Rose bonbon [ Driz ]

Merveilleux, fantastique, époustouflant! Resté pantois, Kah observa d’un œil ébahit ces quartiers qu’il avait foulé à plus d’un millier de fois. En cette mille-et-unième occasion, ce décor qui normalement n’aurait pour lui plus de secrets, se dévoilait comme une nouveauté à admirer. Le teint terne et monochrome du Puy n’était plus, laissant place à une créativité sans commune mesure de palette de couleurs variées. Les édifices étaient curieusement coloriés d’ocre, de verdâtre et même de rosé sur certaines devantures! Mais qu’est-ce qui expliquait un changement aussi drastique de goûts pour ces vives teintes ? Kah papillonna des cils comme s’il s’exposait à un mirage, à une supercherie de sa psyché. Pour s’assurer de l’intégrité de sa vue, il s’arrêta et fit filer ses doigts le long d’une porte aussi métallique que violette … Alors c’était bien vrai, la populace de ces bas-quartiers s’étaient donné le mot : sus aux pigmentations déprimantes! Et puis, la chose était bien curieuse, mais à la fin, qu’est-ce que cela changeait ? Rien du tout, à l'exception faite d’une probable frustration de la part des puritains de ce monde. Et ça, ça avait vraiment tout pour amuser notre assassin de la Dotkha.

Là où la chose devint plus étrange encore, c’est lorsqu’il se retourna de la maisonnette pour tomber face à face à un homme dont la peau était parsemée d’écailles. Ses yeux s’écarquillèrent et il recula d’un bon pas d’arrière. L’énergumène déambulait comme si de rien n’était, se mélangeant aux autres comme s’il était normal de posséder ce genre de derme. Ah, il avait bien agacé une personne ou deux lorsqu’il claqua sa longue queue pointue, mais sinon … Quoi? Il a une queue ?! Kah rehaussa les joues encore d’avantage, amusé plus que jamais, mais à la fois si étonné qu’on pouvait en voir une pointe de crainte naître dans ses mires vermeilles. Étrange créature qu’était l’homme-lézard, après tout, non ? Il secoua la tête, enchaîna quelques pas pour s’éloigner de ce gourbi, emprunta une ruelle tout aussi louche, puis, tomba nez-à-nez avec une horde d’hommes mi-chouette, mi-serpent et re-mi-chouette derrière. Là, c’était la panique : Kah s’arrêta aussitôt en les voyant tous se déplacer normalement, à observer autour d’eux avec leurs grands yeux globuleux … Par le con béant d’Isten, mais qu’est-ce qu’il se passait ?

Haaahh, bien sûr … La drogue.

La posologie de la décoction qu’il avait ingérée tantôt, n’avait certes pas dû être la bonne. C’est qu’à force de s’intoxiquer de la sorte, il lui arrivait de chercher de nouveaux effets, de nouvelles sensations, de jouir de la surprise! Jusqu’à maintenant, ses connaissances poussées d’alchimie l’avaient préservée du décès, mais il lui arrivait encore à l'occasion de rater ses expériences. Qu'à cela ne tienne, c’est en se prenant lui-même comme cobaye qu’il avait fait ses plus grandes découvertes. Et puis, il adorait détruire sa santé. Comme ses semblables vieillards à la peau noire, leurs moult années de leur très pénible existence ont encouragés la monotonie, et ces drogues étaient pour lui une échappatoire à l’ennui tout à fait acceptable.

Enfin, maintenant qu’il réalisa l’étendue de son imagination, il se détendit, inspirant à pleins poumons de sorte à remettre la main sur son calme habituel. Profiter, c’était pour l’heure à venir son mot d’ordre.

Le temps d’un sablier, à peine, d’une toute petite minute, s’écoula avant qu’une déflagration vienne balayer une maisonnée couleur rose bonbon se postant juste de l’autre côté de la venelle où il se trouva. Ni saut, ni surprise, il resta totalement stoïque face à la panique générale que causa une telle explosion. Les chouettes hululèrent et accoururent dans tous les sens en faisant onduler leurs long corps de reptile. Pour une fois, il avait ingéré quelque chose de sacrément surprenant, car le drame qui se déroulait devant ses yeux semblait si réel, qu'il crut bon protéger ses yeux des débris en levant le coude pour se protéger de son bras.

Dernier jour de la troisième ennéade de Favriüs, veille de l'incursion dans la chambre magmatique
Sur le chemin de l'école, ou vers le temple d'Uriz.

Maintenant qu'elle s'était remise à parler, respectant ainsi la volonté du Père, Driz'na avait fini par retourner à l'école. Sa mère et tutrice n'avait pas le temps de s'occuper d'elle plus que nécessaire, d'autant plus qu'elle avait l'impétueux Elghinn à gérer. A gérer plus qu'à éduquer, vu son caractère bien trempé et la façon dont il parlait à tout le monde. Il avait encore du mal à digérer leur toute première rencontre... mais bien qu'orgueilleux et méfiant envers elle, il n'avait plus ce regard assassin. C'était déjà une première chose, d'autant plus que désormais certains entraînements se faisaient avec lui. Etonnamment, elle avait pu remarqué qu'il avait un style de combat similaire à celui de sa demi-soeur...

La gamine soupira intérieurement en repensant aux trois ennéades passées avec Elghinn. Ce n'était vraiment pas simple d'avoir une famille recomposée, en plus dans une classe sociale à laquelle il fallait encore qu'elle s'habitue. Au moins, depuis deux jours, elle retournait étudier au temple avec ceux de son âge. Là non plus ce n'était pas simple, les enfants de cet étage du Puy s'entraînant déjà aux manigances politiques. Quand un coup pouvait être porté, même à un camarade de jeu, c'était fait. Et contrairement au quartier doeb, là ce n'était pas des coups de poings bien placés mais des intrigues forgées par-derrière afin de planter un poignard par-devant, alors qu'on imagine la menace venir de derrière, justement. D'où l'intérêt de rester dans un groupe : au moins on pouvait surveiller ceux qui restaient non loin.

Là, depuis son retour, Lotha Suru sentait que les choses étaient différentes d'avant sa disparition. Pas que les groupes avaient changé, non... les autres enfants la regardaient différemment. Certains chuchotaient derrière son dos des on-dit tous plus inexacts les uns que les autres. Zev'yn s'était montré bien plus subtil et malin que nombre d'entre eux : il semblait avoir fait attention à chaque détail la concernant, à chaque changement aussi infime soit-il pour diriger ses questions en ce sens. Aussi lui avait-elle laissé en savoir un peu plus que les autres, sans pour autant raconter la traque ou encore son lien de sang avec sa tutrice. Dans le fond, elle lui avait raconté le plus important à ses yeux : le soir où il était resté prier le Père avec elle, elle avait fait un voeu ; elle s'était permise de demander une chose à Uriz. Et Il avait répondu à sa prière, par le biais d'un rêve. Rêve qui s'était réalisé lors de sa convalescence. C'était pour cela qu'elle le priait encore plus qu'avant. Zev'yn ne sut d'aucune manière quelle était cette prière ni quel était ce rêve... mais Driz'na avait obtenu ce qu'elle espérait en racontant cette histoire à lui et à lui seul : une plus grande considération de la part de l'une des meneurs de la classe ainsi que le chef de son groupe.

C'est en pensant à la journée qui allait être que l'enfant traversait les rues en direction du temple, escortée par un adulte armé. Pas de simple esclave aux poignets liés après ce qui s'était passé. Autour d'eux, les habitants de ce quartier s'affairaient déjà, commençant de bon matin tout le travail qu'ils devaient achever avant qu'il ne soit l'heure de dormir. Pour ceux qui respectaient ce cycle, du moins. Une journée normale en perspective, en...

Les pensées de la petite s'arrêtèrent là. Les sons, aussi. Le temps qu'elle réalise ce qui était en train de se passer, l'explosion avait momentanément assourdi ses oreilles ainsi que désorientée. Les gravas et blocs de pierre tombèrent, blessant voire même tuant ceux qui se trouvaient dans la zone tout en ayant eu la chance d'être suffisamment loin de l'explosion pour ne pas être morts dans la déflagration. Driz'na sentit qu'on la secouait. Ses yeux violacés se posèrent sur son protecteur, couvert de poussière et d'égratignures. Elle cligna plusieurs fois des yeux, respira un bon coup et l'ouïe lui revenait de même que son esprit. Une maison d'alchimiste ; elle venait d'exploser. Les gens couraient dans tous les sens. Certains fuyaient, d'autres accouraient. Ceux qui avaient le plus conscience de la situation s'empressaient déjà d'organiser les civils pour éteindre le feu avant qu'il ne se propage aux autres bâtisses. L'enfant Al'Serat se releva avec peine, tout aussi inquiète qu'intriguée. Son gardevérifia vite fait qu'elle n'avait rien : à part un saignement au niveau de la joue, elle semblait juste avoir été projetée au sol par le souffle. Très bien. Il allait vite fait l'amener au temple pour qu'elle soit en lieu sûr et... et alors une seconde explosion eut lieu, la maison juste en face de la première. Les deux sombres se trouvant plus proches de ce côté de la rue, ils furent projetés vers la maison en ruines par le souffle.



Driz'na avait mal. A son bras bandé mais pas que. Elle était dans le noir complet. L'air était empli de poussière et était difficilement respirable. Il faisait chaud, aussi. Plus que d'habitude. L'enfant tâta autour d'elle, trouva une main et la serra. Aucune réponse. Elle remonta alors le bras pour savoir s'il s'agissait de son protecteur du jour et s'arrêta net en sentant la chair comme les muscles s'arrêter, l'os ressortir et le sang coller entre ses doigts. Après avoir lâché sa macabre découverte elle vomit son maigre repas du matin et essaya de respirer. A part ce bras, il n'y avait que de la pierre. Il fallait qu'elle sorte... il fallait qu'elle respire, loin de cet endroit. Vite.

Il tapota son manteau de sa patte dextre, chassant les poussières et les cailloux concassés qui s’y étaient collés suite à la prime déflagration. Alors son imagination ne lui avait pas joué de mauvais tour, une maison avait bel et bien explosée! Fascinant! Plutôt que d’accourir dans le sens contraire de l’incident, Kah faisait plutôt parti de ceux dont la curiosité primait sur le bon sens. Là, toute suite, au lieu d’assurer sa bonne santé, il désirait connaître le pourquoi du comment et si au détour, il pouvait faire les poches des quelques malchanceux qui se trouvaient par trop proche de l’ex laboratoire, eh bien tant mieux! Il n’eut guère à piéter longuement pour que son attention ne soit captée par quelque chose tout autre. En observant aux alentours, il trouva des mires un duo qui lui scia carrément les guiboles. Un drow, tout ce qu’il y avait de plus typiquement Eldéen, couvait de sa présence une petite fille aux traits similaires. Jusque-là, rien qui n’aurait laissé pantois le maître des ombres, vous en conviendrez! Mais à fixer la petiote, quelque chose clochait. Il plissa le regard de sorte à mieux la distinguer, puis vit chatoyer autour d’elle une aura violacée, puissante et à la fois effrayante. Une aura qui enflait à chaque seconde qui passait, engouffrant sous son ampleur les environs autour d’elle. Elle était loin, et pourtant il pouvait voir la profondeur de son regard ténébreux, dont les prunelles étaient aussi sombres que le néant. Des frissons d’effroi lui secouèrent le squelette, tant pareille créature ne s’était jamais postée devant lui. Sur le coup, il cligna plusieurs fois des yeux, comme pour chasser ce mauvais mirage, mais elle était réelle, elle était bien là. Enfin, il la vit porter son attention vers une autre maisonnée, qui elle aussi, vola en éclat dans une déflagration de tous les diables. Cette fois Kah s’en vit propulsé lui-même tant le souffle de l’explosion fut violent, arrêtant son vol contre la porte d’une des bâtisses avoisinantes. Sonné, mais pas blessé, son regard ne chercha pas même un seul instant à regarder la source de toute cette cacophonie, c’est la petiote qu’il chercha avidement du regard.

« Par le con d’Isten! Elle a balayé la maison du regard! Un avatar, une envoyée des dieux, je ne vois que ça … » Ainsi manipulé par son esprit drogué, Kah se redressa et fit fi de tout ce qui pouvait lui barrer le passage, autant ceux qui fuirent les lieux que les blessés qui girent au sol en gémissants. Il piétina même deux ou trois malheureux pour arriver plus rapidement à l’endroit où il vit pour la dernière fois la petite Driz. Un brasier sévissait tout prêt et la chaleur qui s’en dégageait n’était qu’à peine supportable. Il lui fallait être preste. Le restant d’un corps inanimé, celui du protecteur de tantôt, était étalé sur un amas de rochers. Point de temps pour de correctes sépultures : Kah tira le bras arraché dans les airs, puis balança la carcasse inanimée de l’homme plus près du feu, qu’il se fasse consommer dans les minutes à suivre. Une fois fait, les rochers commencèrent également à voler, tirés dans tous les sens de manière précipitée par le Drow. Enfin, il vit la petite dont l’aura lui sembla toute suite moins impressionnante, amenuisée sans doute par le récent usage de ses pouvoirs. Il était loin de se douter qu’en fait, ce fût son intoxication qui se volatilisait peu à peu. Il ne lui demanda pas son avis ni son aide, Kah tira simplement sur le bras de la petiote pour l’extraire de ce gourbi, afin de l’emporter dans ses bras au pas de course un peu plus loin. Ils n’étaient désormais qu’à un coin de rue du temple, entre deux ruelles, quand le maître des ombres déposa la petite pour lui rendre sa liberté. Le halo qui l’illuminait s’était désormais bien éteint et, ses yeux tantôt aussi noirs que les abysses, s’étaient colorés de la même teinte que sa récente auréole : un violet bien distinct, une marque indiscutable de son mauvais lignage.

Heureusement pour elle, Kah n’en avait cure, plutôt, il ploya le genou et passa une main contre l’épaule de la petiote pour en retirer les poussières restante, le souffle haletant.

« Tu vas bien, petite ? » Demanda Kah, incertain de la manière dont l’avatar allait s’exprimer.

Reprendre sa respiration était difficile. L'air était lourd et avec la poussière Driz'na avait du mal à retrouver son souffle, toussant régulièrement. Tout en tâtant autour d'elle dans l'espoir de trouver une sortie, la petite commençait à ressentir la chaleur. Une chaleur étouffante qui réchauffait les pierres au fur et à mesure que les secondes passaient. Cette chaleur éprouvante, cette atmosphère étouffante, le froid qui devient chaud... elle la connaissait bien pour l'avoir lu dans plusieurs livres : le feu. Elle était au milieu d'un incendie. L'enfant, comprenant dans quel état précaire elle se trouvait, se dépêcha de trouver un endroit où la pierre était moins lourde ou plus fragile pour arriver à sortir de là. Elle n'eut pas le temps de trouver une faille dans sa geôle qu'elle entendit du bruit à l'extérieur et, bientôt, une lumière aveuglante s'offrit à ses yeux. Elle voulut protéger ces derniers avec son bras valide mais fut tirée avec force, au point qu'elle se retrouva sans avoir le temps de comprendre ce qui se passait en train de voler dans les airs. En vrai, on la tenait. D'ailleurs, qui ? Où l'emmenait-on ? Etait-ce... eux ? Ou celui qui devait l'emmener à l'école ?

La peur. La crainte. Le sentiment d'insécurité. Et pourtant son esprit encore coincé dans les ruines en feu était incapable de rattraper la course de l'elfe noir. Incapable de savoir quoi faire, donc. Et ce fut le cas jusqu'à ce que l'adulte ne la repose plusieurs rues plus loin, s'agenouillant devant elle l'air inquiet et l'époussetant. Comme si lui enlever quelques grains de poussière allait la rendre propre... alors qu'elle était presque blanche à certains endroits.

"Tu vas bien, petite ?"

La concernée regarda son sauveur sans trop comprendre. Il lui était complètement étranger, ne portait rien de reconnaissable vis-à-vis de la maison Al'Serat mais pour autant avait un côté impressionnant pour la petite fille qu'elle était. Allait-elle bien ? Non. Son ventre se tordait encore de dégoût et l'acide goût du vomi dans sa bouche était plus que désagréable... sans compter le fait qu'elle ne comprenait pas ce qui se passait, que deux maisons avaient explosé. Dans ce cas là... sa maman lui rappelait qu'elle ne devait montrer aucune faiblesse. Son papa lui avait appris qu'elle pouvait se protéger en se persuadant qu'elle allait bien, au point qu'elle en serait assurée. Alors elle se persuada sincèrement qu'elle était maître d'elle-même, qu'elle n'avait pas mal, ni qu'elle avait ce goût et cette odeur qui la dérangeaient. Etrangement, elle y arriva ; ce n'était pas parfait mais cela lui permit de répondre.

"Oui. Oui je vais bien. Merci..."

Dur d'être crédible lorsqu'on a encore du sang et du vomi sur la bouche. Mais Driz'na se tenait droite et répondait avec toute l'assurance dont elle était capable, du moins le pensait-elle. Aussi peut-être que cela passerait et qu'il la laisserait aller au temple qui se trouvait désormais juste à côté. C'est d'ailleurs en regardant derrière le sombre qu'elle fronça les sourcils, se demandant si elle avait bien vu des ombres défiler rapidement dans la rue de l'explosion... Silencieuse, elle posa à nouveau ses yeux rouge-violacé sur ceux de l'inconnu puis derrière lui. Si ça ne sentait plus trop l'incendie, ça ne sentait pas bon pour autant...

Par tous les Dieux! L’avatar le remerciât! Son sourire s’égaya en sa faveur, tandis qu’il inspecta sommairement son état. Elle était poisseuse et malodorante, en cela, il n’aurait su en douter vu le très délicat parfum de bile qu’elle arborait. Autrement, elle sembla lui tenir vérité, alors que ses yeux ne découvraient aucune tare physique. Aussi étrange que cela put paraître, les yeux de Kah s’éternisèrent un moment dans ceux du petit être, comme s’il profita de chaque instant en présence d’un être aussi … divin. Et à cet examen de la vue, quelque chose clocha. La moindre-drow observa à quelques reprises derrière lui, épiant nerveusement quelques manifestations inexpliquées … Sans savoir retenir sa curiosité, qui le tenaillait depuis, il aperçut trois silhouettes se manifester au travers les ténèbres retenues par les hauts murs de cette ruelle abandonnée. En fallait-il d’avantage, au travers cet incroyable chabanais que provoqua l’attentat, pour conclure que ces hommes arborèrent très certainement le sobriquet de coupe-jarret ? Le pas pressé, s’approchant à grandes foulées, peu s’en fallut pour qu’ils soient à courte portée, épée courte en main.

Kah se retourna une dernière fois pour considérer l’enfant, puis se saisit d’un automatisme parfait, deux poignards qui pendouillaient dans un fourreau discret à sa ceinture. Plus écœurante encore que l’odeur de la bile, l’empyreume pouvait saisir les narines en à faire soulever chavirer le palpitant de quiconque en humait la flagrance. Une huile, un poison quelconque, reluisait subtilement le long de ses deux courtes lames. Contraint à devoir se défendre, il aurait volontiers laissé la petiote faire montre de ses talents hors du commun, mais n’attendit guère qu’icelle prenne les devants pour assurer sa propre santé. Après tout, toute puissante qu’elle pouvait être, se sentait-elle seulement dans le besoin d’assurer le remboursement de sa dette, de sa vie sauvée par l’assassin de la Dotkha ?

Le temps fit un bond vers l’avant, privant ceux qui bordaient cette sombre artère de toute analyse possible : dans le doute, Kah porta le premier coup. Son poignard se heurta à une des courtes lames, puis s’élança dans une danse d’esquive laborieuse, frôlant de prêt les quelques douceurs métalliques qu’on tenta de lui assener. Il valait mieux ne point tenter de jeux de force, car en une fraction de seconde il s’en verrait débordé d’une attaque de côté. Feinter et espérer ne point manquer de clairvoyance dans leurs estocades restaient les meilleures voies à adopter, au moins jusqu’au moment où il pourrait les piquer à son tour. Ah, avec en main de telles alliées, il se contenterait de simples entailles ou de quelques estafilades, pour que la toxine ne termine le labeur à sa place …

Et si Drizz put apercevoir l’affrontement d’un regard éloigné, elle en eut certes pour son pesant d’or! Son protecteur n’en était pas la moitié d’un, c’était maintenant certain : il avait en dix passes mit en déroute deux des trois assaillants. Un était tombé raide mort, un trou au niveau du cou, tandis que l’autre se lamentait horriblement de douleur, étalé contre le sol humide. Le troisième, plus méthodique, s’était mis à analyser l’ennemi et même, considérer la fuite. C’est d’ailleurs ce qu’il fit en tournant le dos au sombrelfe, qui lui, analysa sa fuite en tâchant reprendre son souffle haletant. Il visa, ferma un œil, puis lança comme le ferait un saltimbanque l’un de ses poignards, qui vrilla sur lui-même avant de finir serti dans la colonne de l’homme qui poussa son dernier cri d’agonie. Son sourire, bien qu’il fut tantôt très large, l’était d’autant plus lorsqu’il vit l’homme au sol, empoisonné jusqu’à la moelle, en train de s’étouffer dans son propre sang.

Et c’est sous la ô combien agréable chanson des prochains macchabés, de leurs mélodieux cris d’agonis et autres joyeux glapissements, que Kah se retourna vers la petiote. Seulement, elle également dut s’adonner à ce sport viril, car un quatrième homme s’était immiscé pendant le combat afin d’atteindre la petiote …

Merci pour quoi ? Merci de l'avoir sauvée des flammes ? Ou merci de lui avoir demandé si elle allait bien ? Elle-même n'en savait rien. Son ventre se retournait encore derrière le masque d'assurance qu'elle affichait sur son visage enfantin. Cela n'enlevait rien au fait que des drows venaient vers eux, et pas avec une démarche rassurante. Son nouveau "protecteur" réagit tel un habitué aux affrontements, se relevant et dégainant deux couteaux. L'odeur qui se dégagea de ceux-ci fit reculer la petite, qui de par sa taille avait ses narrines aux premières loges. Par les dieux, avec quoi avait-il bien pu entretenir ses lames pour que ça pue autant ? Au moins cela eut le mérite de bien réveiller son esprit... parce qu'elle risquait d'en avoir besoin.

La petite ne put qu'admirer, l'espace de quelques secondes, le combat se déroulant devant elle. A trois contre un, c'était à ce dernier que les dieux avaient conféré le plus grand talent. Rapide et précis, cet adulte avait quelque chose d'envoûtant dans son style de combat. A le regarder, Teiweon en devenait presque attirante. Driz'na secoua brièvement la tête, son instinct de survie revenant au pas de charge et lui criant de regarder autour d'elle pour pouvoir fuir si jamais les évènements venaient à ne pas être en sa faveur. Aussi porta-t-elle les yeux sur tout ce qui l'entourait, faisant attention au sol comme aux hauteurs. C'est là qu'elle le vit. Le quatrième, un posté en arrière pour pouvoir prendre à revers... ou s'occuper d'elle, elle n'en savait rien. Elle avait toujours peur de cette seconde solution. Mais cela elle n'avait pas le droit de le laisser paraître. Alors elle se retourna vers le dernier venu et fit une roulade sur le côté lorsqu'il arriva sur elle.

Rapidité ; assurance ; efficacité. Pas le temps de réfléchir quand le combat était déjà lancé. Tout en dégainant son poignard, Driz'na enchaîna esquive sur esquive, ne répondant plus qu'à son instinct. Au fond de sa tête son cerveau tentait de se remémorer les enseignements de ses parents, notamment ceux de sa mère pour le coup : viser les points vitaux, blesser suffisamment pour pouvoir courir. Pour tuer, toujours enfoncer deux fois le poignard pour s'assurer de la mort. Et là aïe SBAM ! Fichu bras bandé qui essayait de reprendre le dessus... Oh, un genou ! Sans réfléchir, le coup partit droit sur l'arrière du genou de l'attaquant. L'adulte n'eut pas le temps d'en terminer avec elle qu'il cria de douleur, réussit à éjecter le poignard de la petite main et se retrouva... avec des dents plantées dans sa propre main et les cheveux tirés. Elle lâcha cheveux et main quand elle sentit qu'il s'apprêtait à lui briser le coup et recula sa tête ; à genou à terre et elle assise, il la plaqua violemment dos contre le sol ; sa main valide tâta le sol ; il s'apprêta à empaler l'offensante de sa lame ; ce fut son sang à lui qui coula entre ses lèvres.

Un coup. La petite respira, haletante, se demandant seulement ce qui venait de se passer. Un conseil, une injonction : toujours deux coups. Le bras tremblant, elle le replia pour le déplier à nouveau, enfonçant pour la seconde fois la lame qu'avait fabriquée sa propre mère. Le corps tomba, heureusement à côté d'elle. Le temps sembla alors s'arrêter et c'est sans trop comprendre qu'elle rouvrit sa main ensanglantée. Elle s'était battue, elle n'avait pas fuit cette fois. Et elle en était sortie vivante... Uriz et Natha veillaient sur elle, décidément...

Un bruit derrière elle. Rapidement elle tourna le visage pour voir son fameux protecteur la regarder, une seule de ses armes à la main. Fière. Elle devait montrer qu'elle était fière d'avoir passé l'épreuve, qu'elle était une combattante. Même si dans le fond c'était encore faux... Elghinn était un vrai combattant, pas elle. Driz'na se releva donc, avec quelques difficultés et son bras invalide lui arrachant une grimace qu'elle réprima du mieux qu'elle put. La douleur passée, elle reprit son poignard et se tourna vers le danseur de lames, toujours silencieuse. Après un tel exploit, une seule question lui vint : "Je peux aller au temple, maintenant ?".

Le cœur se débattant encore, à se fracasser sans relâche contre son poitrail, Kah se retourna et constata que cet avatar, cet enfant des dieux, était couverte d’un danger certain. Habité d’une panique inhabituelle –toujours causée par ce narcotique, ou du fait qu’il n’avait jamais côtoyé d’être aussi près de leurs créateurs-, Kah chercha un angle adéquat pour à son tour, faire voler son deuxième poignard. Rien ne vint. Autant la petite gamine que l’homme, les deux se chassaient sans jamais s’immobiliser, rendant la manœuvre par trop complexe pour ne pas risquer la vie de la jeune prodige. Ainsi, il était bien mal prit pour la défendre immédiatement! Et la distance le séparant de la petite élue se montrant inadéquate, Kah n’eut d’autres choix que de partir à la course en espérant que la petiote survive jusqu’à son arrivée.

Comment avait-il pu douter ? N’était-elle, après tout, guère l’élue d’une de leurs déités ? Peu de temps s’en fallut pour que la courte sur jambe n’en termine d’une fulgurante passe d’arme à son assaillant. Kah s’en vit les guibolles sciées en deux. Arrivé presque à son niveau, il freina sa course, cligna à maintes reprises de ses mires sanglantes, puis admira la scénette. Elle avait assassiné un homme d’une seule main … Maculée de sang, sa petite mitaine tenait fébrilement le manche de son poignard tout autant empoissé de ce liquide carmin. Un sérieux à toute épreuve habitait son regard picoté de violet, se tenant aussi droite qu’une barre de fer …

Fascinant.

Kah essuya des deux côtés son propre poignard contre sa cuisse, puis s’approcha de sa protégée avec lenteur. Enfin à son niveau, il ploya un genou pour qu’elle le regarde dans les yeux et qu’il puisse en faire autant. Son souffle était encore affolé, soit par l’effort physique, soit par l’euphorie que dut lui provoquer son dernier acte de bravoure … Le maître des ombres leva sa paluche et la déposa en toute précaution vers le poignet de Driz’Na, l’incitant gentiment à venir imiter le même mouvement qu’il fit tantôt à sa cuisse.

« Quand on peut, on essuie notre lame. Autrement, ta main pourrait glisser du manche, si le sang venait à s’immiscer entre ta main et le manche. » Il s’autorisa à dégager son adorable bouille de meurtrière de quelques mèches rebelles, puis se redressa de tout son long pour lui tapoter la tête. « Je vais t’y reconduire. » Et à lui de mettre ses cinq doigts au haut de son dos, pour l’inviter à emboîter le pas.

Le temple n’était qu’à quelques coins de rue, à peine, mais vu l’ère dangereuse dans laquelle tous deux étaient plongés, c’aurait été assez pour recevoir la visite d’autres rebelles. Aussi valait-il mieux la raccompagner, au cas. Sur le chemin, Kah ne pipa de mots au départ, puis dès qu’il sentit l’occasion se manifester, lorsqu’il vit sa jeune protégée déraidir de nervosité ses frêles épaules, il se lança :

« Qui es-tu et qui sont tes parents, ma jeune amie? »

Il la regardait étrangement. Elle n'aimait pas ça. Etait-ce à cause de ce qu'elle venait de faire ? Etait-il une connaissance dont elle ne remettait pas le visage, une personne de la maisonnée ou un allié de sa mère ? Cela l'étonnerait qu'elle l'ait déjà rencontré, elle s'en souviendrait. Elle retenait toujours les visages, les noms aussi. Mais surtout les visages. Elle essayait donc de cacher son mal-être face à cet inconnu, de réprimer la fébrilité de son estomac et d'essayer de comprendre au plus vite ce qui s'était réellement passé. Elle venait de tuer. Elle avait pris sa première vie. Et dans cette situation, cela lui avait été naturel... tout du moins plus que ce qu'elle n'aurait jamais imaginé, elle qui avait passé toute sa petite vie à fuir pour survivre. L'enfant tâcha de garder son visage fermé, prête à tenter elle ne savait quoi si celui qui s'approchait d'elle lui voulait du mal. Il fallait qu'elle se montre être une combattante ; un esprit fort. Une personne qui comprenait pleinement ce qui lui arrivait et qui s'y était préparé. C'était ce que lui avait raconté son père sur ce genre de situation...

"Quand on peut, on essuie notre lame. Autrement, ta main pourrait glisser du manche, si le sang venait à s’immiscer entre ta main et le manche."

Lotha Suru hocha la tête et essuya sa dague sur son pantalon, afin de ne pas quitter l'expert des yeux, comme il l'avait fait un instant plus tôt. Elle n'aimait vraiment pas son regard... elle n'avait pas l'habitude à ce qu'on s'intéresse ainsi à elle, au point que ça en devenait gênant. Vraiment.

"Je peux aller au temple, maintenant ?
- Je vais t’y reconduire."

Réprimant une méfiance exarcerbée par le contact qu'inaugurait l'adulte entre eux deux, se souvenant toujours que des personnes la cherchaient pour une raison inconnue, elle se laissa guider en direction du temple d'Uriz. Le fait qu'il ne soit qu'à peine quelques rues la rassurait : elle savait s'il y avait des endroits peu sûrs, où, et elle pouvait facilement remarquer s'ils prenaient un mauvais chemin. Au bout d'un moment, l'adulte reprit la parole.

"Qui es-tu et qui sont tes parents, ma jeune amie ?"

La petite se força à ne pas le regarder de suite. Ainsi, il ne savait pas qui elle était ? Donc elle ne l'avait jamais rencontré et il n'était pas non plus à sa recherche ? Alors pourquoi l'avoir sauvée ? L'aide avait un prix ici... Elle se mordit les lèvres en se demandant quelles conséquences il y aurait si elle donnait sa véritable identité. Mais son esprit quelque peu embrumé n'arriva pas à imaginer les conséquences de ses actes. Alors elle finit par regarder son sauveur.

"Driz'na. Je suis la pupille de la Maîtresse des Forges.
Comme ça, elle ne racontait pas qu'elle était son enfant. Et elle ne donnait pas de nom direct non plus.
- Et vous, qui puis-je appeler "mon ami" ?"

Empoissé de sang, parfumé du fétide poison de ses lames et encore sous l’excitation de ce guet-apens, rien de tout ça n’empêcha de voir à la bouille crasseuse du vieux Drow un sourire des plus francs. Candide, mignonne, mais capable d’une serviabilité qui la dépassait : à tous les coups cette enfant ne pouvait pas être issue d’une moindre famille.

« Driz'na. Je suis la pupille de la Maîtresse des Forges. »

Son sourire ne s’en vit que plus engraissé de bonheur. La forgelâme avait donc recommencé à s’approprier quelques âmes perdues pour les façonner à son image. C’est que notre ancêtre de Krish retombait bien aisément dans ses vieilles habitudes, du temps où elle apercevait son reflet plus large qu’il ne l’était dans une glace. Eh bien voilà que si la petiote avait choisi de lui mentir ou de déformer la réalité à son sujet, la simple évocation de la femme du défunt Haut-Prêtre avait suffisamment pour piquer bien carré l’intérêt de l’assassin. Ainsi, Kah offrit à la jeune femme sa bouille amusée, s’en en masquer la moindre des réactions. À tous les coups, la petiote devait très certainement être dans la méprise quant à son sauveur : se doutait-elle seulement qu’elle avait à faire à l’un des plus adroits coupe-jarrets ?

« Mon nom … Il est un poil trop complexe et ennuyeux pour te le dire au complet. Saurais-tu te contenter de celui qu’on m’attribue à tous les jours ? » Il la consultait poliment, mais n’attendait pas réellement de réponse.

« Kah. » Et il rapporta son regard vers l’avant, se questionnant d’ores et déjà sur la manière qu’il allait s’y prendre pour confirmer ou infirmer les dernières paroles de sa petite trouvaille. De surcroît, il lui faudrait impérativement s’entretenir avec l’ancêtre de forgeronne, et cela l’emballa de plus belle. Juste d’imaginer Krish, appesantie d’une dette seconde … Peut-être même qu’il rencontrerait encore son poing, comme lors de ses primes rencontres ? La nostalgie le frappa, tout à coup, se demandant même à quoi pouvait désormais ressembler la millénaire ? Serait-elle ponctuée de ridules, dotée d’une peau fripée ? Il était étrange, tout de même, ce sentiment que de redécouvrir une personne que l’on a bien connu jadis …

Ses questionnements passés, ils arrivèrent enfin aux devants du parvis du temple, où il invita d’une main leste Driz’na à cheminer vers les marches. Les symptômes de sa drogue évaporés, la jeune prodige retrouva sa forme naturelle. Plus guère de halo qui chatoyait autour d’elle, plus guère d’yeux étranges et surtout, sa voix redevint celle d’une candide adolescente.

« Nous nous reverrons sans doute bientôt, Driz’na. » Qu’elle le voulu ou non, la chose fut lancée comme une promesse. Et Kah n’entendait pas laisser filer entre ses dix doigts nu talent pareil de sitôt.

Elle aurait préféré connaître son nom complet. Elle ne l'aurait peut-être pas complètement retenu mais au moins elle aurait un nom qu'elle pourrait remettre un jour dans un contexte si cela devait avoir lieu, faire des liens logiques dans sa tête. Mais non. Il lui assura juste s'appeler "Kah". Des Kah, il y en avait beaucoup. Donc savoir de quel Kah il s'agissait... L'enfant eut un simple hochement de tête puis son Kah lui montra qu'ils étaient arrivés au temple d'Uriz. Les prêtres présents non loin ne faisaient pour l'heure pas très attention à eux, trop proches des explosions pour ne pas être concernés d'une manière ou d'une autre. Driz'na fit un signe de tête à ce nouvel... ami qui l'avait escortée jusque là puis commença à monter les marches, faisant attention à ne pas complètement lui tourner le dos.

"Nous nous reverrons sans doute bientôt, Driz’na."

La concernée se retourna alors, ayant pour une raison inconnue un froid désagrable lui parcourant la colonne vertébrale aux mots de l'adulte. Ses yeux croisèrent ceux de celui qui l'avait appelée "sa jeune amie", trop fatigués et encore perdus suite à ce qui s'était passé à peine quelques minutes auparavant. Pour tout dire, la petite fille ne se rendait absolument pas compte qu'elle tenait toujours son poignard taché de sang dans sa main.

"Driz'na ?"

La voix autoritaire du prêtre fut comme une bénédiction pour l'enfant. Elle se retourna vers celui qui venait de l'appeler, un grand homme chauve à la musculature bien devinable malgré la robe qu'il portait. Il se tenait droit à l'entrée du temple, les mains jointes mais avec un rictus d'amusement au coin des lèvres. D'amusement ou de fierté... ou des deux... elle n'en savait rien et ne prit aucunement le temps de détailler le visage du prêtre qui lui servait régulièrement de professeur. Il n'eut aucunement besoin de l'inviter d'une manière ou d'une autre à entrer là où elle aurait dû déjà être depuis une bonne demi-heure pour qu'elle se mette à courir vers lui. Arrivée à sa hauteur il tendit une main vers elle et dut montrer du doigt la petite arme pour qu'elle ne se rende compte qu'elle la tenait toujours. Elle la lui donna, et attendit qu'il lui dise d'aller en classe avant de reprendre sa route. Doucement il huma le sang se trouvant sur l'arme puis la regarda avec toujours autant d'autorité.

"Est-ce le tien ?"

Un signe négatif de la tête lui répondit. Son sourire se fit alors plus franc, presque paternel. Il posa un regard vers le vieil assassin puis, posant une main en travers des omoplates de l'enfant, l'accompagna à l'intérieur du temple.

{Fin}