Temps de se retrouver (Mac)

Septième ennéade de Favriüs, onzième année du XI° Cycle,
Alëandir.

Il n'aimait vraiment pas les villes. Et dire que normalement il aurait dû rester coincé sur un fauteuil au coeur d'un palais de pierres du fait de son statut... Heureusement que les siens avaient accepté le changement au sein-même de la politique etenirilie. Et, étrangement, les choses se passaient mieux depuis ce temps-là : Taledhels et Ornedhels ne se querellaient plus à en venir à faire couler le sang, bien qu'il existait encore quelques tensions de temps à autres. Malgré toutes les bonnes volontés c'était encore dur mais au moins ceux qui avaient tendance à représenter les deux côtés de la mentalité elfique commençaient à voir comment ils pouvaient s'entre-aider sans pour autant se disputer à chaque phrase ne convenant pas à l'un. Il devait avouer qu'il avait de quoi sourire d'amusement, parfois. Certains avaient réussi à suffisamment travailler en bonne intelligence pour faire quelque chose de concret. D'autres... ce n'était pas encore ça, surtout quand il fallait aborder le problème des mines. Heureusement que la délégation ardamirie s'évertuait à les aider, encore et toujours. Ceux-là... il ne savait comment les remercier tant leur tâche était complexe. Il allait d'ailleurs falloir qu'il parle à Halyalindë, ou du moins qu'il lui envoie une missive. Il n'avait pas pu le faire depuis le temps et, quant à être si proche d'Ardamir, il se demandait s'il n'allait pas prolonger son voyage pour lui rendre visite. Il aimerait bien mais son devoir risquait de faire en sorte de laisser cette idée dans un coin de sa tête.

Il finit par arriver à une petite clairière située quelques dizaines de minutes après les murailles, au nord de la cité. Une clairière qui lui rappela de bons souvenirs, une simple soirée passée en compagnie d'Halyalindë à discuter d'ami à amie. Une discussion qui lui avait fait du bien, quelques mois auparavant. Il avait enfin pu dire le fond de ses pensées sans craindre que des politiques s'en mêlent pour le railler plus qu'il ne l'était déjà ou encore d'autres idioties socialement basses. Ici, il pourrait être loin de tous - hormis des arbres forcément - sans s'enfoncer complètement dans la forêt ; la Symphonie se faisait entendre, douce et merveilleuse, ainsi que le fin bruit d'un cours d'eau. De quoi le calmer et l'aider à se ressourcer après ce Haut-Conseil. Peut-être même à combler un minimum le trou béant qui s'était créé en lui. Aussi s'allongea-t-il sur le sol, tombant à moitié du fait de sa nouvelle perception du toucher, de sorte à pouvoir contempler le ciel. Il resta ainsi un long moment, les yeux fermés à juste écouter l'Anaëh. Puis, pensif, il prit le pendentif de bois qui pendait à son cou, cercle brun lui servant jusque là de focaliseur. Sans même ouvrir les yeux il pouvait sans problème ressentir à quel point le collier s'était fissuré par la magie lors du rituel pour libérer Dryade... Il referma sa main sur l'objet, eut une pensée provenant du coeur et rouvrit les yeux. Surpris il resta une seconde pétrifié, se demandant s'il n'était pas en train de rêver, puis eut un fin sourire.

Mac ?

Depuis combien de temps ne l'avait-elle pas vu ? Peu importait. A ses yeux, cela faisait trop longtemps de toute manière. Après des déboires chacun de leurs côtés, ils s'étaient retrouvés à Alëandir. Il avait perdu sa magie et celle de la petite elfe s'était révélée bien plus puissante qu'on ne le pensait déjà. C'était un peu comme si les rôles s'étaient inversés en l'espace de quelques ennéades. Sur ce plan tout du moins.
Désormais, Mac travaillait sur cette nouvelle capacité qu'elle s'était découverte de se transformer en son propre élément et étudiait ce monde parallèle dont elle avait tiré la drow et son fils. Bien sûr, elle ne s'approchait plus autant du voile qui séparait ces deux univers. Elle se contentait pour l'instant de cette zone sur le chemin qui menait dans les profondeur des ombres où elle pouvait côtoyer ces créatures physiques sans pour autant en être inquiétée. Elle les observait et élaborait nombre de théories, bien consciente qu'elle pourrait tôt ou tard retomber sur l'une de celles qui s'étaient échappées lors de sa première visite... Mais, cette menace, c'était bien la seule chose dont elle n'avait pas parlé à Neraën. Le seule chose qu'elle lui avait caché concernant les derniers mois écoulés.
Et elle ne savait même pas pourquoi. Elle lui disait tout d'habitude...

Ils se côtoyèrent ainsi au grès de leurs disponibilités durant plusieurs ennéades avant que le Protecteur ne soit rappelé à sa charge. Il ne devait pas s'absenter très longtemps, une réunion rassemblant tous les Seigneurs d'Anaëh devant se tenir d'ici peu. Cependant, il était bien incapable de lui donner une date exacte de retour. Alors, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle l'aperçut de loin ce jour-là. Elle se figea même l'espace d'un instant en croyant s'être trompée... Mais elle ne se trompait jamais sur ce genre de choses.
C'était bien lui.
Il était revenu.
Il ne le lui avait pas dit.

Elle se mit alors à le suivre sans plus chercher à réfléchir. Ce n'était pas très difficile, surtout pour elle. Elle resta dans les ombres et le pista alors qu'il quittait les murs sécurisant de la cité. Il aimait bien aller en forêt, ce qu'elle avait bien du mal à comprendre.
Anaëh était dangereuse, même pour les elfes qui y étaient nés.
Elle se rapprocha un peu plus afin d'être sûre de ne pas le perdre entre deux arbres car elle serait bien incapable de retrouver le chemin d'Alëandir. Il ne marcha pas si longtemps mais cela lui parut une éternité tant elle sortait de sa zone de confort. Finalement, ils arrivèrent dans une petite clairière et il s'arrêta. Elle en fit de même, sortant des ombres derrière un arbre. Il commença à s'installer sans même la voir. Il s'allongea et elle le regarda.

Lui non plus, elle ne le comprenait pas toujours. Mais ce n'était pas propre à lui. Elle en avait vu d'autres s'allonger et fermer les yeux sans pour autant dormir. Elle n'avait jamais fait cela autrement que pour se concentrer sur sa magie. Neraën avait perdu ses capacités magiques... Ce n'était donc pas ce qu'il était en train de faire. Elle resta là, à le regarder serrer quelque chose autour de son cou tandis que sa respiration se faisait de plus en plus profonde et régulière. Elle ne fit pas un bruit, même lorsqu'elle s'avança d'un arbre ou deux pour le voir un peu mieux.
Pourtant, il ouvrit les yeux. Il se redressa. Ses lèvres s'étirèrent.
Il l'avait vue ? Entendue ? Sentie ? Impossible...

Comme par magie, la pâleur de la peau de la petite elfe se distingua du fond sombre qu'offrait le toit de feuilles qui recouvrait les alentours de la clairière. Elle se détacha de l'arbre derrière lequel elle se dissimulait.
Il n'avait pas l'air fâché de la voir... De constater qu'elle l'avait suivi.
Après quelques secondes, elle avança, apparaissant enfin à la lumière du jour. Elle s'approcha encore pour s'arrêter à une dizaine de pas de lui.

-Comment tu as su que j'étais là ?

Auparavant, elle n'aurait pas été surprise qu'il ressente sa présence. C'était la nature de leur lien et de la magie si spéciale de Neraën. Mais ils n'existaient plus. L'un comme l'autre.
Mac avait cette faculté incroyable de savoir quand on l'observait. Cependant, elle avait remarqué depuis longtemps que bien rares étaient ceux qui possédaient un tel instinct. Surtout lorsqu'ils se savaient en sécurité. Alors oui... Comment avait-il su ?

"Comment tu as su que j'étais là ?"

A la question de la jeune femme, l'etenirili fronça les sourcils. Comment avait-il su ? Pour lui il l'avait vue, tout simplement. Il avait ouvert les yeux et s'était étonné de la trouver en face de lui. Mais elle sortait seulement de derrière un arbre... C'était à ne rien y comprendre. Elle le savait, il le lui avait expliqué, depuis que Dryade était à nouveau en liberté il ne ressentait absolument plus la magie - cause de ses réguliers déséquilibres - et ne percevait plus leur lien. Il n'existait plus, tout simplement ; enfin était-ce ainsi qu'il l'avait compris jusque là.

"Je ne sais pas. Je t'ai vue, j'ai cru que mes yeux étaient déjà ouverts."

Lâchant son vieux médaillon, il posa les yeux sur le sol pour arriver à correctement se redresser. Ce ne fut qu'une fois assis sur l'herbe, les jambes croisées, qu'il releva son regard océan sur celui plus clair de Ciriyë. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres, sans qu'il ne cherche à le cacher ni à lui donner une quelconque signification. Il était juste heureux qu'elle soit là. Et il était encore plus heureux de constater que lorsqu'il la voyait, à chaque fois son coeur se serrait comme pour lui dire "regarde, tu ressens toujours des choses pour elle".

"Et toi ? Est-ce un hasard que tu sois ici ou bien me suivais-tu ?"

A la réponse de Neraën, Macabre inclina la tête sur le côté. Il était impossible qu'il l'ait vue. Personne ne l'aurait pu à moins d'utiliser une magie qui le permettait. Mais il n'avait plus aucun des pouvoirs que Dryade lui conférait. En toute logique, il n'aurait pas pu savoir qu'elle était là, à moins de posséder l'instinct de la petite elfe.

Le Protecteur se releva et s'assit face à elle. Le sourire peint sur son visage lui confirma qu'il n'était pas mécontent de la voir, et ce malgré la possibilité qu'elle l'ait suivi. Il lui posa d'ailleurs la question directement sans la moindre expression de colère. Alors elle l'imita et s'installa à deux pas devant lui. Sa robe large lui permit sans le moindre mal de croiser ses jambes en tailleur. Elle flottait un peu dedans, comme si elle n'avait pas été prévue pour une personne de sa corpulence. Ce genre de tenue lui allait un peu mieux à son arrivée, douze ans auparavant. Elle avait alors une silhouette plus proche de celle de l'enfant que de l'adulte. C'était comme si son corps s'était mis en sommeil et, sous les bons soins de ses hôtes et soigneurs, avaient décidés d'enfin se révéler. Sa taille s'était cintrée tandis que ses formes s'étaient finement galbées. C'était loin d'être ostentatoire, surtout sous de tels vêtements, mais cela lui donnait un peu plus la carrure d'une jeune femme que d'une jeune fille. Pour qui voulait bien le voir.
Les traits de son visage, en revanche, n'avaient pas changés. Moins maladifs que quelques mois auparavant, ils restaient ceux d'un enfant angélique dépourvus d'émotions. Elle en avait pourtant... des émotions. Mais elle ne savait toujours pas les reconnaître, ni quoi en faire.

-Je t'ai vu en ville. Je ne savais pas que tu étais rentré. Répondit-elle. Tu n'es pas fâché ?

En attendant sa réponse, il se contenta de simplement la regarder venir auprès de lui. Une fois assise, il remarqua seulement que la robe qu'elle portait commençait à ne plus lui aller. Comme si elle était taillée pour une enfant et que le corps de Ciriyë s'éveillait doucement pour acquérir les formes d'une femme. Elle était déjà belle, bien que le fin trait argenté qui ornementait horizontalement sa joue lui manquait. Et elle serait certainement très belle plus tard, de toute façon... La jeune femme l'arracha à sa contemplation en reprenant la parole.

"Je t'ai vu en ville. Je ne savais pas que tu étais rentré. Tu n'es pas fâché ?
- Pourquoi le serais-je ?"

Il resta un court instant sans rien dire, n'attendant pas vraiment de réponse de sa part. Elle était là, c'était tout ce qui comptait à ses yeux. Jamais il ne lui en voudrait d'être là. Il finit par reprendre.

"Je n'ai pas pu venir te voir depuis que je suis arrivé... désolé de ne pas t'avoir prévenue. Et non, je ne suis pas fâché, au contraire. Je suis content de te revoir. Comment vas-tu depuis la dernière fois ?"

Il n'attendait pas de réponse à sa première question. Pourtant, s'il lui en avait laissé le temps, il en aurait eu une. Parce que, bien évidemment, la rhétorique lui était étrange, comme toutes les figures de style que le langage permettait de réaliser. Mais elle eut seulement le temps de s'asseoir avant qu'il ne reprenne la parole, lui demandant comment elle allait.
S'il ne pouvait plus ressentir sa présence, il ne pouvait plus non plus percevoir ses émotions. Comme tout le monde, il n'avait plus désormais que les expressions de son visage figé, les postures de ce corps qu'elle utilisait à peine et les inflexions quasi imperceptibles de sa voix monocorde pour lire en elle. Ceux qui la connaissaient depuis longtemps savaient remarquer un frémissement de ses épaules, son expression qui se détendait très sensiblement, ses yeux pétillant de ses sentiments dont elle ne savait que faire.

Alors qu'il lui avouait être heureux de la voir, son regard dévia sur le sol l'espace d'un court instant tandis que ses paupières battirent deux fois avant de revenir sur lui. Il y avait plusieurs questions qu'elle se posait à son sujet mais qu'elle n'avait pas osé poser avant. Quelqu'un d'autre qu'elle aurait eu les réponses sans avoir à les exprimer mais elle... C'était bien loin de sa portée. Tout comme la capacité d'analyser ses propres émotions d'ailleurs.

Heureusement pour Nera, si jamais il éprouvait quelques difficultés pour interpréter la gestuelle de la jeune femme, il ne devait pas ignorer qu'elle était incapable de mentir. Aussi pouvait-il se fier à ses mots bien plus qu'à ses silences.

-Olorin dit que je m'ennuie. Annonça-t-elle sans donner plus d'explications.

Avec le temps, Macabre avait fini par comprendre qu'un "ça va" ne s'adressait pas uniquement à sa santé. Si le Protecteur pouvait voir qu'elle se portait bien, alors sa question devait nécessairement se porter sur autre chose... Dans son esprit, sa réponse résumait tout... Pourtant, c'était bien loin de renseigner Neraën sur son état émotionnel finalement.

-Et toi ?

Ciryië ne pouvait s'en empêcher... Même s'il lui avait expliqué les raisons de son absence momentanée, elle demeurait encore inquiète chaque fois qu'il s'absentait. Même si elle s'était atténuée au fil des mois, son regard insistant traduisait cette peur persistante de le perdre.

Il n'arrivait pas à la comprendre. Il n'arrivait plus à lire en elle et ainsi voir son état, ses ressentis. Il se voyait donc logé à la même enseigne que tous les autres, c'est-à-dire à se retrouver devant une elfe dont le langage même corporel était compliqué à percevoir. Et cela, intérieurement, était une profonde source de peine. Mais il ne désespérait pas : il devait réapprendre à faire sans la magie pour tout. Même s'il n'était dans le fond qu'un vieux croûton aux idées trop loufoques pour les autres elfes. Un vieux croûton instable, aux yeux des autres, d'ailleurs... Qu'avait-il hâte que toute cette histoire magique se termine !

"Et toi ?"

Et lui ? Comment allait-il depuis la dernière fois ? A y réfléchir, il n'en savait trop rien. Il se sentait de moins en moins à l'aise dans certaines cités, déjà. Sinon, il avait encore à complètement maîtriser son propre cerveau qui parlait à voix haute au lieu de simplement penser... ou inversement.

"Et moi... je vais plutôt bien, je gagne en habilité et je retrouve au fil des jours l'équilibre. Sinon j'ai encore à maîtriser le manque de magie. A part cela, ça va."

Il eut un petit sourire mais en mi-teinte : il allait bien physiquement, il n'était pas malade, vivait sa vie, était content de retrouver certaines personnes... mais entre le vide persistant qu'il ressentait, l'impression de ne pas être à sa place et la bourde involontaire en début de Haut-Conseil, moralement il n'allait pas si bien que ça. Etre protecteur en ces circonstances était un poids qu'il gérait bien mieux au coeur de sa terre ancestrale qu'à Alëandir.

"As-tu une idée de pourquoi tu t'ennuies ?"

Autant revenir sur elle. Son coeur voulait la comprendre et s'assurer qu'elle allait bien. Peut-être pourrait-il faire quelque chose pour elle, peut-être n'y en aurait-il pas besoin. Il voulait juste qu'elle puisse être heureuse.

Macabre inclina la tête sur le côté à la réponse de Neraën. Si la magie faisait partie intégrante de sa vie et lui était tout aussi naturelle que de respirer, elle ne pouvait imaginer la situation dans laquelle il se trouvait. Qui l'aurait pu ? Se retrouver investi d'un grand pouvoir magique incontrôlable et en être finalement privé alors qu'on le maîtrisait enfin. Même s'il avait provoqué des dégâts, ce pouvoir les avait finalement rapproché. Elle ne s'imaginait plus la vie sans lui... Elle était pourtant consciente que son maître était toujours là, quelque part, mais l'idée d'être arrachée au Protecteur provoquait chez elle une si grande douleur qu'elle se refusait à y penser.

-Quand Anrorn m'a réparée, je tombais souvent. Je ne me suis pas reconnue, j'ai cassé le miroir... Est-ce que c'est un peu comme ça pour toi ?

Ce qu'elle avait ressentie après que le Régent l'ait entièrement soignée était plutôt difficile à expliquer. D'un être tout juste viable, il avait fait d'elle une véritable elfe, digne de ses pairs en apparence. Nue devant la glace, elle s'était trouvée presque belle et en avait été choquée. Ce n'était pas elle... Elle n'avait jamais été comme cela. Lorsque Fineldor l'avait récupérée, elle ne ressemblait à rien. Ils n'avaient d'ailleurs pas compris tout de suite qu'il s'agissait d'une enfant de leur peuple. Elle était brisée et fragile, physiquement et mentalement.
Un corps, ça se répare plutôt facilement avec un peu de magie. Mais un esprit... On ne pouvait plus toucher au sien sans qu'il ne risque de s'éparpiller en mille morceaux.

-Est-ce que tu as l'impression d'être toi dans le corps d'un autre, toi aussi ?

Neraën revint sur ce qu'Olorin lui avait dit. Elle chercha les mots pour expliquer... Par où commencer ? Elle-même ne comprenait pas ce qu'était l'ennui. C'était assez nouveau pour elle finalement. Alors elle décida de lui raconter le contexte dans lequel il lui avait sorti cette phrase. Peut-être que lui parviendrait à comprendre.

-C'est quand on travaille sur le témoignage sur le plan des ombres. Je trouve que c'est long et je n'ai pas envie de rester.

"Quand Anorn m'a réparée, je tombais souvent. Je ne me suis pas reconnue, j'ai cassé le miroir... Est-ce que c'est un peu comme ça pour toi ?
- Oui... il eut un petit rire. Si ce n'est que je peux toujours me regarder dans une glace. Même si je ne suis pas le même qu'il y a encore quelques années.
- Est-ce que tu as l'impression d'être toi dans le corps d'un autre, toi aussi ?"

Il eut un petit moment avant de répondre. Oui, sa réponse était clairement oui, mais... il venait de se rendre compte que c'était la première fois qu'on essayait de le définir de la sorte. Et à quelque chose près, Ciriyë avait en seulement quelques secondes su définir ce qu'il en était désormais pour lui. Parce qu'elle le vivait, chose qu'il ignorait jusqu'alors. Lui avait l'impression de contrôler un corps à distance, de ne pas être dedans. Elle devait encore accepter un corps "réparé" qui désormais mûrissait.

"Oui. C'est l'impression que j'ai. C'est pour cela que je tombe souvent.
Il y eut un léger silence avant qu'il ne reprenne.
- As-tu une idée de pourquoi tu t'ennuies ?
- C'est quand on travaille sur le témoignage sur le plan des ombres. Je trouve que c'est long et je n'ai pas envie de rester.
- Le principe de l'ennui : c'est long et on a envie de partir, de faire autre chose. Je suppose que tu n'apprécies pas particulièrement le fait de souvent devoir redire les mêmes choses... ?"

Il la laissa répondre à sa question, bien qu'il en devinait la réponse. Il avait déjà eu à témoigner et à écouter des témoignages, beaucoup même, aussi savait-il très bien que devoir se répéter pouvait devenir énervant. Ou bien lorsqu'on demandait des précisions plusieurs ennéades après les faits... forcément la mémoire avait tendance à modifier ces-dits détails.

"Fais-tu autre chose en ce moment avec la magie ? Quelque chose que tu aimes ou qui ne te donne pas envie de partir ?"

C'était... inhabituel. Macabre qui comprenait quelqu'un, ce qu'il traversait, qui était capable de l'exprimer avec des mots bien à elle. Elle vivait la même chose que lui, à une échelle différente. Son corps ne lui avait jamais totalement appartenu mais elle l'avait toujours maîtrisé à la perfection jusque là. Elle avait dû réapprendre à marcher sans un écart de trois centimètres entre la jambe gauche et la droite, retrouver son centre de l'équilibre qui avait repris sa véritable place, utiliser ses membres et constater qu'il ne se brisaient plus au moindre choc.
Alors oui, pour une fois qu'elle pouvait comprendre quelqu'un...

-Est-ce qu'il y a autre chose qui a changé pour toi ?

Le fait de posséder désormais un corps différent n'avait pas fait d'elle quelqu'un d'autre. Si elle ressemblait à une elfe, elle ne se sentait toujours pas faire partie de ce monde qu'elle peinait tant à comprendre. A l'intérieur, elle était resté la même... Neraën, lui, avait perdu quelque chose à l'intérieur. Sa magie. Dryade. Elle se demandait si cela avait pu affecter ce qu'il était d'une quelconque façon.

Neraën s'intéressa à ce qui l'ennuyait et elle évoqua ce rapport qu'ils devaient écrire pour consigner cette expérience avec la drow et ce plan dont personne n'avait encore entendu parler parmi les elfes. Elle répondit à sa question suivante par un simple de tête. Effectivement, répéter n'était pas ce qu'elle aimait le plus... D'autant que, contrairement à bon nombre de personne, sa version à elle ne changeait jamais. Les évènements étaient gravés dans sa mémoire et elle n'avait que peu de mots pour les expliquer. Elle pouvait à la rigueur les compléter mais elle ne voyait pas l'intérêt de rajouter d'infimes détails, contrairement à ses camarades qui en étaient férus.

-Fais-tu autre chose en ce moment avec la magie ? Quelque chose que tu aimes ou qui ne te donne pas envie de partir ?
-J'approfondie ce que j'ai découvert ce jour-là. Je travaille ma métamorphose en ombre. Je suis retournée quelque fois là où je peux apercevoir les ombres tangibles sans qu'elles ne me voient.

Elle suivait toujours quelques cours, bien entendu. Mais, si cela l'intéressait, ils n'avaient rien d'aussi remarquables que ses études personnelles. Ce fut la raison pour laquelle elle ne pensa même pas à les évoquer.

"J'approfondie ce que j'ai découvert ce jour-là. Je travaille ma métamorphose en ombre. Je suis retournée quelque fois là où je peux apercevoir les ombres tangibles sans qu'elles ne me voient."

Ciriyë lui avait déjà parlé de ce monde caché aux yeux de tous, sans pourtant lui avoir dit qu'elle y allait régulièrement. Pour la métamorphose... cela l'intriguait, bien que nettement moins que de la savoir aller dans un monde dangereux aux règles inconnues. Il avait peur pour elle. Elle était une lueur persistante au coeur de ses ténèbres, une étoile au milieu de la nuit qu'il aimerait ne jamais quitter des yeux. Si jamais elle ne revenait pas... Il était désormais démuni, il ne pourrait pas l'aider. Et de cela, il s'en voudrait. Vraiment. Mais bon, il fallait également qu'elle grandisse et qu'elle se trouve, que ce soit dans la lumière comme dans l'ombre. Et ce n'était pas un etenirili qui l'empêcherait de faire ses preuves, de se mettre au-devant du danger. C'était également cela l'amour : accepter que l'autre se mette en danger pour pouvoir devenir un adulte libre et conscient de ses choix. Etre la forêt abritant l'oiseau et non sa cage.

Doucement, avec tendresse et délicatesse, il posa sa main au doigt manquant sur le fin visage de la jeune femme. Un geste inconscient au milieu de ses réflexions, témoignage de tout l'amour qu'il portait en son coeur pour celle qu'il désirait plus que tout comprendre et voir s'épanouir. Se rendant compte de son geste il eut un mouvement de recul, désolé d'être entré ainsi dans l'espace personnel de Ciriyë.

"Désolé... je... rien. Cette marque d'affection est partie toute seule."

Il se mordit les lèvres, du moins pensa-t-il le faire : ses lèvres firent en réalité une moue qui s'arrêta rapidement. Tout comme sa main retomba sur son genou. En attendant, au moins avait-il retenu qu'avec elle il devrait être sincère et essayer de parler directement, et ce à n'importe quel moment.

"Me montreras-tu un jour ? Si tu en as envie, bien sûr."

Une main se leva et s'approcha de son visage. L'effleura. Le toucha. Et, dans une caresse, s'y posa. Macabre demeura immobile. Elle voulait de ce contact et s'en trouvait en même temps gênée. Sa respiration lui semblait difficile alors qu'elle paraissait presque normale vu de l'extérieur. Peut-être seulement un peu plus profonde... Durant toute la durée de son geste, la petite elfe fixa les yeux du Protecteur, comme incapable de se détacher de lui. Ce ne fut que lorsqu'il rompit le contact et qu'il brisa le silence qui les avait soudainement enveloppé qu'elle cligna enfin des paupières et détourna le regard un bref instant.
Il s'excusa. Il était vrai qu'elle n'aimait pas qu'on l'approche ni qu'on la touche. Se trouver dans son dos alors que l'on n'avait pas sa confiance était chose impensable. Ses amis pouvaient se tenir près d'elle. Il arrivait qu'ils posent une main sur elle durant quelques secondes. Cela ne la dérangeait plus tellement à présent. Avec Neraën, c'était encore autre chose... Sa présence la perturbait et lui était indispensable en même temps. Sa proximité la troublait autant qu'elle l'appréciait. Son contact était difficile à vivre et pourtant, elle chérissait les quelques moments où il avait eu lieu.

Lorsqu'il parla d'affection, Macabre devint songeuse et ne sembla plus entendre le reste. Depuis qu'il lui avait expliqué son état après sa scission avec Dryade, elle se posait une question qu'elle n'avait pas osé poser jusque là... Mais il fallait qu'elle sache. Elle ignorait pourquoi. Elle en avait besoin, tout simplement.

-Tu ressens toujours le même amour pour moi ?

Depuis sa déclaration, elle s'était penchée plus d'une fois sur le concept d'amour. Beaucoup de ses notions lui étaient encore fermées. Elle avait fini par comprendre l'amitié. Elle ne se souvenait pas de l'affection que ses parents lui portaient, ni même de le leur avoir rendu. Elle n'avait jamais pu être la petite sœur d'Halandarin. Et elle ne connaissait rien de l'amour romantique en dehors de ce qu'elle avait pu observer depuis son perchoir ou le monde des ombres. Tout ce qu'elle avait pu comprendre, c'était que le voir depuis l'extérieur et en être l'objet étaient deux choses totalement différentes... Elle ne savait pas si elle serait capable de l'aimer un jour ou tout simplement de lui témoigner la même tendresse que celle dont il faisait preuve à son égard.

S'il l'aimait toujours de la même façon...

Ses doux yeux à la couleur de la rivière fixaient les siens, comme ailleurs. Son si beau visage était de ceux que le protecteur n'arrivait plus à lire, à son grand malheur. Il ne perçut pas le faible changement dans sa respiration. Il avait tellement peur de la faire fuir, d'avoir un geste qui la mettrait à mal... Encore une fois, il désirait tellement ne serait-ce que pouvoir lire dans ses yeux ou encore les expressions de son visage. Qu'elle ne soit pas comme son propre corps, quelque chose d'éternellement distant. Ecoutait-elle seulement ? Ecoutait-il, lui aussi ? Sa main se referma sur son propre genou. Il eut des paroles de gêne. Mais tout ce qu'il eut en retour fut un battement de coeur plus puissant que les autres, un battement qu'il n'eut aucun mal à ressentir.

"Tu ressens toujours le même amour pour moi ?"

Il ne sut quoi répondre de prime abord à la question, tant la réponse lui paraissait évidente. Pourquoi cette question, en doutait-elle ? Donnait-il l'impression que ce n'était pas le cas ? Ou sa perception avait-elle changé au point qu'il pensait aimer alors que ce n'était plus le cas ? La crainte l'envahit. Mais l'amour persistait trop pour que la peur ne le prenne.

"Oui, bien sûr... Pourquoi cette question ?"

Macabre entendit sa réponse et ne sut dire si elle en était soulagée ou heureuse ou simplement insensible. Elle accueillait cette nouvelle comme n’importe quelle autre et se sentait même triste d’ignorer ce que son coeur pensait de tout ceci.

-Dryade affectait beaucoup de choses chez toi. Son absence a créé des vides. Tu n’as plus ta magie. Tu aurais pu ne plus avoir les mêmes sentiments.

L’Eäla avait totalement changé le Protecteur. De militaire armé, il était devenu un mage très puissant mais incontrôlable. Il entendait la voix des arbres dont on lui avait expliqué l’existence alors qu’il y était totalement sourd auparavant. Il était aussi à son aise dans la forêt qu’un Noss… Elle aurait aussi pu affecter ses émotions et les emporter avec elle.
Ou bien son amour aurait pu naître de leur lien et la destruction de celui-ci aurait pu l’effacer…
Il y avait mille raisons pour qu’il ne l’aime plus comme avant…

“Cela aurait pu… mais nous avions chacun nos sentiments. Et j’ai gardé les miens.”

D’où la haine, l’amour, la peur… et le désespoir. Comment faire comprendre cette situation si complexe ? Il n’en avait aucune idée. Au fil des siècles et surtout de ces trois dernières années ils avaient lié leurs êtres, au point qu’elle était devenue une partie de lui, mais pour autant jamais ils ne s’étaient confondus. S’il avait su dès le début, s’ils avaient pu communiquer et surtout se comprendre, cela aurait certainement donné une osmose entre eux deux. Différente de celle des druides mais tout aussi importante. Désormais, il était temps de passer à autre chose, Dryade ayant regagné la liberté qu’elle aurait toujours dû avoir.

“Tu n’as rien à craindre.”

Macabre inclina légèrement la tête sur le côté, ne comprenant pas vraiment ce qu’elle devait craindre. Elle ne posa toutefois pas la question, consciente qu’elle-même ignorait beaucoup de choses de ses propres émotions. En ce qui concernait Neraën, cela commençait d’ailleurs à la mettre mal à l’aise sans qu’elle ne sache vraiment pourquoi. Elle ne se sentait pourtant pas obligée d’apporter de réponse aux sentiments qu’il avait envers elle…
Mais peut-être qu’il pourrait l’aider ? Elle avait découvert quelque chose de nouveau à son sujet et n’arrivait à l’interpréter.

-Fideldor est revenu. Je l’ai vu à la bibliothèque de l’académie. Il m’a parlé.
- Fideldor… celui qui t’a recueillie ?
-Son nom ne se dit pas comme ça, je sais.
- Hum… Fineldor, c’est cela. Cela t’a fait plaisir de le revoir ?
-Non.

La réponse de la petite elfe était ferme et sans appel. Plaisir, non. Même si la notion de plaisir était encore flou pour elle, c’était très loin d’être ce qui correspondait à ce qu’elle avait ressentie en le voyant.

-Je suis en colère contre lui.
- Pourquoi ?
-Il est resté sourd à mes appels. Il m’a abandonnée quand j’avais besoin de lui. Quand tu étais prisonnier. Quand Maliss est arrivée.
- Avait-il une raison ?
-Non. Il n’avait aucune excuse.
- Que t’a-t-il dit ?
-Qu’il était dans son palais. Qu’il était occupé. Qu’il m’avait trompée.
- Rien d’autre… ?
-Qu’il était désolé.

Ces derniers mots ne semblaient pas la toucher. Elle était trop en colère pour accepter ses excuses. Surtout maintenant qu’elle savait qu’il ne pouvait pas justifier son silence et qu’il s’agissait donc d’un choix de sa part. Elle avait tant souffert durant ses deux ans… Et il n’avait pas daigné lui prêter la moindre attention. Comment lui pardonner ?

“Et penses-tu lui pardonner ? Pourquoi ?
-Je ne lui pardonne pas. Il m’a laissée parce qu’il le voulait.
- Tout comme moi je t’ai laissée, à Eteniril…
-J’ai compris pourquoi. Enfin, pas vraiment. Mais tu devais le faire, tu ne voulais pas. Fideldor n’était pas obligé de me laisser, il le voulait.
-S’il est désolé, c’est certainement qu’il a une raison qu’il n’a pas osé t’expliquer. Pourquoi m’en parles-tu ?
-Parce que j’ai pensé à toi pendant la conversation.
- A moi ?”

Pour le coup, Telenwë était vraiment étonné. En quoi une telle discussion avec le protecteur de Tethien avait bien pu lui faire penser à lui, à part leur séparation forcée à Eteniril ?

-Il a dit qu’il espérait que je trouve quelqu’un qui me protègerait et me guiderait. Elle marqua une courte pause avant de reprendre, détournant le regard juste un instant. Je lui ai dit qu’il y avait quelqu’un.

“Je… merci.”

Il resta un moment stupéfait, ne sachant pas s’il devait sourire, faire un geste ou dire quelque chose d’autre. De la part de Macabre, cela signifiait énormément… et rendait son coeur fier.

“Merci pour ta confiance.”

La jeune elfe resta là à le regarder sans un mot. Confiance… Oui, c’était vrai. Elle avait confiance en lui. Elle lui faisait confiance pour veiller sur elle. Elle savait qu’il ne serait pas toujours disponible à cause de son titre et parce qu’il se rendait souvent parmi les Noss. Elle ne comprenait pas ce genre d’obligations mais elle savait qu’il répondrait présent si elle avait besoin de lui, ne serait-ce qu’avec une lettre… Elle n'en demandait pas beaucoup plus.

-Olorin compare souvent Fideldor avec un père mais je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Est-ce qu’aimer comme toi est plus fort que d’aimer comme un père ?
- C’est… différent. L’amour a une force insoupçonnée, que ce soit l’amour familial ou autre. Certains pères aiment leurs enfants bien plus que les amants de ces derniers. Me concernant, je t’aime très fortement.

Un battement de cil. Le regard fuyant l’espace d’une seconde. Puis une respiration un peu plus profonde que les autres. C’était étrange. A chaque fois qu’il parlait de ce qu’il éprouvait pour elle, elle s’en trouvait perturbée. C'était bref mais c’était là. Un silence s’installa tandis qu’elle réfléchissait sur ce constat sans parvenir à en trouver le sens. Il lui faudrait sans doute plus que quelques minutes pour interpréter une réaction si inhabituelle pour elle qui ne connaissait que deux émotions avant d’arriver en Anaëh.
Finalement, elle choisit de reporter sa réflexion à plus tard et de revenir sur une demande que Neraën avait exprimé un peu plus tôt.

-Veux-tu voir ma forme d’ombre ?
- Je veux bien.

Si elle avait su comment faire, Macabre aurait peut-être sourit. Neraën ne pouvait plus manier la magie comme avant, toutefois il s’intéressait toujours au sujet et se montrait même curieux concernant l’avancé de la jeune femme en la matière. Elle aurait été triste de ne plus partager cela avec lui, même si c’était assez nouveau pour eux d’en discuter et de lire ensemble des ouvrages traitants de l’Art.

Sans plus rien ajouter, elle baissa légèrement la tête et ferma les yeux. Elle prit une profonde inspiration et expira lentement avant de recommencer une seconde fois. A la troisième respiration, son esprit était déjà suffisamment libéré et concentré pour lancer le sort. Depuis le sol, un filet noir remonta le long des pans de sa robe, tel une couverture recouvrant ses chevilles puis ses jambes avant d’atteindre ses bras posés entre ses genoux. Lentement, l’ombre grimpa encore pour recouvrir son buste, ses épaules, son cou, son visage… Enfin, ses cheveux changèrent légèrement de teinte, les rendant moins opaques. La transformation achevée, Macabre releva la tête et ouvrit les yeux.
Son corps n’avait plus qu’une seule teinte, celle d’un noir d’ombre à la texture pailletée. Ses contours étaient flous et vaporeux, le moindre mouvement laissant s’échapper une légère fumée noire. Le tissu de sa robe trop large semblait se mouvoir sous une brise qui n’existait pas, laissant deviner ses véritables formes par intermittence. Ses cheveux flottaient comme si elle se trouvait dans l’eau. Ses yeux n’avaient plus ni blanc, ni pupille, ni iris. Elle ne clignait pas des paupières, n’en ayant plus besoin sous cette forme. Elle demeurait là, immobile et vivante, tel un paisible fantôme d’ombre magnifique et étrange à la fois.

Telenwë la laissa faire, avec un calme presque surnaturel. Mis à part sur le champ de bataille il n’avait jamais eu l’occasion de voir la magie de l’ombre en action et, plus que cette simple curiosité, il avait envie de voir la progression de son aimée. Lorsqu’elle eut fini, il lui offrit un sourire des plus sincères, à la fois fier d’elle et impressionné par le résultat. Ciryië était bien étrange sous cette forme, avec ces yeux qui ne clignaient à aucun moment… dérangeante presque. Mais elle n’en restait pas moins belle, en toute objectivité - ou pas.

“Impressionnant… Tu es douée. Bravo.
-Merci.

La voix de la jeune elfe était lointaine et raisonnait, semblant venir de partout et nulle part à la fois. Une chose était sûre, elle ne venait pas de sa bouche car elle ne l’avait pas ouverte… Et puis, l’étrange apparition d’ombre expira tout en baissant la tête. Le voile noire que recouvrait Macabre retomba sur le sol tel un nuage lourd où il s’écrasa pour s’évaporer. De nouveau elle-même, le regard bleu clair de la petite esclave croisa celui-ci profond du Protecteur.

-J’ai tenu plus d’une heure sous cette forme la première fois. Je travaille la métamorphose pour qu’elle devienne aussi facile que l’ouverture d’une voie vers les ombres.
- Parce que l’ouverture d’une voie vers les ombres est plus simple… ?

Sans répondre, Macabre balaya l’air à sa droite d’un geste du bras. Celui-ci passa dans l’ombre d’un fin tronc d’arbre qui s’étirait jusqu’à eux. L’espace d’une demie seconde, son bras disparut, comme s’il n’était plus à elle. Elle repassa dans l’autre sens, reproduisant le même exercice.
Oui, c’était aussi simple pour elle. Elle maniait les quelques sorts qu’elle connaissait comme elle respirait. Elle avait appris ainsi, contrainte et forcée. Son esprit lui-même était façonné de telle sorte qu’elle comprenait bien mieux la magie que le sentiment de bonheur. Elle reposa sur bras devant elle et releva le regard vers Neraën.

-Je parle seulement du premier plan des ombres. Pas du monde parallèle dans lequel vivent les ombres palpables.
Il fronça les sourcils, découvrant un monde qui lui était jusque là inconnu.
- Parce qu’il y a combien de plans d’ombres, en fait ?
-Je ne sais pas. Il n’y a rien d’écrit dans les livres ici. Je ne connaissais que les ombres qui font partie de ce monde. Celles dans lesquelles je me cache et je voyage. Je vois toujours ce qu’il se passe de l’autre côté, dans la lumière. La drow était enfermée dans les profondeurs. Un voile sépare ce monde du nôtre.
- Et comment ça se passe, le monde où les ombres sont palpables ?
-Je n’y suis pas allé. J’ai ouvert une brèche pour la faire sortir et j’ai refermé. Elle a dit que c’était un désert de sable noir. Il n’y a pas un bruit. Le temps s’écoule plus vite là-bas. On m’a changé de classe mais je ne m’en approcherai plus pour le moment.
- D’accord… Il vaut mieux t’en tenir loin pour le moment, en effet. Pourquoi as-tu changé de classe ?
-C’est à cause de ce que j’ai fait pour la drow. On m’a mise avec les arcanistes.
- C’est une bonne nouvelle ! Félicitations.

Macabre ne répondit rien puis, le silence s’installant, elle finit par comprendre qu’elle lui devait un “merci”, ce qu’elle s’empressa de corriger.
Les heures s’écoulèrent doucement tandis qu’ils demeuraient dans la clairière à discuter de nombreux sujets divers et variés. Le jour déclina lentement si bien que la pénombre finit par les inviter à retourner en ville. Une fois l’enceinte passée, la jeune femme se rappela qu’elle avait un livre à rendre à Neraën. Ainsi, plutôt que de se séparer là comme ils en avaient l’habitude, il la raccompagna jusque chez elle. Il resta sur le pas de la porte tandis qu’elle disparaissait dans l’ombre pour reparaître la seconde suivante, ledit manuscrit dans les mains.

Maliss rentrait également, les bras chargés des quelques courses qu’elle venait de faire pour nourrir la maisonnée. Olorin n’était pas son fils mais elle veillait malgré tout à son alimentation. Pour le reste, il se gérait entièrement tout seul. Il avait obtenu le droit de participer aux entraînements avec les gardes de la cité, il lavait son linge, il entretenait son équipement. Il tenait à ne pas être un poids supplémentaire pour elle, ni à se retrouver comme substitut après la mort d’Halandarin. Elle appréciait cette attitude et lui en était reconnaissante.
Alors qu’elle n’était plus qu’à une centaine de mètres de la maison, elle aperçut Ciryië sur le pas de la porte et sourit à sa vue. Mais son sourire disparut bien vite devant la scène qui se déroulait sous ses yeux et elle s’arrêta au beau milieu de la rue, ignorant les gens qui circulaient autour d’elle.

Le geste de Neraën… Anodin, peut-être… Mais pas avec ce regard. Et la réaction de sa fille. Elle qui ne détournait jamais les yeux… L’espace d’un instant, elle n’avait plus osé le regarder. Son visage était impassible mais une mère savait lire dans la plus infime réaction de son enfant. Il ne s’en cachait pas… Et elle l’ignorait sans doute.
Cette découverte fut comme un coup de massue sur la tête et un poignard dans le coeur. Ce n’était qu’une enfant.

Alors que le temps semblait s’être arrêté pour Maliss, la vie suivait son cours autour d’elle. Neraën salua Ciryië et cette dernière rentra à la maison. Aucun d’eux ne la vit et il lui fallut le cri d’un enfant en train de jouer pour la tirer de sa torpeur. Elle se ressaisit et reprit son chemin vers la porte d’entrée.

Un simple regard, un simple remerciement, un simple sourire alors que le livre retournait dans les bras du propriétaire. Telenwë serait volontiers resté auprès de Ciryië encore quelques temps mais lui comme elle avaient des choses à faire. Il finit donc par se retourner pour rejoindre le palais, son sourire se perdant dans le fond de ses pensées. Il avait des choses à faire au sein de la ville, oui… Et c’est avec ces pensées en tête qu’il s’arrêta net, remarquant seulement la présence de Maliss. L’ayant déjà rencontrée et ne voyant pas énormément de monde qui pourrait venir à cette maison avec un panier de nourriture, il n’eut pas trop de mal à la reconnaître. Bon… D’ordinaire la présence de personnes ne le dérangeait pas mais pour le coup le fait que la mère de son aimée ne fasse pas une tête normale le chiffonnait. Et pire encore, il n’arrivait pas à retrouver dans sa mémoire ce que pouvait signifier cette-dite tête. Avait-il fait quelque chose de mal ?

“Bonsoir ?”

Maliss continua d’avancer sans s’arrêter. Elle hésita à lui répondre si bien qu’elle mit quelque secondes avant de le saluer à son tour, le ton froid et le regard plus dur que d’habitude. Elle le dépassa et fit encore quelques pas de plus avant de finalement s’arrêter et faire volte-face.

"Neraën, c’est bien ça ?"

Ils n’avaient jamais été officiellement présentés. Elle ne se souvenait pas l’avoir déjà croisé alors qu’elle cherchait encore à savoir si Macabre était bien sa fille. Elle ignorait que c’était à lui qu’elle devait ce bref instant dans la bibliothèque pendant lequel Ciryië ne pouvait la voir et où elle réalisa que son enfant était de retour… Il avait géré la situation à merveille et la petite elfe n’avait jamais rien soupçonné. Pour autant, sa réaction n’aurait sans doute pas été différente si Maliss s’était souvenu de lui. Il n’y avait que les quelques descriptions qu’elle en avait eu qui lui permettait de l’identifier comme étant l’homme dont elle entendait parler sans arrêt et non plus comme un simple camarade de classe.

"Quelles sont vos intentions envers ma fille exactement ?"

Le protecteur fut sincèrement surpris par la question, ne s’y étant pas attendu. Il regarda la mère, ne cherchant même pas à montrer une expression particulière sur son visage.

“Mes intentions ?
- Je ne suis pas aveugle. Votre regard à lui seul ne saurait mentir lorsque vous posez les yeux sur elle, sans parler des autres signes qui ne trompent pas. Alors je réitère ma question : quelles sont vos intentions au sujet de mon enfant ?
Il resta con un instant, avant de répondre le plus simplement du monde :
- De la savoir heureuse. Juste cela.
- Vous m’en voyez ravie. Mais vos sentiments n’en restent pas moins malvenus. Ce n’est qu’une enfant et vous devez avoir cinq fois son âge.
- Elle n’est pas une enfant.
- Elle est émotionnellement immature et a tout à apprendre de la vie. N’est-ce pas la définition même de l’enfance ?”

Ses yeux profonds se fixèrent dans ceux de Maliss, comme s’ils cherchaient à la sonder ou à lui transmettre un message. Il en fut ainsi quelques instants avant qu’il ne réponde à celle qui cherchait simplement à protéger le seul enfant qui lui restait.

“Elle a effectivement encore à apprendre à être en adéquation avec le monde qui l’entoure. Cela arrive même aux adultes, notamment lorsqu’ils quittent un territoire connu pour un autre avec un peuple aux us et coutumes différentes. N’est-ce pas ce qui lui est arrivé ? Tout ce qu’elle a vécu avant de vivre en Anaëh ne vaut-il rien ?"

Maliss conserva le silence un instant tout en soutenant le regard de Neraën. Une colère sourde se lisait dans ses yeux, ses épaules crispées et dans sa respiration forte et profonde. Le passé de sa fille lui était trop difficile. On lui en avait expliqué les grandes lignes mais elle n’avait pas souhaité en apprendre davantage. Elle savait qu’elle avait souffert. Si son corps ne portait plus aucune cicatrice, sa petite taille demeurerait à jamais la preuve des épreuves qu’elle avait dû traverser. Son visage infantile, son impassibilité et son incapacité à comprendre les émotions quant à eux témoignaient de bien d’autres tourments… Mais comment cet homme aveuglé par l’amour pouvait en savoir ?
Elle fit alors un pas dans sa direction, presque menaçante.

"Je vous interdis de lui faire part de vos sentiments ou de les lui montrer.
-En quel honneur, je te prie ? Pardonne-moi si ma question te parait insolente mais j’aimerais comprendre quel intérêt ta fille aurait à ce qu’on lui cache ce qui l’entoure. Que cela vienne de moi ou d’autres.
- Quel intérêt y aurait-il à ce qu’elle le sache ? Elle est incapable de comprendre ce qu’est l’amour. Vous ne feriez que lui faire plus de mal qu’autre chose en faisant naître en elle des questions qu’elle ne se pose pas encore et vous n’auriez de toute manière aucune réponse de sa part.
- Tu souhaites qu’elle découvre la vie, non ? Comment veux-tu qu’un enfant apprenne à peindre s’il ne se tache jamais les doigts avec la peinture ? Si tu veux qu’elle ne soit plus l’enfant que tu vois, je te conseille de la laisser toucher ce qu’elle ne comprend pas encore pour justement pouvoir se l’approprier. Et par expérience… je te déconseille de la couper de ce sur qui et sur quoi elle s’accroche pour continuer.
- Je ne vous demande pas de ne plus la voir mais simplement de ne pas lui parler d’un sentiment si fort alors qu’elle ignore même comment sourire. Il y a des étapes à ne pas brûler.
- Elle suivra les étapes qu’elle voudra. Je ne souhaite pas être une cage à son égard."

Maliss eut un mouvement de recul, comme si elle venait soudainement de comprendre quelque chose. Elle dévisagea Neraën, interdite, puis laissa sa pensée s’exprimer.

"Vous le lui avez déjà dit…
- Oui. Et si cela peut te rassurer, je ne l’oblige en rien.
- Non, vous ne l’obligez pas… Mais combien de fois vous a-t-elle questionné sur le sujet depuis ? Vous ne l’obligez pas à prendre de décision mais elle est suffisamment intelligente pour savoir qu’un amour, quel qu’il soit, appelle à une réciprocité. Elle a détourné les yeux lorsque vos mains se sont touchées alors que vous récupériez votre livre. Elle ne détourne jamais le regard, pas même face au Régent en personne. Mais pour vous, elle n’arrive plus à le soutenir. Et vous voulez me faire croire que cette situation n’a rien de perturbant pour son esprit fragile… Vous ne semblez pas avoir beaucoup réfléchi à la question. Ou alors vous êtes plus naïf que vous le pensez."

Sur ces mots, elle fit demi-tour et reprit la direction de sa demeure. La voyant partir Telenwë ferma les yeux et s’obligea à ne pas répondre derechef à cette femme qui de toute façon n’écouterait rien : ne se voilait-elle pas les yeux pour ne pas voir qui était vraiment sa fille ? Depuis quand Ciryië avait-elle l’esprit fragile ?! Non. Il valait mieux en rester là. Faire ce que peu d’elfes semblaient vouloir comprendre alors qu’ils avaient l’éternité devant eux : laisser le temps au temps.

{Fin}