Quoi de plus naturel que de se comprendre ? [pv Ele]

Jour 9 de la 9ième ennéade de Vérimios An 9 de ce cycle

La nuit fut certes courte mais le bal du printemps de Sainte-Berthilde avait été un pire ravissement.
Aliénor avait eu ainsi l’occasion de faire beaucoup plus ample connaissance avec la noble société berthildoise. Elle avait pu aussi faire plus ample connaissance avec Louis de Saint-Aimé que jusqu’à maintenant, elle n’avait vu qu’en tant que régent. Laisser quelque peu tomber le protocole avait été une source de bienfait pour la rouquine qui avait été très heureuse de voir combien son seigneur était un homme gentil, loyal et bon.

A vrai dire, plus elle apprenait à le connaître et plus la liste de qualités qu’elle pouvait lui trouver s’allongeait. A tel point qu’elle n’avait pas trouvé le courage de lui annoncer la grande nouvelle qui était à l’initiative véritable d’un voyage dans le fief du marquisat, si près du départ des troupes pour la levée du ban à Kelbourg afin de partir en campagne contre le Médian : ses fiançailles.

Elle n’avait pas su comment aborder la question tant la soirée avait été agréable, tant la splendeur des lieux, la gentillesse des personnes qui l’avaient entourée, tant Louis s’était montré charmant. Tout ce bien être l’avait totalement désarmée et réduite au silence. Elle avait préféré oublier le poids de cet évènement qui pesait sur ses épaules telle une enclume afin de conserver pour encore quelques temps la liberté de n’être qu’Aliénor de Wenden et non plus la bien triste et malheureuse Madame de Stern.

Car oui, bien malgré elle et elle ne s’en cachait pas, elle avait dû céder aux prétentions d’un Arnoul de Stern certes vieux et presque avec un pied dans la tombe mais plus corriace que jamais. Il ne lui avait guère laissé le choix : se marier avant la campagne ou ce serait la guerre civile. Or Aliénor ne pouvait mener deux batailles en respectant son serment envers son régent et envoyer ses hommes en campagne et soumettre un Arnoul de Stern avec comme seule arme sa seule millice. Elle s’était alors sentie acculée, piégée et avait dû céder ainsi sa main à un homme qu’elle n’aimait pas et dont l’arrogance si peu feinte la répugnait. En outre, sans d’autre perspective que cette demande, pardon cette exigence déjà formulée, on pourrait lui reprocher son manque de jugeotte et elle perdrait alors bon nombre de soutiens. Sa régence ne tiendrait plus qu’à un fil...

Elle repensait soudain tristement à tout ceci alors qu’elle déambulait dans les couloirs du château de Cantharel. Son âme était lourde mais son coeur était léger. Elle croisa alors le regard bleu perçant d’une jeune femme d’une grande beauté sans vraiment y prêter attention avant de s’arrêter net dans sa marche et de se retourner.

- Dame Eléonnore ? Vous parraissez de bien maussade humeur. Quelqu’un s’amuserait-il à vous tourmenter?

La jeune femme espéra que cette manière relativement un peu cavalière de s’adresser à elle ne l’offusquerait pas trop. Aliénor avait utilisé la veille tout son quota de bienséance en jouant les dames comme on le lui avait enseigné afin de paraître et de plaire à tous les membres de l’assemblée. Pourquoi devait-elle donc toujours se croire le devoir d’excuser sa condition féminine? En tout cas il semblait bien que grâce à tous ces efforts de la veille, elle n’avait réussi à conquérir tous les coeurs berthildois. Y compris peut être même celui de leur seigneur et maître? Parviendrait-elle aujourd’hui à conquérir celui de la Dame de Sainte-Berthilde en étant seulement elle-même?

Beaucoup d’invités étaient encore sur place le lendemain du bal, puisqu’ils avaient pour la plupart dormi ici. Certains ne reprendraient pas la route avant quelques jours tandis que d’autres s’affairaient déjà à préparer leurs affaires pour repartir chez eux. Le temps était traître et quand il y avait une accalmie, il fallait savoir en profiter ! On n’annonçait pas de neige dans la journée, ni dans celle à venir, ceux qui couvriraient donc des courtes voire des moyennes distances avaient tout intérêt à s’en aller dès maintenant. Mais à vrai dire, le temps n’était pas ce qui préoccupait la jeune femme. Hier, son frère l’avait prise au dépourvu et elle avait eu l’impression qu’il lui plantait un couteau dans le dos. Si après avoir réfléchi toute la nuit durant, elle s’était quelque peu apaisée sur la gravité de la chose, elle lui en voulait toujours énormément. Le lui cacher alors même qu’il y pensait concrètement depuis un moment n’était autre que de la lâcheté et de la malhonnêteté ! Ils étaient au-dessus de cela, normalement. Les deux étaient si proches qu’ils n’auraient point dû se surprendre ainsi. Elle avait réagit fortement mais elle savait que Louis finirait par s’excuser de son comportement. Alors aujourd’hui, pour y voir un peu plus clair, elle avait décidé d’aller au temple, parler au prêtre de Nééra. Sans doute saurait-il la conseiller. Mais avant même de sortir du château, elle croisa une invitée, à qui elle n’avait pas parlé, et cette dernière l’interpella sans y mettre vraiment les formes.

 - Je vous prie de m’excuser, je ne me rappelle point de votre nom. Sauriez-vous rafraîchir ma mémoire ?

Elle s’était évidemment arrêté mais n’avait pas encore répondu à sa question. Sans doute dans l’idée de lui faire savoir qu’effectivement, elle était de mauvaise humeur et ensuite qu’elle était son hôte. Qu’on soit téméraire ou ignorante, Eléonore ne supportait pas vraiment les familiarités. Encore moins lorsque quelque chose la dérangeait. Mais dans sa voix, pas un soupçon de colère, seulement une question. Elle ne connaissait certes pas tous les invités et cette femme faisait partie de ceux dont elle n’avait pas eu vent du nom. Quand on le lui donna, elle reconnut tout de même sa famille. Comment ne pas ?

 - Oh, Aliénor de Wenden ! Vous êtes, si je ne m’abuse, la jeune sœur de notre chancelier bien aimé ? Je dois avouée que je suis étonnée de vous voir ici. Sans doute avez-vous besoin de vous changer les idées ? Je ne vais pas commencer à vous conter mes malheurs, vous avez je le crois bien plus important à gérer. Vous a-t-on fait faire le tour du propriétaire ? Il y a des coins vraiment jolis, même en hiver.

Il était vrai que le temps ne permettait pas toujours une vue dégagée et correcte, mais comme une accalmie était prévue, autant en profiter pour s’aérer l’esprit. Et peut-être que discuter avec sa nouvelle compagne pourrait lui changer un peu les idées. Si c’était ce dont elles avaient besoin toutes les deux, alors ce serait encore mieux.

Aliénor aurait dû se douter que la jeune femme ne se serait pas rappelée sa présence de prime abord. Comment reconnaître quelqu'un que l'on n'avait encore jamais vu ? La belle rouquine se mordit la lèvre inférieure à l'idée de sa bêtise et jura intérieurement d'avoir mis son hôte dans de mauvaises dispositions. Elle ne pensait pas que la jeune femme serait autant attachée aux convenances. Ainsi, elle ne s'offusqua point que les dames de compagnie de la jeune femme la renseigne sur l'identité de son interlocutrice. Elle aurait dû se présenter. Néanmoins visiblement, son nom avait suffisamment de prestance à ses yeux pour qu' en apprenant qui elle était, la jeune Saint-Aimé changea d'attitude du tout au tout en se montrant fort aimable.

- Oh, Aliénor de Wenden ! Vous êtes, si je ne m’abuse, la jeune sœur de notre chancelier bien aimé ? Je dois avouée que je suis étonnée de vous voir ici. Sans doute avez-vous besoin de vous changer les idées ? Je ne vais pas commencer à vous conter mes malheurs, vous avez je le crois bien plus important à gérer. Vous a-t-on fait faire le tour du propriétaire ? Il y a des coins vraiment jolis, même en hiver.

Aliénor sourit à la jeune femme et se rapprocha d'elle afin d'être à une moins grande distance l'une de l'autre. Ses dames de compagnie qui s'étaient placées en retrait assistaient à la scène en se faisant des messes basses. Il fallait dire qu'Aliénor n'était pas vraiment une dame comme les autres. Elle ne se baladait pas avec une paire d'ouailles accrochée à ses talons et qui passaient leur temps dans les intrigues ou les commérages. Toutefois elle savait que c'était là pratique courante pour une dame de leur rang d'avoir des dames de compagnies. Si elle respectait tout à fait le choix de certaines d'en disposer, elle avait fait quant à elle le choix contraire. Peut être un jour reviendrait-elle sur cette décision mais pour le moment elle savait fort bien s'en passer.

- C'est tout à fait cela en effet. Il était étrange pour Aliénor de parler ainsi de Roderik, depuis ces derniers temps, on avait plus passé de temps à lui présenter ses condoléances et à évoquer la mémoire de son frère mais rares furent ceux qui évoquaient feu son frère comme s'il était encore vivant. - En vérité j'ai été invitée par votre frère il y a quelques jours. Il m'a conviée en tant qu'invitée d'honneur de votre bal. C'est un honneur qu'il m'était donc difficile de refuser d'autant plus que votre frère est d'une compagnie fort aimable.

La jeune femme assortit son explication d'un sourire des plus aimables et sincèrement amical avant de répondre à la proposition de la jeune femme.

- A vrai dire c'est la deuxième fois que je suis reçue en votre château mais je serai ravie que vous me montriez ces jolis coins que vous semblez affectionner. Vous pourrez en profiter pour me raconter vos malheurs, je pourrais peut être vous apporter un point de vue nouveau qui vous éclairerait.

Aliénor sourit à la jeune femme. Elle espérait qu'elle s'était montré suffisamment aimable pour montrer qu'elle avait simplement envie de s'en faire une amie. Après tout, elles étaient voisines en quelque sorte.

Elle lui avait dit que c’était la seconde fois qu’elle venait ici. Elle sous-entendait qu’elle connaissait déjà Cantharel mais il n’était pas possible qu’elle le connaisse aussi bien qu’elle. Alors elle accepta tout de même la visite et lui dit qu’elle pourrait lui faire part de ce qui l’ennuyait. La guidant vers une de ses pièces favorites, elle congédia toutes ses dames de compagnies sauf une. Au moins ainsi, les deux jeunes femmes n’auraient pas l’impression d’étouffer. On lui ouvrit la porte et sa jeune hôte pu découvrir une pièce ouverte sur l’horizon. Ici, on avait l’impression de laisser derrière soi les tracas du quotidien et les problématiques de l’avenir. Deux fauteuils dont l’assise paraissait extrêmement confortable faisaient face au mur ouvert et un banc en bois niché dans l’une des extrémité de la pièce, en face de quelques étagères, apaisait le tout. Une sorte de desserte était à leur disposition, entre les fauteuils et le mur ouvert, et on y avait mis de quoi boire et de quoi grignoter.

- J’adore cet endroit. Nous n’avons à ce jour pas de plantes qui ornent l’ouverture mais ce sera le cas aussitôt les températures redevenues clémentes. D’ailleurs nous avons de la chances de ne pas avoir trop mauvais temps, sans quoi nous ne pourrions pas profiter de cet endroit. Asseyez-vous je vous en prie !

Elle fit de même et demanda à sa dame de compagnie de leur verser une infusion. Quoi de plus agréable que de tenir une boisson chaude entre ses mains lorsque le vent frais caresses ses joues ? Eléonore laissa la vue l’absorber un instant mais revint rapidement à son invitée. Cette dernière semblait vouloir discuter avec elle de quelconques tracas qu’elle pourrait avoir.

- La compagnie de mon frère vous a donc tant plu ? Il faut dire qu’il sait être fort aimable. Je ne connais personne l’ayant rencontré qui n’ait pas vanté sa gentillesse et sa bonhomie. Il faut dire qu’il a toujours été très accessible, je crois que c’est là une de ses plus grandes qualités. Sans parler de son évidente bonté de coeur, je crois qu’elle n’est plus à prouver. Avez-vous apprécié le bal ? Je vous y ai vu mais j’ai du m’éclipser trop rapidement, je ne me sentais pas très bien. J’espère qu’au moins, vous avez pu profiter de cette charmante soirée !

Elle ne connaissait pas bien la demoiselle de Wenden, parce que si elle était déjà venue à Cantahrel, elles n’avaient jamais pris le temps de discuter. Elle était ravie qu’elles le prennent aujourd’hui et espérait trouver en elle une interlocutrice charmante et divertissante. Que demander de plus ?

Se laissant surprendre par la maîtresse des lieux, Aliénor suivit la jeune femme jusqu'à une pièce des plus étranges. En effet, cette dernière était totalement ouverte sur l'extérieur. La vue panoramique ainsi garantie était de toute beauté. La chaleur par contre était moins garantie.

Aliénor prit place avec élégance sur l'un des fauteuils confortables que lui désignait la plus jeune des Saint-Aimés.

- J’adore cet endroit. Nous n’avons à ce jour pas de plantes qui ornent l’ouverture mais ce sera le cas aussitôt les températures redevenues clémentes. D’ailleurs nous avons de la chances de ne pas avoir trop mauvais temps, sans quoi nous ne pourrions pas profiter de cet endroit. Asseyez-vous je vous en prie !

- Comme je vous comprends ! Ce sera magnifique une fois que vos plantes seront en fleurs. Toutefois je crains de ne pas avoir l'occasion de les voir avant longtemps. Ce temps clément est en effet inespéré. Il est à souhaiter que le printemps arrive enfin. L'hiver fut rude cette année. Néanmoins nos plantations ont tenu et nous attendons pour notre part d'excellentes récoltes. Mon peuple s'en réjouit déjà. Si tout se passe bien, nous n'aurons pas à craindre le prochain hiver.

La belle arétane accepta avec plaisir l'infusion dont la chaleur à travers la tasse réchauffait les mains de la jeune femme. Ces dernières, couvertes de légères cicatrices à cause de la chasse, insufflaient dans tout son corps un sentiment de chaleur qui montait peu à peu, avec douceur et qui était d'un véritable ravissement. Elle se laissa absorber un temps, tout comme son hôtesse, par la vue magnifique qu'offrait cette pièce avant que la voix cristalline de son interlocutrice ne vienne rompre le silence.

- La compagnie de mon frère vous a donc tant plu ? Il faut dire qu’il sait être fort aimable. Je ne connais personne l’ayant rencontré qui n’ait pas vanté sa gentillesse et sa bonhomie. Il faut dire qu’il a toujours été très accessible, je crois que c’est là une de ses plus grandes qualités. Sans parler de son évidente bonté de coeur, je crois qu’elle n’est plus à prouver. Avez-vous apprécié le bal ? Je vous y ai vu mais j’ai du m’éclipser trop rapidement, je ne me sentais pas très bien. J’espère qu’au moins, vous avez pu profiter de cette charmante soirée !

La jeune pucelle ne parvient pas à retenir la rougeur sur ses joues, trahissant ainsi ses sentiments naissant pour le beau régent du marquisat. Toutefois, elle laissa la question sous silence, laissant la réponse à la libre interprétation de la jeune femme.

- Le bal était une réussite, je vous en félicite. Je suis ravie d'y avoir été conviée. En ces temps difficiles, j'avais grandement besoin de me changer les idées. Je ne me suis pas sentie bien non plus, je dois vous l'avouer. Entre le voyage et le vin, le tout sans manger. Je crains de ne pas avoir tenu bien longtemps sur mes pieds avant de prendre congés de votre frère.

Aliénor laissa le silence s'installer un instant, prenant ainsi avec une grande délicatesse à cause de la température, une gorgée de l'infusion qui lui avait été servie.

- Vous portez-vous mieux ce matin ? J'ai cru voir également le seigneur de Lantenes si j'en crois les portraits de lui que l'on m'avait montré lorsque j'ai pris la régence de mon neveu. Il était d'une pâleur incroyable. Allait-il bien ?

Aliénor interrogea du regard son interlocutrice tout en prenant une nouvelle gorgée de l'infusion.

L’infusion était délicieuse. Elle savait qu’il ne faisait pas chaud et ni l’une ni l’autre ne s’était découverte. Mais la température n’avait que peu d’importance face à la vue qu’elles avaient. Cet endroit était aussi paisible que possible et c’était pour elle un véritable havre de paix. Ce cadre poussait à la confidence. Dans une telle ambiance on ne souhaiterait rien d’autre que de se décharger de tout sentiment négatif. Et c’était en partie pour cela qu’il était agréable de discuter ici. On en ressortait toujours mieux qu’on y était entré.

- Je ne sais pas s’il fera beau de sitôt non plus, mais permettez-moi d’espérer ! Je me languis du beau temps et du soleil, les paysages sont splendides en ces temps et cela me manque de pouvoir me balader alentours. Nos récoltes ne devraient pas être mauvaises non plus, du moins je l’espère. Il est toujours bon de se savoir à l’abri pour quelques temps.

Il était vrai que le beau temps lui manquait. Elle avait tendance à se retrancher dans les fins fonds de Cantharel quand la bise frappait si froidement. Elle passait le plus clair de son temps à lire, à converser ou à exercer ses loisirs mais toujours non loin d’une âtre. Au début, c’était agréable, tout comme de manger un peu plus que d’ordinaire. Mais quand cela commençait à durer trop longtemps, l’ennui et la morosité la rattrapaient. Heureusement que son frère était à ses côtés, sans quoi elle aurait de la peine à s’activer.

- Je prendrai ce silence empourpré comme une réponse positive.

Une gorgée et un léger sourire en coin suivirent.

- Vos compliments me ravissent mais je ne suis pas l’auteure de ce bal, il m’a moi même agréablement surprise ! Mon frère sait que j’adore qu’on me surprenne au même titre que j’adore être au milieu des gens. Il n’est effectivement pas conseillé de boire sans manger, madame, voilà quelque chose de fort peu raisonnable. J’ose espérer que vous avez pu vous sustenter correctement ce matin et ainsi rattraper vos excès.

Cela l’amusait de voir comment elle semblait mener légèrement ces moments de vie. Pour le reste elle ne saurait juger mais elle traduisait une envie de vivre pleinement. Cela lui plaisait beaucoup. Mais son sourire s’estompa un peu quand elle en vint à aborder le sujet d’Aurel.

- Cela ne m’étonne pas qu’on vous en ai dépeint le portrait. Il a été nommé récemment Général des armées d’Olyssea, une bonne promotion. Il devra sans doute partir au front lorsque nos armées iront, vous le croiserez sans doute là-bas. Mais il est vrai que si vous vouliez lui parler aujourd’hui, cela ne sera pas possible, il est parti très tôt ce matin si ce n’est tard la veille. Hier, son père est malheureusement parti rejoindre Tyra. Une soirée épouvantable pour lui, donc. Il doit être en plein deuil à l’heure actuelle, je compte d’ailleurs lui envoyer une missive à ce sujet. Quelle affreuse épreuve.

Sur ces mots, elle détourna un instant le regard. Eux-mêmes avaient récemment perdu leur père et le souvenir en était encore douloureux. Aliénor le savait sans doute, elle n’avait de toutes façons pas le coeur à lui rappeler.

- En parlant du front, vous comptez vous y rendre n’est-ce pas ? Je ne sais que peu de choses de vous mais je sais que vous vous plaisez sur un champ de bataille et que vous savez mener vos hommes aussi bien qu’un autre.

Changement de sujet et légère flatterie pour que le décès de Godfroy de Saint-Aimé quitte son esprit.

 - Je ne sais pas s’il fera beau de sitôt non plus, mais permettez-moi d’espérer ! Je me languis du beau temps et du soleil, les paysages sont splendides en ces temps et cela me manque de pouvoir me balader alentours. Nos récoltes ne devraient pas être mauvaises non plus, du moins je l’espère. Il est toujours bon de se savoir à l’abri pour quelques temps.

La jeune femme sourit amicalement à son hôtesse.

- Comme je vous comprends ! Soupira-t-elle. Pour ma part, je n’aime pas trop quand l’hiver dure aussi longtemps. Je tourne assez rapidement comme un lion en cage. J’ai beaucoup les grands espaces, me ballader en chevauchant, me promener, chasser surtout...

Elle fixa alors du regard le paysage qui se tenait devant eux, tout en reprenant une gorgée d’infusion. A vrai dire, elle tentait de cacher sa gêne de pouvoir être si facilement déchiffrable par une inconnue. Oui, le jeune Louis de Saint-Aimé, celui-là même que son interlocutrice appelait si affectueusement son frère, lui plaisait un peu plus chaque jour. Malheureusement, il n’appartiendrait pas à Aliénor de déclarer sa flemme. Elle se devait d’attendre en espérant ardemment le revoir et que cette fois peut-être, il franchirait ce pas envers elle. Peut être chercherait-elle le moment venu à glaner quelques conseils...

 - Vos compliments me ravissent mais je ne suis pas l’auteure de ce bal, il m’a moi même agréablement surprise ! Mon frère sait que j’adore qu’on me surprenne au même titre que j’adore être au milieu des gens. Il n’est effectivement pas conseillé de boire sans manger, madame, voilà quelque chose de fort peu raisonnable. J’ose espérer que vous avez pu vous sustenter correctement ce matin et ainsi rattraper vos excès.

A Aliénor de lancer à la jeune felle un petit sourire en coin.

- Je vous avoue détester être au centre des attentions. Sans doute parce que je suis d’une maladresse déroutante mais fort heureusement, votre frère a veillé personnellement à ce que je ne provoque aucune catastrophe notable.

Elle laissa se dégager un doux rire cristallin, indiquant à son interlocutrice qu’elle n’était pas dépourvue d’humour, bien au contraire.

 - Cela ne m’étonne pas qu’on vous en ai dépeint le portrait. Il a été nommé récemment Général des armées d’Olyssea, une bonne promotion. Il devra sans doute partir au front lorsque nos armées iront, vous le croiserez sans doute là-bas. Mais il est vrai que si vous vouliez lui parler aujourd’hui, cela ne sera pas possible, il est parti très tôt ce matin si ce n’est tard la veille. Hier, son père est malheureusement parti rejoindre Tyra. Une soirée épouvantable pour lui, donc. Il doit être en plein deuil à l’heure actuelle, je compte d’ailleurs lui envoyer une missive à ce sujet. Quelle affreuse épreuve.

Ces propos provoquèrent l’étonnement de la jeune femme.

- Par les cinq qu’elle navrante affaire ! Vous m’en voyez désolée.

Le souvenir extrêmement récent de la mort de son frère la hanta soudainement, plongeant la belle rousse dans les limbes de sa tristesse et du vide que la perte de son frère avait laissé. La lueur de joie et de vie qui habitait usuellement son regard s’éteignit alors. Elle se souvint alors que peu de temps avant cela, c’étaient les Saint-Aimés qui durent supporter la visite de Tyra. Elle se souvint alors de ce qu’elle avait ressentit lorsqu’on lui avait annoncé la mort de son propre père, la tristesse qui en avait surgit et sa vie qui avait totalement été bouleversée. D’un geste parfaitement naturel, sa main se dégagea de la fourrure qui lui tenait chaud et vint trouver avec douceur et amitié celle d’Eléonnore. Aucun mot n’était nécessaire ici, seule la souffrance partagée pouvait se comprendre. Lorsque la jeune felle reprit la parole, Aliénor retira sa main qui retrouva alors sa place initiale.

 - En parlant du front, vous comptez vous y rendre n’est-ce pas ? Je ne sais que peu de choses de vous mais je sais que vous vous plaisez sur un champ de bataille et que vous savez mener vos hommes aussi bien qu’un autre.

La jeune arétane hocha silencieusement la tête.

- En effet. En vérité c’est surtout pour montrer à mes hommes que je saurais les commander et subir les mêmes épreuves qu’eux. Comment pourrais-je envoyer des hommes à la guerre légitimement si je ne suis pas prête moi-même à y aller? Quel exemple serai-je? J’ai bien conscience que c’est un peu atypique pour une femme d’agir de la sorte mais je n’ai jamais vraiment cherché à être une dame. Je suis trop différente : pas assez femme d’un côté, pas assez homme de l’autre...

La jeune femme laissa cette phrase en suspense. Laissant ainsi deviner qu’elle souffrait de cette situation mais elle était elle-même et souhaitait profondément le rester. C’était simplement triste qu’on ne l’accepte pas encore pour ce qu’elle était et non pour le moule dans lequel on voulait la faire entrer.

La pointe d’humour dont elle fit preuve ravit Elénonore. Elle aimait beaucoup en user dans ses discours et il était confortable pour elle de constater qu’il en allait de même chez ses interlocuteurs. C’était de ce fait bien plus facile de communiquer. Sans cela, elle était obligée de se restreindre et de garder un sérieux qu’elle trouvait affreux. Puis sa main qui trouva brièvement la sienne fut inattendue mais bienvenue. Quant à ce qui suivit à propos du front, elle avait son avis déjà bien tranché.

- Il est en effet bien peu commun pour une femme de mener ainsi ses hommes sur le terrain. Je ne vous insulterez pas en vous disant que vous êtes moins compétente du fait de votre genre, ça non. Je suis intimement persuadée que les capacités de chacun ne sont pas liées au sexe mais à l’apprentissage et aux dons particuliers qu’auraient pu nous donner les Cinq.

Eléonore était convaincue qu’ils étaient ici pour accomplir une destinée. Si celle d’Aliénor était de se battre contre les hommes pour accéder à leurs privilèges, peut-être que tout ceci en valait la peine.

- Beaucoup diront que notre condition de femme n’est pas très bonne en cette période. Certes elle pourrait être meilleure mais je pense aussi, d’abord et avant tout, qu’il faut savoir en tirer parti. Nous avons des atouts non négligeables et je ne parle pas seulement de notre physique, n’est-ce pas. Une fois qu’on connaît les règles du jeu, il est très facile de s’en jouer. La rébellion n’est pas toujours le meilleur moyen d’obtenir ce qu’on veut !

En lui disant cela, elle s’exposait peut-être à une réponse acerbe. Mais elle ne voulait vraiment pas la piquer, seulement lui dire combien il était facile de faire ce qu’on voulait, pour peu qu’on connaisse les règles. Si elle était trop occupé à les rejeter sans cesse, alors elle deviendrait sans doute aigrie et insatisfaite.

- Je ne dis pas cela spécialement pour vous, bien entendu. Mais c’est un fait et je sais que pour ça fonctionne plutôt bien. Avez-vous, hormis le front, des projets pour l’avenir ?

Elle était curieuse de savoir ce qu’elle avait prévu pour elle-même. Cela en disait souvent long sur les gens et c’étaient là des choses dont ils parlaient volontiers. Un peu plus que de leur passé.