Tailler le bout de gras | Aymeric de Brochant

Quand l'émissaire fut introduit sous la tente du marquis, celui-ci s'y trouvait en pleine collation avec ses capitaines. La troupe, déjà conséquente au départ de Chrystabel, n'avait cessé de croître, à mesure que l'on avait traversé les terres du Roy. De fait, les déjeuners prenaient désormais des allures d'assemblées. Aymeric s'appliquait en effet à connaître au plus vite les rescapés des armées royales, à dissocier les vétérans ayant rejoint l'Ost aux côtés d'Aetius des nouveaux venus attirés sous les drapeaux au temps de la Ligue et de l’infamant duché du Garnaad. À chacun, le sénéchal offrait un accueil égal, et tâchait de faire tenir sous le même toit des hommes aux origines les plus diverses. En sous main, c'était toutefois les préparatifs d'une grande purge qui se tramaient, pour quand la paix serait revenue.

Adonc, le sieur d'Iree s'inclina devant une coterie éparse qui ne savait quoi penser de lui. On avait eu vent des évènements survenus dans le Calmerrèse, des hordes de forbans s'employant à ravager les fiefs ydrilotes du Roy. Pour beaucoup, c'était là un épiphénomène du à la faiblesse du Royaume, une nuisance passagère que les suderons sauraient dissiper. En vérité, peu de monde savait vraiment de quoi il en retournait ; Aymeric, quant à lui, avait estimé avoir d'autres chats à fouetter. Après tout, n'incombait-il pas aux seigneurs du Royaume, quels qu'ils fussent, d'en défendre les frontières ? Les hommes du Sud semblaient visiblement l'avoir oublié, puisqu'ils envoyaient céans un émissaire s'entretenir de cela.

« Et moi qui croyait que seuls les traîtres se bombardaient de titres, gronda un capitaine dans l'assemblée.
- Hein ?
- Oesgard, Velteroc, Missède, tu ne remarques jamais ? La première chose que fait un félon, c'est s'ériger en Prince.
- La paix! Tonna le marquis, seigneur, je suis fort aise de recevoir des nouvelles de votre maîtresse. Êtes vous venu nous annoncer la victoire sur ces pirates qui troublent vos nuits ? » La saillie ne manqua de faire ricaner l'assemblée, parmi laquelle certains avaient ferraillé leur vie tout du long contre les rebelles, les wandrais et les puysards.

Les déclarations de l'envoyé provoquèrent un murmure dans l'assemblée. Si les attaques par la mer étaient monnaie courante dans le Sud, où l'on redoutait la piraterie mécane, l'origine de la dernière ne manquait d'interloquer. Parmi les puissances prédatrices à l’œuvre dans ce monde, peu comptaient le chétif Royaume de Naelis, tenu des siècles sous la coupe des Puysards, et seulement récemment revenu aux mains d'un hommes, Glenn Héréon. Le souverain provenait du Nord ; il avait autrefois servi Merwyn le Fol à la cour de Serramire, et tant dans sa naissance que ses précédents actes, rien ne le prédisposait à jouer les brigands en Péninsule. Ne disait-on pas qu'il s'était opposé à une horde noirelfique, peu de temps avant de soutenir les nordiens à Amblère ? C'est du reste à cette occasion là que le marquis avais appris sa collusion avec Altiom, le frère de feu le comte Silpheed et l'héritier des Zadar.

Mais tout ceci n'était qu'une préoccupation mineure. « Combien de puysards s'étaient lancés à l'assaut de l'Oesgardie, Heinrich ? S'enquit le marquis à voix haute.
- Près de huit mille, je gage, Messire.
- Et nous les avons repoussé, si je me souviens bien.
- C'est cela-même, Messire. » Le marquis s'assombrit un instant.
« Par la Malepeste, seigneur Gregorio! Une flotte de guerre longe vos côtes, et vous ne levez pas même le ban ? On s'en prend à la cousine de votre suzeraine, et celle-ci ne fait un geste ? Sur le con denté de Tari, la veulerie s'est elle emparée du Sud ? » Un concert de raillerie s'ensuivit.
« À ce prix là, les forbans auraient bien pu accoster en Sybrondil, c'en aurait été de même, lança un homme dans l'assemblée.
- Pas surprenant que les puysards se soient emparés de leur comte, dans le temps! Il leur avait sûrement laissé la porte ouverte lui aussi!
- Question portes ouvertes, c'est la jeune Isabelle qui en connaissait un rayon, arharharh
- La paix! tonna le marquis. Seigneur, qu'en est-il des fiefs du Roy ? Et par les Cinq, qu'a fait le Duc Franco ? »

Voici quelques jours qu'elle avait quitté Christabel en compagnie du Sénéchal du Royaume avec une petite poignée d'hommes, pour la plupart des volontaires issus de l'ordre du Calice et qui avait désiré se joindre à son ost. Elle était également accompagnée d'une seule femme, une étrange aventurière envoyée par Missède et qui, si elle a été l'objet de nombreux regards interrogateurs, n'avait pas encore posé le moindre problème malgré son grand sens de la franchise. En tout cas... à sa connaissance.

Elle avait pu commencer à observer des paysages plus au sud de Christabel, bien plus différents de ceux qu'elle avait toujours eu l'occasion de côtoyer dans le nord. Elle était seulement quelque peu triste de ne pouvoir voyager qu'en de si malheureuses circonstances. Aliénor aurait de loin préféré faire un voyage d'agrément et rencontrer tous ces nouveaux seigneurs et ambassadeurs dans des circonstances plus agréables. En outre, la présence d'Emilie à ses côtés lui faisait beaucoup de bien. Elle ne savait pas pourquoi mais elle se sentait naturellement assez proche d'elle et elle lui apprenait beaucoup de choses. Elle n'osait pas grandement lui parler de son passé, ces choses là appartenant à chacun.

Comme à chaque repas, le marquis de Brochant organisait une sorte d'assemblée à laquelle les capitaines de son ost ainsi que la régente du Comté arétan étaient conviés. Toujours placée à la droite du Sénéchal du royaume, elle occupait ainsi la place d'honneur. Un signe un peu trop ampoulé peut être d'une volonté de rapprochement entre Serramire et Arétria qui étaient depuis bien trop longtemps en proie aux petites guerres de cloché.

Ainsi, elle avait écouté silencieusement et avec intérêt les paroles de l'ambassadeur de la Comtesse de Sybrondil. Tout d'abord emprunt de timidité, son discours avait peu à peu gagné en virulence. Il tentait d'obtenir de l'aide d'un Sénéchal pourtant déjà bien occupé avec la guerre du Médian, ce qui lui valait pour le moins la colère du nordien. En soit, Aliénor partageait les préoccupations de son voisin, même si en soit, elle était du même avis que ses comparses nordiens attablés. Si le nord avait aussi bien gardé ses frontières qu'il semble qu'on le fasse dans le sud, on ne parlerait déjà plus de royaume. Toutefois un élément interpella la jeune dame. L'inaction des puissants du sud qui était très loin de l'activité quasi permanente de ceux du nord. Quelque chose devait sans doute se tramer pour que la duchesse de Soltariel n'ait même pas daigné lever le petit doigt. Elle se souvenait des paroles de Roderik sur le Sud, un Sud qu'il avait appris à apprécier et à considérer, même s'il avait eu beaucoup de mal à trouver sa place en tant que nordien. Il avait su les comprendre.

Souhaitant comprendre, elle attendit d'avoir plus d'informations sur les questions évoquées par le Sénéchal du Royaume avant de se targuer de tout jugement ou de toute opinion sur ces questions

Les suderons se plaisaient à bombarder leurs semblables chantres de la subtilités, à flatter leur intellect et leur éloquence. Ils le faisaient d'autant plus volontiers qu'à leur sens, les nordiens demeuraient dénués de tout cela. On rigolait des fats : c'était de bonne guerre. Peut-être, toutefois, l'émissaire eût bien fait de réprimer son atavisme. Parvenant auprès du sénéchal avec un étalage crasseux d'échecs à lui présenter, voila que le drôle glosait copieusement, sans humilité aucune. Peut-être espérait-il, par un excès d'assurance, faire croire ses boniments au marquis ? Qu'il se détrompe : travestir la couardise et l'immobilisme des suderons en prudence rusée, c'était prendre des vessies pour des lanternes.

Peu soucieux de l'agacement qu'il inspirait à son auditoire, le seigneur d'Iree s'accorda le luxe d'éluder tout jugement à son endroit, et vis à vis de sa maîtresse. Pensait-il seulement que ce loisir était le sien ? Il n'appartenait en effet guère au suderon de se blâmer ou de se congratuler quant à leurs déboires au Sud, car ce n'était plus là qu'une affaire tenant de la duchesse et de ses ouailles, mais bel et bien des domaines du Roy. Or, voila que devant l'aubaine offerte par le départ des mercenaires naelisiens, l'émissaire répliquait la tiédeur par laquelle le Sud avait déjà pêché.

« La surprise me bouleverse, seigneur », croassa sèchement le marquis, à l'écoute des derniers mots du sybrond Grégoire. L'hiver dernier, la duchesse de Soltariel n'avait-elle pas confié au propre chancelier du marquis ses intentions pacifistes envers les langecins, et sa réticence à la guerre contre le Médian ? Qu'elle ait longuement tergiversé face aux rebelles ydrilotes et à leurs alliés n'étonnait plus personne - quant à l'échec de cet entreprise, c'en était la conséquence logique. Qui ne voudrait pousser sa chance, quand envahissant un pays ennemi, il ne recevait qu'un blâme ?

Aliénor regarda l'émissaire enfoncer de plus en plus sa cause dans les méandres des échecs que le sud n'avait aucune envie de reconnaître. Un petit sourire narquois apparu sur le visage de la belle arétane. Alors qu'il s'évertuait à lasser l'auditoire nordien de vains compliments (car s'ils savaient à de rares occasions s'unir, les nordiens avaient été plus connus pour se faire la guerre que pour leurs actions de paix les uns envers les autres, une situation qu'Aliénor était d'ailleurs la première à déplorer), la rouquine s'amusait avec la pointe de son couteau.

Elle étudiait du regard les réactions de chacun des membres de la tablée ainsi que celles du marquis assis juste à côté d'elle. S'il ne disait rien, elle pouvait remarquer de près qu'il bouillait littéralement.

Aliénor voyait l'émissaire osciller entre flatterie et égo tout en se disant que décidément, c'était définitivement un très mauvais mélange pour gagner sa cause ou en tout cas, avoir un tant soit peu de crédibilité auprès d'un auditoire aussi difficile que pouvait l'être les seigneurs nordiens.

Alors que le Sénéchal du royaume répondit à l'homme par une ironie peu dissimulée (si tant est qu'il la comprenait), la jeune femme était quant à elle excédée de voir le laxisme véritable des sudrons qui décidément, faisaient preuve d'une telle incompétence qu'elle en était venue à se demander s'ils avaient vraiment conscience de ce qu'ils faisaient. Les seigneurs du Nord allaient-ils vraiment devoir s'occuper de la gestion de l'ensemble du royaume pour pallier à l'incompétence du sud ? En soit, ça avait été plus ou moins déjà fait entre Roderik à la chancellerie et le marquis de Brochant au sénéchalat du royaume... Peste soit le sud lorsqu'ils ne montrent que leur plus mauvais visage. Ne savaient-ils donc que faire la fête et profiter du soleil tels des lézards ?

Bien que les mots brûlaient ses lèvres tant elle avait envie de dire à l'émissaire ses quatres vérités, là n'était pas le rôle dévolu à la jeune femme. Si elle savait se rebeller, elle savait également où se trouvait sa place et il appartenait pleinement au Sénéchal du royaume de mener la conversation. Elle ne voudrait pas dire un mot déplacé, ruinant ainsi la stratégie de son voisin.

Gregorio d’Iree cc6633

Décidément, ces nordiens n’étaient clairement pas bavards. Là où le bon vieux Gregorio avait la bouche sèche après avoir autant déblatéré, ses interlocuteurs ne devaient pas manquer de salive pour lui cracher dessus. Mais soit, cela l’importait peu désormais. Les principales informations venaient d’être donné. Il ne pouvait, dorénavant, plus faire grand-chose. « Soit, votre Excellence... Je crois bien avoir fait le tour des informations que je devais vous communiquer. » Il se tut un instant, laissant à nouveau son regard voguer le longs de ces visages muets. « Si vous me le permettez, je m’en vais retourner quérir mon pays, si toutefois vous ne disposez pas d’interrogations auxquelles je puis fournir réponses.  » Il y avait désormais plus qu’à attendre que le Sénéchal aboie si ce n'est, morde.

HRP: