Vieille barbe et poils soyeux [Nakor]

Du haut de la tour, la silhouette fière et altière de l'archimage millénaire se dressait telle une statue défiant les éléments déchaînés, résistant aux vents tempétueux sans faiblir ni plier. Partiellement masqués par une couche de nuages, les deux lunes et les étoiles dominaient la scène en l'éclairant de leur douce lueur argentée. Alors retentit le chant de victoire, le rugissement du grand fauve annonçant aux autres espèces de la brousse que le seigneur des savanes part en chasse.

Lalala.... lalaaaaaa... et hop, sans les mains !

Ayant satisfait à un besoin naturel, Haldren remit de l'ordre dans sa tenue et sauta du parapet pour rejoindre le chemin de ronde et les escaliers menant aux étages inférieurs. Pisser du haut d'une tour peut certes manquer de classe mais une envie pressante l'ayant atteinte alors qu'il y méditait sur les étranges événements de la soirée, l'elfe avait paré au plus urgent en espérant que le jet humide ne tomberait pas sur le crâne de quelque étudiant en goguette.

L'aube ne tarderait plus et une fine lueur à l'horizon annonçait déjà la venue de l'astre diurne. Retenant un bâillement, Haldren prit la direction du bureau de Nakor tout en se tapotant le menton avec le parchemin de rituel qu'il avait passé la nuit à examiner. S'il ignorait la majeure partie de l'histoire ayant amené cet improbable groupe d'aventuriers à s'engager dans une expédition à destination de Nisétis, cela ne manquait pas de susciter chez lui maintes interrogations dont il lui fallait parler à la seule personne qu'il estimait à peu près saine d'esprit : Nakor lui-même.

Bonsoir Nakor, ou plutôt bonjour car le petit déjeuner ne tardera plus.

Le Magistère semblait fort occupé et fourrageait au milieu d'un monceau de papiers, probablement supposa Haldren ce qui lui permettait de faire tourner l'institution magique dans son quotidien. Son regard acéré identifia sous la plume de la vieille barbe une facture concernant des livraisons de poireaux et d'oignons. Rien d'héroïque me direz-vous, mais l'ancien Triumvir savait d'expérience que 95% du travail des hauts seigneurs de ce monde concernait en réalité les aspects administratifs. Même les plus effrayants seigneurs noirs installés dans leurs tours de fer doivent s'occuper de signer la paie des bourreaux et d'envoyer des commandes de graisse pour entretenir les chevalets de torture. Mais nous devions du sujet...

Tenez, voici le parchemin de rituel que j'ai emprunté hier soir. J'ai passé la nuit à l'étudier et... je n'aime pas du tout ce que j'y vois. De ce que j'en ai compris, il s'agit bien d'un sortilège permettant de créer une faille entre notre monde et la maison des morts pour communiquer avec des Souffles n'étant pas encore trop profondément enfouis dans le royaume de la déesse. Mais une faille n'est jamais neutre. Que ce soit par une mauvaise manipulation ou une volonté de nuire, il est selon moi possible de l'élargir au-delà de ce que prévoit le rituel, ce qui créerait des dégâts potentiellement irréparables.

Haldren tendit le parchemin à Nakor puis s'assit dans l'un des fauteuils disposés devant le bureau de l'archimage.

Vos invités vous parlent de communiquer avec les Souffles qui resteraient en partie bloqués entre les deux mondes. Mais qui vous dit qu'ils ne vont pas essayer de faire revenir cette "Maélyne de Lourmel", ou tout autre personne chère à leur cœur ? Une fois la faille ouverte, comment s'assurer qu'aucun d'eux ne tentera de l'utiliser à son avantage ? Il est bien des secrets enfouis que possèdent les défunts, et nous avons tous des êtres chéris que nous donnerions tout pour revoir. Lisez en vous-même mon vieil ami... ne seriez pas vous tenté de prendre des risques pour faire revenir les disparus que vous avez vu tomber au cours de votre longue vie ?

Oui, cette tentation existait même pour l'ancien Triuvmir. Mais Nakor comme Haldren savaient très bien qu'agir ainsi pouvait entraîner des effets secondaires incontrôlables. Soumis à cette tentation, ils pouvaient espérer y résister en réfléchissant froidement aux conséquence de leurs actes, ce que ne feraient probablement pas les membres de l'expédition.

Si vous voulez mon conseil, le mieux serait de brûler séance tenante ce parchemin et de vérifier qu'il n'en existe pas de copie, au besoin en fouillant dans leurs affaires. Que cette bande de fous aille se suicider à Nisétis est leur choix que je respecte à défaut de comprendre, mais aucun mortel ne devrait jamais toucher au Voile.

Un éclat réprobateur brillait dans l’œil de l'elfe, et nul doute qu'en d'autres circonstances il serait passé de la parole aux actes.

Mais nous sommes chez vous, mon vieil ami. La décision vous revient donc.

Haldren ouvrit de grands yeux étonnés en écoutant le vieil archimage lui parler des "exploits" de Glenn et Altiom. Pas étonnant que le Voile entre les mondes se soit ainsi fragilisé de plus en plus si pareils hurluberlus s'amusaient ainsi à le tripatouiller ! Créer une faille pour s'introduire comme un voleur dans l'autre monde aurait demandé au minimum des années de préparation minutieuse par plusieurs mages de haut-niveau et surement pas se contenter des rituels chamaniques zurthan que l'elfe tenait en piètre estime. Certes leur efficacité pouvait parfois dérouter, mais l'absence de précaution ou de réflexion sur les conséquences constituaient un sérieux revers à cette médaille.

J'avais entendu quelques rumeurs mais rien d'aussi détaillé que votre récit. La folie de ces aventuriers en mal de sensations me laissera toujours béat... je ne suis pourtant pas réputé pour faire preuve de prudence excessive, mais jamais je n'aurais imaginé pouvoir ainsi arracher une proie à la déesse des morts.

Nakor revint ensuite sur l'expédition de Nisétis et sur son refus d'y participer. Rien d'étonnant se dit Haldren car lorsqu'on réussit à se faire oublier de Tyra pendant plus d'un demi-cycle, il parait normal ensuite d'éviter d'approcher trop près de son royaume. Les Dieux ont beaucoup de patience mais peu d'humour envers ceux qui jouent avec eux, ce qu'Haldren lui-même pouvait hélas confirmer. La vieille barbe soyeuse lui demanda alors la faisabilité du rituel pour la petite équipe de fous suicidaires qu'il hébergeait cette-nuit là.

Sans un expert, je vous confirme qu'ils en seraient incapables. Mais cet elfe... Dunraël... est justement un expert en la matière. Je gage qu'avec quelques gemmes imprégnées et l'aide de la Gardienne de Néera, il arrivera à ouvrir une faille.

Autrement dit cette expédition vers Nisétis se trouvait probablement suicidaire, mais pas inutile. Cécilie et les siens pouvaient désormais espérer atteindre leur but grâce à cette rencontre inopinée à l'Aurore. Leur survie au-delà de l'ouverture d'une faille demeurait par contre des plus aléatoires et impossible à prédire, fusse pour Haldren et Nakor.

Mais ma venue à l'Aurore n'était pas liée à ces événements, bien que je vous avoue avoir la ferme intention de garder un oeil certes lointain mais attentif sur cette petite bande.

Haldren se gratta le menton avant d'en venir au véritable sujet de sa venue.

J'aurais souhaité avoir accès à votre bibliothèque à fins de recherches. Comme vous vous en doutez je ne peux plus utiliser celle du C'nros, et l'académie d'Alëandir est trop emplie de vieux mages encroûtés rechignant à voir de nouveaux venus parmi eux. Mes recherches me poussent en particulier dans le domaine de la manipulation de l'esprit afin d'y limiter les risques d'instabilité chronique lorsque l'on travaille sur un matériau aussi sensible.

Se renversant tranquillement dans son fauteuil, Haldren entrepris alors d'expliquer en détail à Nakor le rituel qu'il avait utilisé quelques temps plus tôt pour aider un elfe désespérant de connaitre ses origines à fouiller dans des souvenirs tellement profondément enfouis qu'il n'arrivait plus par lui-même à les éveiller. Honnêtement, il ne cacha pas non plus que le rituel avait failli à une ou deux reprises leur exploser entre les doigts, ce qui aurait eu des conséquences désastreuses... d'où la volonté de l'archimage de limiter à l'avenir ces facteurs d'instabilité (cf les événements survenus dans ce rp)

Après leur avoir servi deux verres de vin (fort bon, au demeurant), Nakor autorisa son collègue elfe à accéder à la bibliothèque de l'Aurore pour y mener ses recherches, tout en le mettant en garde sur les dangers encourus lors d'une intrusion mentale. Haldren acquiesça, bien conscient que la coopération d'Eraïos durant le rituel s'était avérée décisive. Un esprit plus rebelle, plus malcommode à manœuvrer, aurait pu causer des dégâts quasi-irréparables tant l'édifice mental s'avère une structure aussi complexe que fragile.

Je suis conscient des risques et ce n'est pas sans de grandes précautions que je m'aventure à de tels rituels.

Sans oser l'avouer, Haldren devait admettre que la dose d'adrénaline qui jaillissait lorsqu'il se trouvait ainsi sur le fil du rasoir de la magie constituait une sorte de drogue pour lui. Difficile d'y résister, difficile de ne pas aller tenter ou expérimenter à chaque fois un peu plus loin pour jauger la résistance des lois naturelles. On ne change pas ainsi un archimage millénaire, pour autant Nakor parlait vrai en lui demandant de ne pas considérer l'Aurore comme un champ d'expérimentation ni ses étudiants comme des cobayes.

Soyez assuré, mon ami, que jamais je n'expérimenterai quoi que ce soit sur vos étudiants sans leur accord et le votre. Mais pour répondre à votre question, je pense qu'il serait plus aisé de travailler sur l'esprit d'un non-magicien. Un praticien des arcanes, fusse inconsciemment, risque d'influer sur le rituel ce qui augmente la dose de risques.

Il suffisait à l'ancien Triumvir de se souvenir des terribles efforts consentis pour modifier la mémoire de Lùthien, dont le talent dans les arcanes ne le cédait que peu aux meilleurs mages elfes. Pas vraiment un souvenir dont il souhaitait se vanter devant Nakor toutefois. Par contre il pouvait revenir sur le principal sujet ayant fait l'objet de sa précédente visite en ces lieux. A l'époque encore drow, Haldren s'était retrouvé mêlé à la préparation d'un rituel qu'il estimait potentiellement encore plus dangereux que celui d'Eraïos.

Avez-vous des nouvelles de la reine de Naelis ? Mon... changement... a empêché de travailler sur son problème, mais souhaite-t-elle toujours se séparer de son double maléfique ?

L'ancien Triumvir eut un petit sourire amical à destination de son vieux compère lorsque fut évoqué le nom qu'il fallait utiliser. Un nom n'est pas qu'un moyen de communiquer, de s'appeler, il s'agit aussi de ce qui vous défini en tant qu'être pensant et Nakor pointait du doigt un sujet important : l'elfe qui se tenait devant lui avait-il véritablement coupé tous les ponts avec le drow qu'il fut ?

Je ne revendique plus le nom de Baenfere, préférant celui d'Umbarion, la lignée d'origine de ma famille avant l'Exode. Mais pour vous mon vieil ami, Haldren j'étais et Haldren je suis toujours.

Non, les ponts n'étaient pas rompus et Haldren savait que derrière lui se tenait toujours un millénaire d'histoire drow. Par la grâce de Kÿria il avait reçu la rédemption mais nier son héritage aurait été présomptueux ou lâche, et l'archimage savait intérieurement qu'il souffrirait encore longtemps dans le regard des autres de cette image maléfique, cette ombre dont il ne se déferait jamais totalement. Aussi, il apprécia la délicatesse de Nakor qui n’insista pas sur ce point toujours sensible.

Les deux archimages abordèrent alors le sujet qui avait été la cause de leur précédente rencontre.

Ma nouvelle... nature... ne m'aidera guère pour aider à la problématique de Glinaina. Contrairement à elle, je ne souffre pas d'un dédoublement de personnalité mais d'une métamorphose de ce que je suis intrinsèquement. Le problème reste le même hélas, et les risques sont toujours aussi élevés si nous procédions à ce rituel. Ni vous ni moi ne pouvons prendre une telle décision, mais si la reine souhaite le voir accompli, je vous aiderai de mon mieux.

Haldren n'aurait pas aimé devoir prendre une décision aussi difficile et pouvant causer de tels risques, il n'enviait pas Glinaina d'affronter ce terrifiant dilemme. La séparation des deux esprits qui cohabitait dans le corps de la reine de Naelis présentait un taux d'échec que personne n'aurait pu définir comme "acceptable". Les deux archimages pouvaient tenter l'opération et donner des conseils, pas en prendre la responsabilité. Se grattant vigoureusement l'aisselle, Haldren regarda par la fenêtre puis se leva.

Bon, l'aube ne va plus tarder et je voudrais passer aux douches avant que nous partions. J'essayerai de vous tenir au courant de notre avancée lors de cette quête.

Sur un ultime salut, Haldren sortit du bureau et laissa Nakor continuer ses problématiques de gestion administratives. Nulle doute que l'avenir le ramènerait un jour ou l'autre à l'Aurore.