La voix de la raison [Pv Aym]

8ème jour, 4ème ennéade de Vérimios

Elle était épuisée. Le voyage n’était clairement pas une bonne idée vu son état, mais elle l’avait fait par nécessité, par devoir. Peu importe ce qui allait arriver maintenant, Tibéria était à Diantra, prête à affronter la suite des choses. Elle n’allait pas courber l’échine, elle n’aurait pas peur et elle sera fière jusqu’au bout. Naturellement, la nouvelle de la nomination d’Aymeric de Brochant comme régent du royaume était parvenue jusqu’à Soltariel. Tibéria n’était pas surprise. Elle avait donné sa voix à Roderik, mais au vu des actes de bravoure d’Aymeric durant la guerre, il n’était pas étonnant qu’il ait été nommé. Maintenant, cet homme parlait pour le roi et il ne restait plus qu’à voir ce que ça changerait pour elle et pour Soltariel. Il avait la réputation d’être un homme sévère, mais juste. Une lueur d’espoir, peut-être, mais elle avait reçu une invitation à rendre hommage au roi. Jusqu’à preuve du contraire, elle était toujours la duchesse et elle allait agir en conséquence.

Son arrivée ne passa pas inaperçue. Tibéria ne voulait pas se cacher. Elle avait toute une escorte avec elle, de nombreux gardes ducaux venus autant la protéger que l’appuyer avec l’inébranlable Hernando à leur tête et Cassio prêt à suivre Tibéria jusque dans les enfers s’il le fallait. C’était pas mal de monde à loger, trop peut-être pour la maison de ville que possédait la famille à Diantra, mais cela importait peu. « Cette maison est dans un état lamentable... » Gémi Cassio, les vêtements pleins de poussière. « Mais la chambre de Son Altesse est prête. » Il exagérait quand même, la maison était en bien meilleur état que bien d’autres demeures en ville. Il se plaignait surtout parce que le luxe des lieux ne se rapprochait pas de ce qu’on retrouvait à Soltariel. « Elle tient encore debout… Même le palais a été partiellement détruit. » Fit remarquer Tibéria qui se massa distraitement la tempe. « Merci pour ton excellent travail. » Le serviteur s’inclina et Hernando s’avança. « Voulez-vous que je vous aide à monter? »

« Non, ça ira. Merci. » Malgré la fatigue, elle n’arriverait pas à dormir. Autant rester avec les autres au salon. Elle avait besoin de cette compagnie. Ils étaient arrivés que depuis quelques heures, lorsqu’un homme se présenta à leur porte. Il souhaitait convier Tibéria à une encontre avec le Régent. Son estomac se tordit douloureusement, mais elle acquiesça. « Fort bien, je serai là. »

Fort Valliance… Elle aurait préféré le palais. Tibéria s’imaginait déjà y être enfermée sans plus de cérémonie. Elle rassembla tout son courage et annonça son arrivée. Elle était pâle, mais maîtrisait ses émotions. Tibéria était la duchesse, elle devait agir comme telle. Lorsqu’elle fut devant l’homme, elle s’inclina comme si elle était devant le roi en personne. « Régent, permettez-moi de vous féliciter pour votre nomination. »

Si le marquis, durant ces derniers jours, s'était montré fort industrieux quant à l'organisation du Royaume, il n'en oubliait néanmoins son rôle de Sénéchal. Ainsi, Aymeric baguenaudait à l'envi entre le palais royal et la puissante redoute qu'était le Fort de la Vaillance. Ce dernier était agité d'une rumeur permanente, d'un murmure martial ébaudissant les hommes, les tançant au zèle et à la discipline. Ce bruit augurait de nouveaux combats à venir, et portait commodément un nom : Ydril.

Depuis le débarquement de troupes estréventines sur ses côtes, la péninsule ydrilote s'était en effet empressée de tourner casaque, aidée en cela par les malversations complices de sa jeune sotte faite comtesse, mais également de la passivité coupable de l'autorité ducale. Venu, ou plutôt parvenu, à la tête d'une troupe misérables de reîtres faméliques, Altiom d'Ydril, gandin rare par le ridicule, s'était rendu maître d'une contrée fortifiée et autrefois aguerrie. Kalgar de Systolie, assurément, se retournait dans sa tombe.

Or voila qu'à l'appel du Régent, la Duchesse Tibéria se présentait à Diantra ; ce n'était en vérité plus que l'ombre d'une duchesse, tant les derniers mois lui avaient été défavorables. Femelle entourée d'hommes médiocres, la cadette - tant que le cadavre de Margot la conspiratrice ne serait échoué sur quelque côte maudite -  des Bérontii avait assisté impuissante (ou indolente ?) à la cabale ydrilote, avant de subir le tumulte sur ses terres propres de la main de ses vassaux. Au biais d'un curieux chantage, les patriciens soltarii s'étaient faits chantres royaux pour tenter d'écarter celle qu'ils avaient marié à leur champion, Franco - c'était toutefois avant que ce dernier ne dévoile sa nature traîtresse, ou du moins ne la dévoile au mauvais moment, ce qui prouvait surtout sa malhabileté.

Adonc, Tibéria s'avançait au sein du Fort de la Vaillance, mandée par le marquis, qui lorsqu'il aperçu cette belle dame, encore jeune mais déjà tant éprouvée, engrossée jusqu'au cou qu'elle était d'autant plus, ne put s'empêcher de la prendre en pitié. Cadette d'une maison que l'intrigue assidue d'une ainée retorse, couplée à une béance critique dans la dynastie ducale, avait propulsé à des lieues de ce dont sa naissance la prédisposait, elle s'était retrouvée devant une tâche insurmontable. « Belle Altesse, noble dame! Mon heur fut hélas amoindri par l'absence de votre douce personne! », lança-t-il en écho aux félicitations de la duchesse. C'était une flatterie mais aussi une vérité : eut-elle été présente, que Roderik n'aurait participé au Concile, et épargné à Aymeric les affres de la trahison des siens. Qu'importe. « Mais là! Je serais maudit si je prolongeait votre inconfort! Jaljen! »

Il avait claqué des doigts et en un tournemain, faisant irruption dans la salle où s'étaient installés les puissants, l'ineffable valet s'empressa d'en changer la nature si martiale pour qu'elle fut idoine à l'accueille d'une dame. Bientôt assis sur d'épais coussins, adossé à une haute cathèdre, Aymeric s'adressa alors à son invitée : « Votre Altesse, j'ai eu vent de vos déboires aux mains de vos vassaux, et de la charte qu'ils vous ont imposé, comme on en impose à de vulgaires bourgeois. Sachez, douce dame, que ces... désagréments me préoccupent au plus haut point. »

Flatteur, mais les lèvres de la duchesse se retroussèrent en un sourire poli, acceptant ainsi le compliment que lui faisait le nouveau régent. Tibéria admirait cet homme, vraiment. Il avait porté à bout de bras une guerre terrible et ainsi amené un royaume déchiré sur la voie de la réunification. En le voyant, elle comprenait pourquoi les hommes l’admiraient autant qu’ils le craignaient. Il émanait de lui une autorité indéniable et son regard vif trahissait une grande intelligence. Ainsi donc son destin était entre ses mains… « Nous avons beaucoup à discuter, je le crains. » Enchaîna la jeune femme avant de prendre place parmi les coussins. Tibéria cacha à peine son soulagement de pouvoir s’asseoir, encore secoué par le voyage depuis Soltariel jusqu’à Diantra.

« Vous avez raison de l’être. Vous ne voyez qu'une fraction de ce qui se passe réellement à Soltariel.» Commença la jeune femme en parlant calmement avec l’assurance d’une femme qui avait longuement réfléchis ses mots. « Le duché est gangrené par la cupidité et la soif de pouvoir de quelques familles enrichies à travers le commerce et les manigances de toutes sortes. Le sud à largement profité de son indépendance lorsque le royaume se retrouva fracturé et c’est enorgueilli d’avoir accueilli pendant un temps le roi et sa cour après que Diantra fut réduite en cendre. Parallèlement, le duché traversa une période particulièrement trouble après la soudaine disparition d’Inès, puis la montée au pouvoir de ma sœur et sa chute subséquente et finalement l’avènement de Maciste et sa femme l’estréventine. Je ne vous apprends rien en vous disant cela, mais je crois que ce chaos a incité certaines familles à développer une aversion pour les étrangers. Maciste se méfiait profondément des Soltarii et était entouré que de ses hommes à lui. Même au temps de ma sœur, la garde était constituée d’hommes venus de l’Ithri’Vaan. Il ne faut donc pas s’étonner de voir émerger des groupes souhaitant rendre Soltariel aux Soltarii. L’un d’eux s’imposa sur les autres : les Vrais Soltarii » Elle lissa distraitement un pli de sa robe avant de reprendre. « J’ai eu l’occasion de saisir la puissance de se groupe lors de mon arrivé à Soltariel à l’époque de mon mariage avec Arichis d’Anoszia. La ville était sens dessus dessous. Ils ont même essayé d’incendier le palais, mais le feu a été contenu aux cuisines, par chance. Arichis a posé les gestes que nous connaissons tous, puis a été condamné en conséquence ce qui me laissa dernière, seule et peu préparée. C’est là que ce groupe en a profité pour prendre ce qu’ils voulaient depuis le début, le pouvoir. »

Tibéria garda le silence pendant un moment, honteuse d’avoir accepté de marchander avec les Vrais Soltarii. On allait sans doute le lui reprocher, mais elle savait trop bien qu’on ne pouvait revenir sur ce qui a été fait, autant l’assumer. « À ce moment-là, ils avaient encore assez de respect envers les vieilles familles et les traditions pour reconnaître ma légitimité au titre de duchesse et la transmettre à l’un des leurs à travers les liens du mariage. C’est là que Franco di Celini est devenu duc. Il était le chef des Vrais Soltari, bien qu’il ait caché pendant un temps son identité en utilisant l’un de ses proches amis comme homme de pailles. En gros, si je refusais cette alliance, c’était la guerre civile et j’étais renvoyée en Ithri’Vaan. Naturellement, je ne voulais pas ça… Toutefois, quelque chose a visiblement mal tourné au sein de ce groupe, car Franco est parti. Juste avant, Altiom d’Ydril a décidé d’envahir Ydril avec son armée d’étrangers et moi, au début de ma grossesse, j’étais tellement malade et affaiblie qu’on m’a envoyé à Beronia pour récupérer. Franco aurait dû réagir… Les troupes étaient à Diantra, plus de 900 hommes de Soltariel qui devaient utilement remonter vers le Médian pour venir en aide à la couronne. Il n’a rien fait. Depuis Beronia, j’ai donc signé les ordres pour rapatrier les hommes à Soltariel. Je ne pouvais pas leur dire de marcher directement sur Ydril sans savoir ce qui se passait là-bas. Quand j’ai pu revenir à Soltariel, on m’a dit que Franco était souffrant…   J’ai tenté d’en apprendre un peu plus sur ses allés et venus pendant mon absence qui a pratiquement duré tout un mois, mais tout ce que j’ai appris, c’est qu’il avait réuni ses fidèles au palais avant de mystérieusement tomber malade. J’ai soupçonné un empoisonnement… Après tout, Franco était celui qui avait eu le pouvoir et les Soltarii ont tendance à se poignarder dans le dos dès qu’ils le peuvent. Bref, il a fini par fuir en me laissant une lettre où il dit aller chercher des alliés outre-mer. »

Tibéria savait qu’elle parlait beaucoup et sans doute qu’Aymeric n’avait pas envie de l’entendre se plaindre. Elle ne faisait qu’exposer la situation. Les gens de l’extérieur ne voyaient que le résultat de ce qui se passait à l’interne. Tibéria lui racontait les dessous de l’histoire et lui montrait à quel point Soltariel était devenue un nid de vipères. « Il a sali son nom, le mien et celui de son enfant à naître. Il a surtout laissé derrière beaucoup de gens particulièrement mécontents et encore plus avides de pouvoir que lui. C’est ironique que ces hommes, qui ont rejeté avec autant d’énergie l’intervention d’étrangers sur leurs terres, demandent maintenant que la couronne décide de mon sort. En demandant un mariage entre Celini et moi, ils ont placé sur le trône de Soltariel leur propre duc… Cette fois, je crois qu’ils cherchent à aller plus loin. C’est pour cela que j’ai raté le concile. Voyager m’est difficile, certes, mais je devais tenter de raisonner une fois de plus avec eux... »

Il était ardu aux marquis de séparer le bon grain de l'ivraie au sein des épaisses billevesées alignées par la jeune Tibéria. Et pour cause, la dame semblait aux abois : installée sur un trône par l'intérêt de plus puissant qu'elle, elle semblait n'avoir été que fétu de paille dansant au cœur d'une tempête d'intérêts la dépassant. Mais était-ce vrai ? Derrière ces atours de danselette abusée et désabusée, la jeune duchesse pouvait bien tenter de masquer des errances qu'elle savait coupable.

« J'ai foi en vos paroles, madame, mentit le marquis, et je gage que l'instruction menée par notre bon Chancelier Roderik prouvera ces dires. » Intérieurement, Aymeric espérait que cette nouvelle apaise la duchesse et la dissuade de s'épancher encore plus en lamentations. « Oncques mais, reprit-il, la justice nécessite la paix pour s'exercer au mieux, or de paix, vos contrée sont exemptes! Soltariel, selon vos dires, oscille entre la cabale et la guerre civile, Ydril est aux mains d'un félon, que le reste des suderons tolère impunément dans sa redoute. Tout ceci doit cesser, madame! »

Les tribulations dont souffrait Soltariel l'inquiétait d'autant plus qu'elles freinaient la menée d'une prompte campagne aux confins ydrilotes : il n'eut guère été surprenant qu'en chemin, les ostes royants doivent faire face à des revirements de la part de conjurés aux alliances changeantes. On se souvenait de la manière dont les ysarois s'étaient mêlés des conflits en Ydril et estourbi par là même le jeune Alastein. Avec de pareils amis, on n'avait pas besoin d'ennemis. « D'aucuns accusent votre époux d'avoir semé d'embuches la campagne du Médian, reprit le marquis, pourtant, ses comparses furent les premiers à soutenir la couronne - contre vous. Que feriez vous de pareils seigneur, capables de tourner casaque si promptement, fussiez vous confirmée dans vos titres ? »

La confiance, c’est quelque chose qui se mérite. Tibéria fut si souvent abusée par de belles paroles, qu’elle ne faisait plus confiance à personne. Ainsi lorsque le régent dit la croire, elle ne le crut pas, tout simplement. Elle ne voulait plus être déçue. La jeune femme acquiesça donc d’un signe de tête, mais n’ajouta rien de plus. Elle avait trop parlé de toute façon, elle le savait. Elle se maudissait pour être si émotive. Des hommes comme Aymeric ne se laisseraient pas émouvoir par ses paroles, mais elle n’implorait pas la pitié. Elle voulait juste qu’on l’écoute. Toute cette histoire ne faisait aucun sens. C’était un coup monté et elle avait la ferme intention de le prouver.

« Que fait la couronne des traîtres? » Demanda en retour la jeune duchesse. « Franco va payer pour ce qu’il a fait. Il a brisé deux serments : celui qu’il a fait à la couronne et celui qu’il a fait devant les dieux le jour du mariage. Je lui ai fait confiance... Je vais donc tout mettre en œuvre pour le retrouver et le ramener devant cette cour. Ses amis verront alors le sort que l’on réserve aux traîtres, puis ils subiront la même chose. Est-ce que cela vous choque? » Elle le regarda pendant un moment avant de reprendre. « Je n’ai pas l’intention d’être gentille. Je vais viser la tête, ceux qui ont rédigé cette charte, en assumant que le reste a suivi le mouvement comme des moutons. Cela ne se fera pas sans heurt, mais comme vous le soulevez vous-même, pouvons-nous accepter d’avoir des seigneurs à l’allégeance si volatile? Pouvons-nous nous permettre de les laisser gagner? C’est cela la vrai question, car il faudra ensuite assumer le message que cela envoie : que nos traditions qui ont bâti ce royaume n’ont plus d’importance et qu’elles sont désuètes. » Les seigneurs soltarii s’étaient réunis pour expulser Arichis et ensuite instaurés Franco. Ce dernier avait visiblement fait quelque chose de mal et maintenant ils se réunissaient à nouveau pour s’en prendre à elle et probablement tenter, par la suite, de mettre un autre duc à sa place, un autre homme qu’ils auront choisi. Qu’est-ce qui se passerait si, inspiré par la victoire à Soltariel, chaque terre décidait de faire la même chose? « Ensuite, je vais reconstruire une pierre à la fois s’il le faut. J’aime ma terre... Pour mon enfant, mes sœurs, le peuple soltarii et la couronne, je vais prouver qu’il n’y a pas que du mauvais à Soltariel et que je ne suis pas que la femme de l’autre... »

Avait-il été choqué ? Non pas ; l'évocation de la purge pesant sur la cour soltariie ne pouvait, du reste, guère impressionner le marquis. Du Nord, où les querelles se réglaient dans la lande lors de faides sanglantes, ces simagrées semblaient bien anodines. Cependant, si la perspective de devoir trouer la peau à quelque vassal trop remuant n'aurait pas dépareillé dans la bouche d'un vieux seigneur, le marquis se trouvait fort étonné de voir pareille parole prononcée par une jeune et belle femme, enceinte jusqu'au cou. Elles achevaient de changer les lamentations précédentes en larmes de crocodile ; à fortiori, elles présageaient un règne tyrannique chez une duchesse qui pourrait bien le rester encore quarante ans. Qu'un vieux, entre deux gatouillements, ordonne d'estourbir son histrion, ça passe ; lorsqu'une danselette désire passer au fil de l'épée les deux tiers de ses vassaux, ça inquiète.

Adonc, le régent était suspicieux ; les dernières considérations de la duchesse n'apaisèrent qu'à grand-peine son funeste pressentiment. « Je ne doute pas de cela, douce amie, répondit-il d'un ton bienveillant, cependant gardez vous d'être prompte à la colère, et lente au pardon ; trop souvent, dissimulé derrière le désir de justice, c'est Arcam aux mille masques qui nous insuffle des passions vengeresses. » Faisant signe à son valet, ce dernier vint porter au devant des deux convives une importante coupe de fruits, où le marquis entrepris de se servir, avant de reprendre, une fois ses quelques grains de raison avalés : « Du reste, je ne doute pas qu'une fois la vérité faite sur ce dont on vous accuse, vos vassaux se tranquilliseront un peu - ou du moins, feront semblant. Car vous êtes innocente des méfaits qu'on vous attribue, n'est-ce pas ? » Il avait lancé ça comme une évidence ; cependant, aux yeux du marquis, la vérité semblait bien brumeuse, car derrière son visage ingénu, son ventre fécond et ses yeux humides, qui pouvait bien dire si Tibéria n'était pas une araignée retorse ?

Même si l’envie ne manquait pas, elle n’irait pas jusqu’à brûler la moitié de Soltariel par simple vengeance personnelle. Tibéria s’imaginait parfois ce que Margot aurait fait à sa place et, en fait, personne ne serait sorti vivant de ce conseil de guerre. Elle aurait tout fait brûler ainsi que le reste du palais. Tibéria avait ce même feu en elle, l’orgueil étant un trait partagé par tous les membres de la famille Soltari-Beronti à divers degrés, mais elle savait aussi très bien que de franchir la ligne ne lui donnerait rien de bon. Aymeric le disait lui-même, mais Tibéria croyait fermement que le pardon ne devait pas être aveugle. « Je comprends votre point, mais le pardon doit être accordé avec parcimonie. Les instigateurs soltarii devront répondre de leurs actes, car je ne peux accepter dans mon entourage des hommes qui ont sciemment voulu ma perte. Ils auront un procès comme ils en ont demandé un pour moi, chose que j’estime être juste. Je crois aussi que le vrai pardon s’accorde seulement lorsque les torts ont été assumés et ça, c’est un exercice particulièrement difficile chez un peuple où l’orgueil est un trait endémique. » À la demande d’Aymeric, une coupe de fruits leur fut apportée. Tibéria n’avait pas particulièrement faim, mais son regard se posa tout de même sur les aliments colorés. Un bref silence s’installa entre eux durant lequel la jeune femme continuait sa réflexion. Personne n’aimait admettre ses erreurs, mais elle-même n’était pas sans tort. Le reconnaître ne la rendait pas coupable sur toute la ligne, mais nier encore et encore ne ferait que l’enfoncer. « Personne n’est totalement innocent. » Commença Tibéria en levant les yeux vers Aymeric. « Je suis la duchesse de Soltariel et par conséquent, j’ai ma part de responsabilité dans cette situation. J’ai fait des choix en étant convaincu que c’était les meilleures. J’ai accepté un mariage avec Franco afin de rassembler le peuple Soltarii. Les premiers temps de ma grossesse m’ont diminué à un point où j’ai dû m’éloigner et j’ai fais confiance à Franco pour prendre les bonnes décisions pour Ydril. À mon retour, rien n’avait été fait et il n’était pas là. Je découvre maintenant qu’il a usé de son pouvoir pour nuire à la couronne. Comment aurais-je pu deviner que cela se produirait? Quant à ma cousine qui est l’un des points centraux de cette charte, elle m’a avoué avoir épousé un homme banni du royaume dont le père a menacé la vie de notre roi et qui pouvait attenter à la mienne. En tant que Dame de Solaria, elle a refusé d’honorer son serment en levant les troupes armées de son domaine pour défendre les terres du royaume contre les étrangers. Lorsque le chancelier lui a donné une seconde chance, elle s’est enfuie en réduisant le domaine en cendre et en prenant ses richesses. Est-ce des gestes posés par une innocente? On m’accuse de ne pas lui avoir fait de procès, mais je n’ai pas eu le temps de le mettre en place. »

Tibéria se pencha pour prendre un raisin. Elle ne le porta pas à sa bouche et le fit plutôt rouler entre ses doigts. « Vous pouvez m'accuser d'avoir été naïve et d'avoir fait confiance aux mauvaises personnes, mais je refuse de porter la culpabilité de gestes posés par autrui. J'aurais pu fuir, vider Beronia et me faire oublier, mais je suis devant vous contrairement à Franco et Angelina. Donc non, je ne suis pas coupable. » Et dans ses yeux brillait une lueur de fierté.

Non sans ironie, Tibéria, après avoir fustigé des soltarii un orgueil les portant à dénier toute faute, venait de conspuer un peu plus son époux et sa propre cousine pour mieux se débiner. Elle avait commencé en balayant l'innocence de chacun pour finir sa tirade en professant celle-ci. À l'évidence, quand la duchesse s'était fendue tantôt de saillies à l'endroit des maisons soltariies, gangrénées selon ses dires par la cupidité et la soif de pouvoir, elle avait visé juste. Peut-être n'avait-ce été là qu'une confession déguisée en un blâme ? Aymeric en doutait : quoique la Dame eut avoué à mi-mots la culpabilité de son époux, elle semblait encore trop prompte à blâmer ses commensaux pour pouvoir se dédouaner - ne comprenait-elle pas qu'à ceux jeu, chacun finissait avec le témoignage à charge de ses proches, et que tout le monde perdait ? Tout ceci, du reste, n'importait guère au régent, pour qui la cour soltariie portait les fautes collectives inhérentes à sa nature. Que Franco, Tibéria, les Vrais Soltarii ou le bouffon ducal soit condamné, cela ne l'empêcherait de rester méfiant envers le domaine suderon, et sa rouerie proverbiale. Cette méfiance, du reste, le marquis la ménageait pour chacun, tant il est vrai qu'au sommet de l'État, il lui fallait sourire à tous et ne faire confiance à aucun.

« Je ne vous accuse de rien du toute, chère amie, s'entendit répondre ainsi le marquis d'un ton bienveillant, car je ne compte aux rangs de vos contempteurs. En vérité, il ne sera même pas à moi de juger de tout cela ; j'en ai confié la tâche à notre bon ami, le Chancelier Roderik. Tout ce qui m'importe, c'est que Soltariel retrouve à nouveau le calme, l'ordre, et que la sédition en Ydril soit matée. La couronne ne peut tolérer que ses domaines soient bafoués, ses vassalités en proie au chaos ; je gage qu'au nom de votre fidélité pour notre Sire, vous ferez le nécessaire pour empêcher tout cela. »

Ainsi la tâche revenait au chancelier de se prononcer. Il était celui qui avait prononcé la mise sous tutelle, il était donc logique, quelque part, qu’il aille jusqu’au bout du processus. Ce qui l’encourageait aussi, c’est qu’elle avait reçu une lettre de sa part juste avant son départ pour Diantra où il levait officiellement les charges contre elle en rapport à sa cousine suite à son évasion et lui donnait le domaine de Solaria, ce qu’il en restait. Donc oui, elle était soulagée. Pas entièrement, mais assez pour rendre ses nuits moins difficiles et lui donner espoir d’un avenir moins sombre. Aymeric s’était montré bienveillant, mais Tibéria savait que ses questions n’étaient pas innocentes. Impossible de savoir ce qui se passait présentement dans la tête de l’homme et quels étaient ses plans, mais ils partageaient un même point de vue : ils ne devaient pas laisser les terres être emporté par le chaos. Tibéria inclina brièvement la tête. « Je ferais tout le nécessaire, vous avez ma parole. » Il lui passa brièvement à l’esprit que le nécessaire sera peut-être d’abdiquer son titre, mais elle chassa rapidement l’idée. Ils n’en étaient pas là encore. « Le chancelier voudra peut-être s’entretenir avec Paolo di Pasi, un seigneur soltarii venu à Diantra témoigner à mes côtés. Il est l’un des Vrais Soltarii, mais aussi un ami très proche de Celini. Sinon, je crois que la prochaine chose qu’il me reste à faire c’est d’amener ce petit être... » Elle baissa les yeux vers son ventre. « en ce monde... » Elle rapporta son attention vers Aymeric. « Il y a-t-il autre chose dont vous souhaiteriez vous entretenir avec moi? »

« Certes oui, répondit aussitôt le marquis. Dans deux jours, une fois que les grands du Royaume auront plié le genou devant Bohémond, le Chancelier rendra la justice au nom de sa Majesté. Je sais votre attachement au Roy, madame, et le secours que avez porté à son peuple lorsqu'il s'en trouvait loin, dans les griffes du Mervalois. Oncques mais, je ne saurais oublier également que lorsque les terres royales furent en proie aux flammes, nulle aide ne vint de Soltariel, sinon une hospitalité pour le moins intéressée. » Kahina n'avait-elle pas proclamé la ville suderone comme nouvelle capitale du Royaume, une fois acoquinée avec Cléophas ? « Je sais bien qu'il ne s'agissait pas là de votre décision, reprit-il, cependant, au nom du Roy, il me faudra punir également votre duché - je tâcherai toutefois de faire preuve de clémence. Plaise aux Cinq que vous et les vôtres n'y voyiez là un signe d'inimité, mais bien une leçon, et lorsque nous descendrons en Ydril pour en chasser les derniers félons, soyez d'un soutien indéfectible du Roy. »

Se levant de sa cathèdre, Aymeric offrit une main paterne à la duchesse de Soltariel, enceinte jusqu'aux oreilles. L'homme lui avait laissé le bénéfice du doute et s'était résolu de faire fi de ses œillères envers les suderons ; cependant, il aurait été illusoire pour la jeune femme de trouver en la personne du Régent un soutien indéfectible. Face à la véhémence de ses propres compatriotes, Aymeric demeurait cependant la meilleure béquille sur laquelle s'appuyer - au propre comme au figuré. Mais cela, le comprenait-elle vraiment ?

Depuis trop longtemps la justice du roi ne s’était pas fait entendre. Elle ne fut donc pas surprise que de savoir que des mesures seront prononcées contre Soltariel lors du serment de fidélité qui devait avoir lieu dans deux jours. Tibéria n’était clairement pas en position pour protester, même si les décisions problématiques ne venaient pas d’elles. Elle devait donner l’exemple et s’y plier, peu importe ce que se sera. « Très bien, Soltariel se pliera à ces mesures et si je peux me permettre, sans savoir ce qui en retournera, j’ajoute ceci : je m’engage à soutenir les efforts de reconstruction de Diantra et à mettre à la disposition de la couronne de la main-d’œuvre et du matériel afin de reconstruire le palais royal. J’espère pouvoir établir les détails de cet aide lorsque la situation du duché se sera apaisée. Les terres du sud ont été les moins impactées par la guerre, je crois donc normal que nous participions. » En parlant des terres du sud, elle incluait le Langehack dont elle espérait également une contribution.

Tibéria prit la main d’Aymeric, une aide bienvenue, afin de se lever à son tour. « Si vous avez des objets cassants, je suggère fortement de les éloigner de moi. » Dit-elle dans une tentative maladroite de faire un peu d’humour. Bien évidemment, elle faisait référence à son ventre qui prenait toute la place. Voilà un moment qu’elle n’avait pas vu ses pieds lorsqu’elle se tenait debout...