Barbe rouge et barbe blanche | Braähm

Kirgan, ma belle. Me voici de retour. J’ai passé la nuit et une bonne partie de la journée à dormir d’un sommeil sans rêves. Mon corps endolori enfin apaisé, je suis passé par les bassins pour me décrasser du long voyage qui ranima mes doutes. Ma fille m’avait assailli de questions à propos de la gestion du clan, mais je l’ai fait attendre une journée de plus. Peut-être même devrait-elle rester sans réponses encore une autre, tant j’avais besoin de repos. On était le milieu de l’après-midi lorsque je me décidai enfin à ressortir de la loge, avec des vêtements propres, la barbe et la tignasse bien taillées. Mon médaillon bien visible scintillait à la lumière des torches. Il me semblait toujours chaud. J’hésitai une seconde devant le tunnel qui menait aux mines où œuvraient les Main-Ferme. L’annonce de mon retour devait s’y être répandue, mais ils attendraient ce soir pour me retrouver, lors du festin organisé par Breet.

J’ai donc continué ma route dans les grands et hauts couloirs de Kirgan. Les Dawis avaient toujours l’art du superbe, au-delà du pratique. Nous aimions construire démesurément, si bien que par endroits, le plafond même restait invisible. Cette ville souterraine nous protégeait des monstres de dehors, qu’ils soient animaux ou non, mais aussi de l’intérieur. Les rumeurs de l’acte de Mogar étaient déjà sur nombre de lèvres. Difficile de demander à toute l’expédition de tenir sa langue, peut-être certains avaient-ils craqué la veille, lors de festivités à la taverne. Je n’avais pas eu de nouvelles d’Ararün, mais je savais qu’il ne tarderait pas. Le Groman-Rik ne pouvait ignorer la situation, et se devait de prendre des décisions. La passivité ne ferait qu’envenimer les cœurs de ces vaillants Dawis.

Perdu dans mes pensées, mes pas me guidèrent vers le son étincelant de deux métaux qu’on frappe ensemble. Ce bruit régulier, presque envoûtant, m’attira, et je passai les portes de la forge. Là, un ancien, plus vieux nain encore que moi, travaillait seul, le front reluisant de sueur. Ses coups répétés semblaient presque machinaux. Pour lui, réparer un outil paraissait être quelque chose de banal, mais en l’observant plus attentivement, on devinait que chacun de ses gestes étaient parfaitement maîtrisés. Œuvrant méticuleusement, Yggdar semblait lui aussi perdu dans ses pensées. Poli, j’attendis qu’il terminât cette étape de la réparation avant de m’avancer plus près.

« Voir un Gromtrommi exercer son art est un privilège, Yggdar, » lui lançai-je avec un sourire en lui tendant le bras. « C’est un plaisir de te revoir. »

Son nom ne m’était inconnu. Je l’avais croisé à maintes reprises pendant ces dernières années, à l’occasion de banquets, évènements, ou que sais-je encore.

« Quelles sont les nouvelles des forges et des runistes du Royaume ? »

J’observai la démarche claudicante du vieil Ancien qui me précisait la nature de son travail. Je hochai la tête, approuvant ces sages paroles. Nous, mineurs, avions la même distinction quand il s’agissait de creuser des galeries. Notre art et notre expertise restaient avant tout de savoir dénicher les plus beaux filons, et extraire les plus précieux minéraux sans les abîmer. Mais pour cela, nous devions forer la roche, construire des tunnels solides qui ne s’effondraient pas, et prévoir l’aération, l’éclairage, et bien d’autres choses. Si le vieux Yggdar savait reforger des outils, son métier restait la Forgerune, tout comme le mien la mine.

« Je suis heureux d’apprendre que les travaux continuent, » répondis-je d’une voix grave. J’étais au courant pour la découverte de la Gransalle, les Main-Ferme avaient supervisé et creusé pour la retrouver. « Penses-tu que les runistes resteront à Kirgan une fois qu’ils en auront terminé ? »

Sa question me fit sursauter et me rendit confus. Qu’entendait-il par là ? Je pris une profonde inspiration avant d’entamer un monologue, après m’être appuyé sur le pan d’un mur.

« On m’a fait sortir de la mine pour partir voir la montagne brisée. Tu as dû entendre parler de cette expédition dans le Grand Nord, non ? Si j’avais su ce qu’on y trouverait, je serais bien resté dans les entrailles de Kirgan, moi… Mais c’est ainsi. Ma curiosité me perdra. J’ai fait couler le sang de Berserkers toujours fous, et je failli perdre la tête à cause de l’un d’entre eux. Je crois qu’ils sont perdus, ils nous en veulent terriblement. Leur attaque… Elle n’avait aucun sens. Suicidaire, oui. Mais pourquoi ? Leur haine les aveugle-t-elle tant ? En tout cas, je ne pense pas qu’il soit judicieux de leur faire la guerre, si c’est ce que tu sous-entendais. Ils sont dangereux, mais ils restent Dawis. Les combattre pour les tuer engendrerait de lourdes pertes. Mais je ne sais pas quelle autre solution nous pourrions trouver. Ils ne se rendront jamais. Même seul contre mille, le Berserker tentera de fuir, ou se battra et mourra, plutôt que de rendre les armes. Nous l’avons vu.
Et puis, nous avons atteint la montagne, ou ce qu’il en reste. »

Mon regard se perdit dans le vide. Je marquai une pause un court instant, revoyant parfaitement la scène infernale, et la terreur qui m’avait habité. Un frisson me parcourut l’échine, et je secouai lentement la tête, résigné. Je continuai finalement mon discours d’une voix basse et mal assurée.

« Nous courons un grand danger, ami. Je crois que le Père n’a pas apprécié que nous nous détournions de lui. Il semble avoir retrouvé la raison, mais sa colère n’est pas attisée, loin de là. Si nous ne faisons rien, personne ne pourra l’empêcher de tous nous détruire. »

Un silence menaçant résonna dans la forge. Je me tus finalement, le laissant absorber mes mots. Je ne voulais pas en dire beaucoup plus.

« En parlant d’oreilles, j’ai entendu des rumeurs concernant les Elgis. Je sais qu’ils nous aident dans l’étude des Engeances de Brisséa, mais autre chose serait en train de se tramer ? »

J’accueillis les mots de la vieille barbe avec un sourire prononcé. La réputation de l’ancien le précédait, et j’étais satisfait de voir qu’elle n’était pas exagérée. J’appréciais son attitude franche et honnête, son caractère grincheux et le froncement infini de ses gros sourcils. Par bien des aspects, il me rappelait mon mentor, Dailor, en bien plus jeune. D’ailleurs, je me demandais quel âge pouvait avoir le vieil Yggdar. À voir son visage ridé, sa démarche claudicante, la blancheur de ses poils et les tâches sur sa peau, on lui donnerait presque 300 ans, mais son attitude et la force dans ses mouvements lui confiaient une jeunesse qui contrastait avec le reste. S’il m’était amené de partager une chope avec lui, je me notais de lui demander.

« C’est une bonne nouvelle ! Kirgan a besoin de trognes expertes. La venue des runistes et de leur savoir-faire va attirer d’autres métiers qui manquent encore aujourd’hui ici. »

J’étais le premier à apprécier l’aide que pouvait apporter une rune bien placée sur une pierre solide récalcitrante, ou le temps non-négligeable gagné par une pioche graverunée. Se procurer de tels outils n’était pas facile en ces jours sombres, et l’espoir de pouvoir de nouveau les utiliser me faisait frémir les bras, les mains et les doigts. Ses réactions à mes doutes sur la guerre à venir ne passèrent pas inaperçues. Je l’observais grogner et faire grincer sa canne tout en débitant mes paroles qui semblaient l’énerver, ou en tout cas, le frustrer. Ne comprenant pas, j’allais lui demander si quelque chose n’allait pas quand il me fit signe de le suivre vers le fond de la salle, où trônaient une petite table et trois tabourets, sur lesquels ils installèrent leurs vieux joufflus.

La colère qu’il exprima face à Mogar n’était pas inattendue, et je me renfrognais sur mon tabouret. Je reconnais le doute, la haine, l’incompréhension, qui tous m’avaient habité les années après la Longue Nuit. J’avais vu mon clan perdre tant de Braises-Vies, tant de richesses, et vivre tant de difficultés, comment pouvais-je en vouloir au vieil Yggdar ? Nous étions tous déçus de la fureur incompréhensible du Père qui avait tant coûté au Zagazorn. Dans le cœur de l’ancien, son ressentiment n’avait pas bougé. Il l’avait renié, purement et complètement, comme bon nombre d’entre nous. Je posais doucement la main sur la table en secouant lentement la tête.

« Je t’entends, mon frère. Tes paroles sont sages et justes, et ta colère a bien sa place. Mais je ne suis pour autant pas entièrement d’accord avec toi. » J’expirai longuement, tout l’air de mes poumons sifflant de dépit. Je savais pertinemment quelle réaction il aurait, mais je devais m’efforcer de lui ouvrir les yeux sur mes craintes. « Les viles actions de Mogar n’ont pas leur place dans notre passé, notre présent ou notre futur. Mais que nous le voulions ou non, elles ont eu lieu. Et tu connais son ardeur, sa folie. Aucun de nous ne peut l’empêcher d’agir de nouveau comme il le souhaite. Et tu sais aussi bien que moi une vérité qu’on ne peut se cacher : les Dawis seront les premiers à en payer le prix. Tu dis que c’est son problème, mais je pense que c’est avant tout le nôtre. Et je ne suis pas prêt à voir sa colère s’abattre de nouveau sur mon clan. »

Je serrai le point et planta mon regard dans le sien. Mon œil unique brillait d’une passion brûlante de haine, reflet même du mogarium qui reposait contre mon torse.

« Le Père ne mérite pas notre attention, certes. Mais avons-nous réellement le choix ? Il m’en coûte de dire ces mots, mais cet avertissement qu’Il nous envoie, je pense que ce sera le dernier. Il a fait preuve de clémence envers nous, et ça ne se reproduira plus. Es-tu prêt à parier le risque de subir de nouveau sa haine, et mettre en jeu les Braises-Vies de nos pères, de nos frères et de nos fils, pour notre entêtement ? Moi, pas. Je refuse que ma fille et mon fils vivent de nouveau ce Voile qui nosu a tant coûté. »

« La peur ? »

Je sentis une fureur nouvelle s’emparer de moi. Ces mots, je les avais hoqueté d’une voix abasourdie, vibrant mes cordes vocales d’une incompréhension confuse. Mon œil observa le visage de l’ancien, scrutant ses traits marqués par le temps, ses rides enfoncées par la colère ou l’âge, ses yeux, brillant d’une intelligence et d’une fougue sans pareilles, sa moustache et sa barbe, exubérantes, témoins de son expérience et de sa longue vie. Rien ne semblait justifier cet excès d’absurdité blasphématoire dont les mots, que ses lèvres sèches venaient de prononcer, étaient imprégnés. Il semblait pourtant si sûr de lui. Je me redressais sur mon siège, le sang montant directement dans ma caboche.

« La peur ?! » répétai-je ahurissement, après avoir frappé d’une main ferme sur la table. « Qui es-tu donc, Yggdar Frappe-Rune, pour te croire à l’abri de la colère d’un dieu ? »

Mes paroles résonnaient avec force dans la cavité profonde de la forge.

« Évidemment, que j’ai peur ! Aussi peur que quand j’étais encore imberbe et que ma mère me menaçait d’appeler Mogar quand je ne voulais pas finir mon gruau. Et tu devrais t’inquiéter aussi ! Tu dis qu’elle ne fait jamais faire de bons choix ? Mais c’est faux ! La peur amène la prudence, et la prudence sauve des vies. Je parle de celles de ma famille, de mon clan, de notre peuple, Yggdar ! Sacrifierais-tu les tiens sous prétexte que ta fierté t’empêche de reconnaître la vérité ? La menace est bien réelle... Mogar peut nous écraser, et s’il le décide, il n’y a rien que l’on puisse faire pour l’en empêcher. »

Peu à peu, ma voix se calmait, et mon poing se desserrait. La colère laissait place au fatalisme inévitable qui étreignait mon être. Je me rasseyais lourdement et pris ma tête entre mes mains.

« J’espère tant me tromper, tu sais. Mais je ne peux me résoudre à ignorer cet avertissement, sous le prétexte que je serais trop fier pour écouter l’admonestation d’un être injuste. L’arrogance et la témérité n’amènent jamais rien de bon, mon propre père en a fait les frais. » J'inspirais un grand coup et le regardai dans les yeux. « Je n’hésiterais pas à écraser ma fierté si elle m'empêche d'y voir clair. Et par ma barbe, j'attends de chaque Dawi en qui reste encore une once d'honneur qu'il ou elle en fasse autant. Toi compris, Yggdar. »

Un rire tonitruant s’échappa de ma gorge.

« Tu compares la peur de l’inconnu et la couardise de mioches à ma propre crainte de la fureur bien connue d’un dieu antédiluvien. Quand donc Yggdar le sage a-t-il abandonné la raison pour la folie ? »

Je me lève de nouveau et m’écarte de la tablée, secouant la tête lentement. Un vieux fou, voilà qui était en face de moi ; un être dont l’orgueil n’avait d’égal que sa vanité. Il n’y avait sans doute plus rien à faire pour lui. C’était une erreur que d’être venu ici, même si je ne m’attendais pas à être confronté à mes craintes de Mogar jusque dans cette forge. Pour que les rumeurs soient remontées aux esgourdes de ce Dawi si peu social, la situation était peut-être bien plus délicate que ce que je craignais.

« Tes insultes envers ma personne ne m’atteindront pas, Frappe-Rune. Je n’exige rien moi-même de vous autres, la raison et l’honneur le font très bien. » Mon ton était froid, et je ne pus m’empêcher de le regarder de haut. « Mogar n’a pas été le seul à devenir fou durant la Longue-Nuit. Peut-être a-t-il retrouvé la raison, lui, pas comme ces berserkers ou ces engeances qui parcourent en ce moment même nos anciennes terres. Je n’ai plus rien à te dire, runiste. Reste donc ainsi, cloîtré dans le fond de ta forge, ignorant l’avertissement du Père. Je ne resterais pas sans rien faire quand la vie de mes proches est en jeu. Mon honneur me l’interdit. »

Je me retournai et fit quelques pas en direction de la sortie avant de m'arrêter pour lui lancer un dernier regard.

« Ton manque de peur, et de courage... Peut-être n'as-tu pas assez perdu lors de ce Voile meurtrier. »