Les vergers de Beronia

Béralde était arrivé l’automne dernier dans le Soltaar. Depuis, il n’avait pas quitté ces terres. Sa mission avait été de servir de chef à la députation odéliane auprès des ducs de Soltariel, autant dire de passer le bonjour aux suderons de la part des Berdevin et de leur gratter un peu de pognon si le courant passait. Hélas, niveau courant, ce n’était pas ça. Certes, ce n’était pas le débit houleux d’un torrent printanier, mais ce n’était pas non plus le long fleuve tranquille. Disons que les échanges entre l’ambassadeur du marquis d’Odélian et la duchesse de Soltariel possédaient le calme trafic d’un bras mort. En un mot, ce n’était pas ça.

Le prêtre de Tâ avait en effet bien gaffé, et son accent à couper au couteau, déjà difficile à comprendre pour les nordiques, devenait presque inintelligible aux gens du Soltaar, pour qui Lante et les nains du Lörn avaient leur place dans les contes et légendes et pas dans une conversation diplomatique. L’ambassadeur rendit donc son séjour dans le sud du royaume le plus discret possible. Il serait d’ailleurs volontiers retourné à Odelya si une ombre de honte après son couac auprès de la duchesse ne l’avait pas retenu. Le souvenir encore désagréable du pénible voyage en galère qui le mena jusqu’ici n’aidait pas non plus Béralde à lever le camp.

Il avait donc pris plume et courage à deux mains pour demander à son maître d’Odélian de le laisser encore un peu à la cour de Soltariel en prétextant la mauvaise saison qui l’empêchait de reprendre le bateau et en lui assurant de prendre les frais de la suite qui l’accompagnait à sa charge. Gaston le confirma mollement dans sa dignité, manifestement peu impressionné d’apprendre qu’un Lantais renonçait à de l’argent – fait inédit qui en disait long sur le sentiment de culpabilité qui habitait son diplomate. L’automne laissa place à l’hiver. L’ambassadeur et la duchesse se croisaient peu, les saisons froides ne se prêtant guère aux grands rassemblements de la cour. Le printemps aurait dû forcer un tête à tête de convenance, ce que Béralde appréhendait avec un peu de trac, mais malheureusement pour la duchesse, sa grossesse prenait l’essentiel de ses forces, les mondanités passaient ensuite.

Béralde fut donc soulagé de la retraite de Son Altesse Sérénissime Tiberia. Et cela le surprit. Et l’agaça. En plus de la radinerie, les hommes de Lante avaient reçu en partage de la culture naine l’habitude de ne rien s’indulger. Chacun avait tendance à s’établir des principes et des normes assez inatteignables pour pouvoir toujours se mécontenter d’eux-mêmes d’une façon ou d’une autre. De ce fait ils constituaient de très bons artisans, de leur malheur notamment. Aussi Béralde se méprisait-il de découvrir son manque de courage moral. L’idée qu’il pût n’être qu’un simple parasite profitant des délices du sud commençait à lui chauffer le sens du devoir. Mais après la première impression qu’il avait laissé à la duchesse, maintenant qu’elle était alitée à la campagne dans son palais de Beronia et qu’aucune demande spécifique ne venait de son patron le marquis, l’ambassadeur semblait ne vouloir ni ne pouvoir assurer sa fonction.

Malheureusement pour le Soltaar, une nouvelle guerre d’Ydril éclata. Et fort heureusement pour Béralde. Ce dernier, en apprenant que le roi de Naelis, voisin du marquisat d’Odélian, plaçait ses pions dans le pré carré de la duchesse, était trop aise de découvrir enfin un intérêt commun à son patron et son hôtesse. Il prit sans tarder l’initiative et demanda audience à son Altesse Sérénissime. Les dignitaires de celles-ci ne partageaient cependant pas le feu nouveau qui animait le prêtre de Tâ. Béralde, comprenant, quelques « peut-être » et « nous verrons le mois prochain » plus tard, qu’on le remballait diplomatiquement, délaissa à nouveau toute convention. Il se jeta dans une diligence et fonça toute voile dehors jusqu’à Beronia pour y arracher une audience à Son Altesse Sérénissime, Tiberia Soltari-Beronti.

Béralde lui-même sentait bien ici sa qualité d’intrus. Aux portes de la villa, déjà, devant des murs fermés, sa calèche se reposait de sa folle chevauchée. A destination et au calme, le Lantais s’interrogeait maintenant du doigté de toute sa démarche. Les huis antiques s’ouvrirent, et quand les domestiques l’invitèrent, ses doutes, plus encore, dominèrent sa sotte impatience. Traversant quelques couloirs, accompagné de serfs et précédé des gardes, le diplomate-malgré-lui apercevait, en chemin, les préparatifs du départ. Une boule montait dans sa gorge à mesure qu’il découvrait, soudainement dégrisé, l’impertinence de sa visite.

Quand il fut invité par la duchesse en personne, à marcher dans les jardins, quand il constata les rondeurs de son Altesse, il paniqua quant à l’à propos de son irruption cavalière. Ainsi, imperméable aux fleurs et à leur renaissance, grommelant en réponse quelque excuse bafouillée, il suivait la duchesse en promenade, la tête un peu rentrée, le regard aux souliers et les mains dans le dos. Il s’accorda quelques pas avant d’expliquer les raisons de cette visite inconvenante, et puis d’un coup surgit, abrupte, une voix mal maîtrisée, confite d’embarras.

« Paldonnez, chèle Altesse, l’outlecuidance de ma venue : je viens auplès de vous à cause de la guelle. Si l’affaile est sélieuse, je me lends compte – un peu tald – de mon manque de tact : poul plessées que sont les intellogations de mon maîtle, je m’apelçois de l’impolitesse de ma bête impatience. Que son Altesse m’excuse de l’impoltuner avec de glaves questions d’Etat ; je plends mon congé tout de suite, Madame, si c’est tlop pour votle état. »