dextre tendue en majesté, dans la pose assez peu obligeante du dominus ; et il me vint à l’esprit par une espèce de contrecoup que ma voix sonnait étrangement faux — comme à vide — égarée qu’elle était entre les verticales des piliers sombrés sous les vastes solives du faîtage. Hildouin pour sa part me considérait avec perplexité, dans l’attitude de celui qui hésite sur comment il faudrait « prendre » un sujet difficile.
— S’il y a eu matière à équivoque, j’en prends l’entière responsabilité, répondit-il enfin, d’une voix sans timbre, presque à part soi ; à trop vouloir débrouiller ce que je croyais être le nœud de l’affaire, j’ai peut-être omis certaines formes qui, en circonstanciant ma venue, eussent été pour nous éviter quelques méprises. Cette lettre, dit-il en la brandillant avec négligence, ne saurait en aucun cas vous donner satisfaction… J’ai parlé, souvenez-vous, de l’esprit de tiédeur et de compromissions qui a déterminé jusqu’à présent les jurats de Lün : cet esprit a trouvé dans ce message — Hildouin imprima une nouvelle secousse au vélin floche — l’occasion idéale de s’épancher : ce ne sont qu’ambages et circonlocutions infinies pour exprimer, en dernière analyse, seulement ceci : « Vous reconnaissez-nous ? » Vous jugerez sur pièces.
Là-dessus, il posa la lettre sur la corniche de l’âtre comme s’il me l’eût gagée.
— La jurande vous invite à Lün, énonça-t-il distinctement. Mais il ne peut là s'agir — vous l’aurez compris j'espère — que d’une ouverture — une ouverture qu’il tient à vous et à moi d’agrandir.
Après avoir lâché ces derniers mots d’un ton de révélation, mon visiteur fit mine de s’évaguer dans la contemplation du brasier (les bûches craquaient, piquetant d’escarbilles les landiers de fer noir). Tourné vers le feu, légèrement hanché sur l'autre cuisse, un bras sur le chambranle, il campait avec complaisance la pose de celui qui vient de révéler une facette de sa personne et laisse conséquemment s’opérer le subtil réglage de perspective : de messager, il se proposait de devenir mon complice. D’allure volontaire, il pouvait avoir mon âge ; sa main s’empesait de lourdes bagues, une épée pendait à son flanc ; je lui trouvai, à tout prendre, un je ne sais quoi de grand carnassier. Et, maintenant que la dernière carte avait été retournée, je voyais dans ces yeux que pour le reste de la nuit il allait falloir jouer gros jeu, — la nuit soudain désancrée, grande ouverte comme un paysage de chasse au météore.
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