Une rencontre qui a du chien (PV Gaël)

Cinquième ennéade de Favrius,
Deuxième jour
Onzième année du onzième cycle.

À la maison soltarii, une routine s’était installée peu à peu chez ses habitants. Tous les jours, Tibéria sortait du lit pour s’entraînait avec les hommes. Tous croyaient qu’elle abandonnerait rapidement, surtout le lendemain de sa première tentative où elle fut si endolorie qu’elle en pleurait. Non, elle se leva quand même et s’astreignit à cette nouvelle discipline, malgré la douleur physique. Non seulement ça lui faisait un bien fou, mais elle avait maintenant un objectif à atteindre. Elle ne sera peut-être pas une grande guerrière, mais elle seule contrôlait l’issu de cet entraînement. Une logique d’une simplicité déconcertante, mais absolument imparable : si elle travaille avec discipline elle deviendra meilleure, sinon elle n’aura rien.

L’après-midi, si elle n’était pas trop fatiguée des efforts du matin et que le temps le permettait, elle sortait en ville avec le chien. Cachée sous sa large capuche, Tibéria hantait les rues de Diantra. Parfois elle allait rejoindre les enfants pour que le chien joue avec eux, mais le plus souvent elle ne faisait que marcher. Elle tendait l’oreille pour écouter les ragots et s’informait sur ce qui se passait ailleurs dans le royaume. Tibéria revenait souvent bredouille. Le royaume pour la première fois depuis longtemps, était calme. La seule nouvelle notable fut celle du mariage de Louis et d’Alanya. Malgré la colère — légitime — entretenue par ce premier, la jeune femme leur adressa une prière de bonheur. Elle commençait tranquillement à comprendre que de nourrir sa colère ne fera que l’épuiser. Certes, certaines choses ne seront pas oubliées, mais de là à souhaiter du malheur à tout le monde? Non, ce jeune couple méritait le bonheur et elle espérait qu’un jour elle ait droit à leur pardon.

C’était une belle journée d’automne. Dans le beau quartier de la ville, une odeur de tarte aux pommes flottait dans l’air. Elle était si invitante que Tibéria demanda à la cuisinière d’en préparer une pour le repas du soir. Elle en salivait déjà. « Il fait beau… Je me demande si les enfants sont là? » Le chien leva les yeux vers sa maîtresse lorsqu’un mouvement attira son attention : un chat. Il détestait les chats ou il les aimait trop, ça dépendait des points de vue. Dès qu’il voyait l’une de ces bêtes, il devait courir après elle, peu importe où qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur, qu’il y ait des gens ou pas. Du coup, Tibéria n’eut pas le temps de l’attraper par le collier. Le chien bondit en avant. « Arrête! »  Le chat détala dans une ruelle et c’est le moment que choisit un jeune homme pour se retrouver entre le canidé et le félin. Le cabot fonça droit sur lui, le reversa et continua sa course en direction de sa proie. Horrifiée, Tibéria s’approcha de la malheureuse victime toujours au sol. « Je suis vraiment désolée. Dès que ce chien voit un chat, il perd la tête. Vous n’êtes pas blessé? »

Tibéria vit dans son regard l’éclat particulier de celui qui reconnaît son interlocuteur sans le connaître personnellement. Certes, ce n’était pas le premier à savoir qui elle était, mais la jeune femme multipliait les pirouettes de politesse pour éviter de leur parler sans passer pour une mal élevé. Cette fois, elle ne pourrait pas se défiler et bien qu’elle eut l’impression de se ratatiner sous sa cape, elle soutint bravement le regard du jeune homme tout en prenant son air le plus contrit. « Naturellement! Je suis tellement confuse... » Du haut de son 1m55, normalement c’est elle qui reçoit de l’assistance au moment de se relever. Elle se plia néanmoins à l’exercice sans un mot malgré la douleur à ses jambes et ses bras. Finalement, le gaillard fut à nouveau sur ses jambes sans rien de briser. Un autre géant, mais ce n’est pas un immense exploit que d’être plus grand que Tibéria. Elle se recula d’un pas non seulement pour fuir cette proximité, mais également pour ne pas avoir à se casser le cou pour lui parler. « Si vous voulez, ma maison se trouve tout près. Je peux vous y conduire et faire venir un guérisseur. »

Il y avait encore la question du chien qui se trouvait quelque part dans les parages à tourmenter ce pauvre chat. Tibéria ne pouvait clairement pas abandonner ce jeune homme pour retrouver l’indiscipliné. Heureusement pour elle, son instructeur d’armes ainsi que son comparse passaient par là après un détour à la taverne du coin. Ils n’avaient pas vu toute la scène, mais il connaissait suffisamment la jeune femme pour comprendre qu’il y avait un soucis. « Il y a un problème, ma dame? »

« C’est encore le chien. Il a vu un chat et a bondit sur lui. Dans sa course, il a bousculé cet homme. Allez rattraper cette bête avant qu’elle ne fasse plus de dommages. » Les deux soltarii n’avaient pas particulièrement envie de jouer les nounous du chien, surtout qu’ils avaient eu la tâche de l’amener de Soltariel jusqu’à Diantra, mais ils obéirent sans rechigner. Elle se retourna vers le jeune inconnu. « Si vous ne voulez pas du guérisseur, laissez-moi au moins vous offrir un petit remontant et ainsi, je l’espère, me faire pardonner ma maladresse. »

Un sourire illumina son visage juvénile et, au plus grand soulagement de Tibéria, il accepta aussitôt sa proposition. Quel âge pouvait-il avoir? Visiblement, il devait à peine sortir de l’enfance, car il avait encore en lui cet enthousiasme débordant d’énergie propre aux garçons. Puis, elle réalisa que, dans les faits, il ne devait pas être tellement plus jeune qu’elle, même si Tibéria avait l’impression d’avoir vécu deux vies entières à tout juste 23 ans. « Non non, vous ne me dérangez pas du tout. Suivez-moi, c’est par ici. » Mais avant d’aller plus loin, les bonnes manières exigeaient qu’il se présente. Gaël de Laval, Tibéria connaissait sa sœur, mais n’avait pas eu de nouvelles depuis un bon moment déjà.

Gaël était un charmeur sachant manier les mots. Il parvenait à faire sourire Tibéria. Cela dit, lorsqu’il la nomma son sourire se fana légèrement et elle ramena un peu plus le capuchon de sa cape sur sa tête. « Je vous en pris, appelez-moi simplement Tibéria. » Sans un mot de plus, elle tourna les talons et l’invita à marcher à ses côtés d’un geste de la main. « J’ai connu votre sœur. » Dit-elle enfin dans un effort de détourner la conversation sur un terrain plus confortable. « Nous avons échangé quelques lettres à un moment. J’espère qu’elle va bien. »

Tibéria l’amena jusqu’à une maison à la belle devanture en pierre qui se fondait parfaitement parmi les autres demeures des habitants fortunés de la ville. Elle ouvrit la porte et s’exclama. « Je suis rentré et nous avons un invité. »

Silence.

Tibéria soupira. Depuis qu’elle était installée dans cette maison, elle peinait à s’habituer à la drastique baisse du personnel. À Soltariel, le palais grouillait littéralement de vie. Ici, fréquemment, elle se retrouvait seule. Il devait y avoir une servante quelque part à l’étage qui ne l’avait pas entendu. Elle savait aussi que la nourrice ainsi que Sofia s’y trouvait également. Cassio devait être sorti pour un quelconque arrangement tandis que les autres… Bref, ils furent accueillis par le silence. Allait-elle devoir s’occuper elle-même du service? « Il y a beaucoup à faire encore. » Dit-elle pour excuser cette désertion qui faisait honte à l’accueil habituellement chaleureux dans les maisons soltarii. Heureusement, à peine eut-elle ouvert la bouche qu’une jeune femme sortit d’un salon. Ce n’était pas la servante que Tibéria aurait voulu voir, mais la nourrice. « Madame, je crains que tout le monde soit sorti. Dois-je aller chercher Claudia? »

« Oui, merci. Sofia est-elle au salon? »

La femme acquiesça d’un signe de la tête avant de monter l’escalier à la recherche de la servante. Tibéria se retourna vers Gaël. « Venez, je vais vous présenter quelqu’un. »

Confortablement meublé, le salon n’était pas particulièrement grand, mais était baigné de lumière à cet heure du jour. Un berceau trônait près d’un fauteuil où la nourrice avait abandonné son ouvrage de couture. Tibéria s’en approcha et fut saluée par les gazouillis d’un bébé. Elle sourit avant de cueillir l’enfant. « Gaël de Laval, je vous présente Sofia. » Le poupon posa un regard à la fois curieux et impressionné sur le grand inconnu. Il n’y avait pas souvent de visite dans cette maison...

Il fallait du courage pour laisser derrière soi tous nos points de repère et tout ce qu’on a toujours connu pour se lancer à l’aventure. Tibéria ne connaissait rien des motivations qui ont poussé Cécilie à partir, mais elle espérait que tout se passe pour le mieux. Au moins, son frère semblait bien portant, même s’il avait encore la naïveté de ses jeunes années. Il devait absolument s’endurcir, car les rapaces ne le laisseront jamais en paix.

Du coup, Sofia semblait particulièrement excitée. Elle agitait ses petits poings et lâchait des exclamations ravies. Étonnant que cette petite chose soit capable d’être à la fois un petit monstre gardant toute la maisonnée éveillée pendant la nuit et une créature adorable le reste du temps. À mesure que les ennéades passaient, Sofia était plus éveillée et plus interactive. Elle souriait aussi, ce qui faisait craquer absolument tout le monde. Elle réagissait à la voix des gens et se montrait plus curieuse sur ce qui se passait dans son environnement. Il a été ainsi découvert qu’elle aimait les objets brillants, mais selon Tibéria, il s’agissait seulement d’un trait de personnalité commun dans la famille. « Merci. Elle est née le deuxième jour de la première ennéade de Karfias. Elle a donc un mois et demi, environ. » Tibéria serra sa fille contre son épaule. Au même moment, la servante apparut au salon en compagnie de la nourrice. « Veuillez nous apporter du thé, merci. » Après l’avoir brièvement tenu, Tibéria rendit Sofia à la nourrice pour qu’elle l’amène à l’étage. « Mon grand-père a acheté cette demeure du temps où il travaillait étroitement avec la couronne. Il était un homme fort respecté et doué dans les affaires du commerce. La compagnie du Ponant y doit beaucoup, mais s’était une autre époque, un temps désormais révolu. J’aurais aimé vous montrer Béronia, cette maison semble bien terne à côté de la demeure de mon enfance. »

Elle s’assit et invita son jeune invité à en faire autant. Parler de sa famille lui rappelait invariablement tout ce qu’elle avait perdu et aurait préféré éviter que la conversation dévie sur ce sujet. Malheureusement, le procès était encore trop récent et son impact trop important pour passer outre. Gaël ne voulait pas mal faire, mais sa franchise pourrait lui causer des problèmes s’il ne faisait pas attention à ses paroles. « Je suis touchée par votre honnêteté et je ne peux nier que mon désir abonde dans le même sens. J’ai beaucoup de regrets, surtout pour ma fille qui devra vivre avec les conséquences de mes décisions. Cela dit, ce qui est fait est fait. Je serais peiné d’apprendre que l’on vous porte préjudice après avoir exprimé une telle opinion devant les mauvaises personnes. »

La servante, Claudia, revient des cuisines avec une théière en fine porcelaine, deux tasses et leur soucoupe ainsi qu’un plateau avec quelques pâtisseries. « Un grand jeune homme tel que vous doit sans doute avoir faim. Ces pâtisseries sont délicieuses, ne vous privez surtout pas. » La servante servit sa maîtresse puis son invité avant de se retirer. Tibéria était tellement contente que Cassio ait réussi à se procurer ce thé depuis Diantra. C’était son préféré de tous. « Dites-moi, qu’est-ce qui vous amène à Diantra? C’est tout de même une longue route depuis Missède. »

Ce jeune Gaël avait certainement des rêves plein la tête. Tibéria partageait les mêmes, à une époque. Encore aujourd’hui, une part d’elle, plus forte qu’elle ne l’aurait cru, osait toujours y croire, mais ce monde sans pitié faisait taire les rêveurs. Elle avait voulu changer le sud, faire ressortir ce qu’il y avait de bon et ainsi effacer cette horrible réputation, mais elle comprenait maintenant qu’on ne peut forcer le changement. « Je comprends parfaitement votre situation, mais dès qu’il est question de pouvoir, les vautours ne sont jamais bien loin. On ne peut pas avoir un poids politique et espérer avoir la paix en même temps. C’est impossible. » Tibéria espérait maintenant que le jeune homme comprenne lui aussi et que sa naïveté ne soit qu’une image et non un fait, car elle n’osait imaginer ce que feront les loups lorsqu’ils mettront la patte sur lui. Dans l’immédiat, Tibéria savait que la jeune Linaëlle continuait sa retraite, mais le jour viendra où elle devra faire un choix. Selon Tibéria, peut-être que le mieux serait de se retirer sur la terre de son fiancé ou elle pourrait mener une vie paisible à l’abri du besoin, mais ça, ce n’était pas à elle de décider.

Mais Gaël ne s’arrêta pas là, emporté par son enthousiasme, il enchaîna aussitôt sur une offre terriblement tentante, mais que Tibéria ne pouvait pas accepter. Non, ça serait de la folie, même si l’idée de passer l’hiver loin de la capitale dans une région plus chaude lui faisait envie. Si elle acceptait, Gaël risquait d’avoir de gros problèmes et elle aussi. C’est donc avec un air navré qu’elle répondit. « Je suis touché par votre confiance, mais je ne peux pas accepter. Il faut comprendre, si je suis libre de circuler, ça ne veut pas dire que je peux m’installer n’importe où. En m’invitant chez vous, les autres pourraient croire que je me cherche des appuis pour reprendre Soltariel, que j’abuse de votre jeunesse et de votre naïveté. Ce n’est pas le cas, mais une rumeur en ce sens pourrait se répandre et ils sont bien capables d’y croire et de nous faire du mal. Je ne veux pas être une source d’ennuis pour vous. Néanmoins, je peux quand même vous aider un peu sur la gestion si vous le désirez, mais ma contribution n’ira pas plus loin, surtout pas du côté de la politique. J’espère que mon refus ne vous blessera pas, mais c’est mieux ainsi, même si, je dois avouer, passer l’hiver dans un climat plus chaud est très tentant. Peut-être une prochaine fois, lorsque l’eau aura coulé sous les ponts. Ma mère est née et a grandi au Langehack. J’aimerais bien, un jour, y aller. Peut-être qu’il y a encore des gens qui l’ont connu. » Elle sourit. Même si Gaël était jeune, son optimiste était magnifique et touchant à voir. Soudainement, elle se sentait un peu moins seule. Tibéria ne pouvait pas accepter son offre, mais l’avenir s’annonçait plus aussi sombre. Il y avait encore des gens qui l’appréciaient et qui ne la voyaient pas comme un monstre et juste ça, ça n’avait pas de prix. « Je passerai le message à la cuisinière. Elle sera certainement heureuse de l’entendre même si vous n’êtes pas le premier à lui dire. »

Les possibilités d’investissements en ville pouvaient être intéressantes à condition de bien identifier les besoins de la population. Tibéria y pensait aussi, mais avant de dépenser de l’argent, elle voulait être certaine de son coup. N’ayant plus autant de revenues, elle ne pouvait pas se permettre de perdre de l’argent dans une entreprise irréfléchie. « Eh bien, Bohémond est notre roi, mais si vous cherchez celui qui parle en son nom, c’est Aymeric de Brochant. Ça, au moins, c’est clair maintenant. Quant à une possibilité d’investissement… Pourquoi pas? Les besoins de la population sont criants. Les gens reviennent en ville, il faudra s’assurer que les habitants soient bien approvisionnés en nourriture pour l’hiver à venir. Cassio, mon intendant, a d’ailleurs eu des difficultés. Heureusement, il a encore des contacts du côté du sud. Nous ne devrions pas mourir de faim, mais d’autres auront sans doute plus de difficultés. On pourrait s’attendre à ce que la couronne réclame de l’aide des grands vassaux, mais, à ma connaissance, aucune annonce n’a été faite en ce sens. Naturellement, Soltariel n’aurait pas attendu une demande pour agir, mais ce n’est plus à moi de décider. » Il y avait toujours un peu d’aigreur lorsqu’elle prononçait le nom de Soltariel. Bon, il fallait la comprendre. « Le Langehack est reconnu pour la qualité de ses tissus, non? Pourquoi ne pas faire venir des tisserands et peut-être mettre sur pied un atelier de tissage? Je dis cela, mais vous n’êtes pas obligé de m’écouter. Cela dit, tout le monde a besoin de tissus. Après, je ne parle pas d’un atelier d’étoffes fines, mais assurer la transformation de la laine, du lin et du chanvre est une avenue intéressante qui profiterait à beaucoup de monde. »

Spoiler:

Parler de la mer et du sud en général lui rappelait trop ce qu’elle avait perdu et la rendait triste. Lorsque le jeune homme proposa de se baigner à Beaurivage, son cœur se serra un peu plus. Tibéria ne voulait pas s’affliger encore plus, surtout qu’elle avait l’impression de ne faire que ça depuis la fin du procès. C’est un deuil. Il ne s’efface pas en quelques jours, mais plus le temps passerait, plus elle apprendrait à vivre avec ce vide et peut-être même qu’elle arrivera à le combler avec quelque chose qui la rendra tout aussi heureuse. « La mer, elle me manque beaucoup. Le soleil qui se couche à l’horizon, le chant plaintif des oiseaux marins… Beronia qui s’illumine de mille couleurs sous le ciel flamboyant. » Elle soupira, le regard pensif avant de se resaisir. « Mais je dois accepter que ma vie est maintenant ici et surtout que de s’apitoyer sur son sort ne permet pas d’avancer. Il n’y a pas que moi dans cette histoire, il y a ma fille. Si je ne le fais pas pour moi, je dois le faire au moins pour elle... »

Dans tout cela, elle avait oublié le sort du Langehack. Elle comprenait bien la rancœur du pauvre Gaël, mais il avait au moins encore une terre, un nom et une maison. Dans sa malchance, il était infiniment chanceux. « Je crois sincèrement que vous gagerez plus à coopérer qu’à résister. Dans ce cas précis, les choses ne sont peut-être pas permanentes et si vous faites preuve de bonne volonté et de loyauté, le vent finira peut-être par tourner. Par contre, si vous vous braquez, vous leur donnerez surtout raison. Nous sommes un seul royaume, il ne faut pas l’oublier. »

L’idée sembla inspirer le jeune homme. Ce n’était pas grand-chose, mais il y avait du potentiel à condition de bien s’y prendre dès le début. « Je vous conseille avant tout de voir ce qu’il y a déjà ici et de voir qu’elle est le besoin réel à combler. Assurez-vous d’avoir un apport régulier en matière première venant de la région immédiate autant que possible. Dans le cas de la laine, aller voir les éleveurs. Si vous vous tournez vers le chanvre ou le lin, voyez avec ceux qui le cultivent. En faisant affaire avec les locaux plutôt qu’en important, vous économiserez sur le transport qui peut être hasardeux et, en plus, ça stimulera l’activité de la région. Les fermiers vendront leur surplus, ils auront plus d’argent et donc achèteront plus. Naturellement, ça en mettra aussi dans les coffres de la couronne qui pourra à son tour se lancer dans des projets de reconstruction. Il y a énormément de bénéfices. » Au fil de ses explications, Tibéria semblait s'animer. Elle aimait discuter de ce genre de chose, parler de commerce et planifier des projets. Ses yeux prenait vie et elle redevenait elle-même.

Le projet de Gaël piquait la curiosité de Tibéria. Non, l’organisation urbaine n’était pas quelque chose sur laquelle elle s’était particulièrement penchée. Il y avait tellement eu de problèmes qu’il lui fut impossible de planifier des travaux à grand déploiement. Cela dit, ça ne faisait pas de mal d’y jeter un coup d’œil et de donner quelques suggestions. Ça ne l’engageait à rien et, parfois, un point de vue extérieur pouvait aider à y voir plus clair. « Je ne promets pas de miracle, mais je peux bien vous aider dans la mesure du possible. De quoi s’agit-il? »

« Construire un port demande énormément d’argent et les bénéfices ne se verront pas avant plusieurs années. Cet homme ne manque certainement pas d’ambition et j’espère que vous avez rappelé à vos vassaux que c’est eux qui devront payer la note par les impôts et les taxes. En général, lorsqu’ils comprennent ça, la phrase qui vient ensuite c’est : finalement, ce n’est peut-être pas nécessaire. » Tibéria ne put réprimer un sourire pour l’avoir entendu plusieurs fois au paravent. « Un port n’est peut-être pas nécessaire dans l’immédiat. L’important est que la marchandise se rendent a Chiard… Pourquoi ne pas utiliser des embarcations à fond plat comme des barges? Gardez en tête que je propose cette idée sans savoir si c’est réalisable. Après tout, ça dépend de la distance à parcourir, mais aussi de la nature du fleuve. Le port principal de Soltariel est Bonniverdi, mais il n’est pas directement relié à la ville. Pour s’y rendre, il faut passer par le Garnaad. Autant vous dire que l’activité y est frénétique, mais la distance à parcourir n’est pas très longue et elle est bien sécurisée. Je comprends donc l’intérêt de vouloir un accès à l’eau, mais si l’option des barges est faisable, l’investissement sera nettement moins important : un entrepôt, un quai, des barges, peut-être 2 pour commencer. Il s’agit, avant tout, de transporter du vin. J’imagine mal sa production être assez importante pour entreprendre la construction d’un véritable port. Ensuite, il sera toujours possible de vous ajuster selon la demande. C’est certain que ça arrivera, car le transport maritime à ses avantages et n’y aura pas que le vin qui transitera par là. »

Ça lui faisait mal de l’admettre, mais Tibéria adorait ça. Discuter, proposer des idées, conseiller… Autant ça lui faisait plaisir, autant ça lui rappelait qu’elle ne pourrait jamais pousser plus loin que ça. Cela dit, si elle pouvait empêcher ce pauvre Gaël de se faire saigner dans un projet démesuré. Tibéria jugeait ce compromis parfaitement acceptable, mais ce n’était pas elle qui allait le débattre devant les vassaux. « Mais avant toute chose, informez-vous auprès de vos vassaux pour voir l’utilisation qui en serait faite. Si rien n’a été construit jusqu’à présent, c’est qu’il y a peut-être une raison à cela. Le besoin n’y était visiblement pas. Ça ne veut pas dire que ça ne changera pas, mais comme l’idée vient d’un producteur et non pas directement de vos hommes, à mes yeux, ça semble indiquer que ce n’est peut-être pas si pressant que ça. »

La jeune femme but une gorgée de thé au même moment où la porte d’entrée s’ouvrit et qu’une masse de poils fonça dans le salon. Sans doute guidé par son odorat, le chien fonça sur le plateau de pâtisserie et goba l’entièreté de son contenu en deux bouchés. Tibéria n’eut même pas le temps de réagir. L’un de ses hommes apparus dans l’encadrement de la porte, tout sourire. « Nous avons retrouvé le chien! »

« C’est ce que je constate... » Ayant terminé son méfait — courir après un chat creuse l’appétit, apparemment — il entreprit de renifler Gaël en portant un intérêt tout particulier sur ses bottes de cuir. « Amenez-le dans la cour. » Le chien protesta un peu avant de filer par le couloir d’où il venait d’arriver. Le tout n’avait duré que quelques secondes. « Pardonnez-moi. J’adore cet animal, mais il est difficile à contrôler. C’est un chien de chasse, mais je ne vais pas à la chasse. Je crois qu’il s’ennuie… Peut-être qu’il serait mieux ailleurs… Enfin, pour en revenir à notre conversation. Je suis curieuse… Pouvez-vous me dire quel genre de vin vous produisez sur vos terres? À Soltariel, je privilégiais les produits locaux, mais j’ai un faible pour les alcools, pas pour l’effet, mais pour le goût. L’art et la science derrière tout ça m’ont toujours fasciné, mais je sais que c’est généralement un secret bien gardé chez les fabricants. »

Si Gaël faisait preuve de prudence dans ses investissements, cela pourrait lui rapporter gros à long terme. Il était peut-être jeune, mais il avait une tête sur les épaules. Tibéria était sûre de le voir réussir dans ses entreprises. « Oh… J’aime beaucoup les animaux. » Avoua-t-elle. « Mais je n’ai jamais assisté à une partie de chasse. Ce n’était pas le genre d’activité où j’étais convié. Je laissais cela aux hommes. » Peut-être qu’elle aimerait ça. Peut-être pas y participer activement, mais il lui était toujours possible de suivre le groupe. Elle était une excellente cavalière et c’était une belle occasion de sortir de la maison et même de la ville.

« Ce chien n’a jamais chassé. On me l’a donné en cadeau, un signe d’amitié. La personne qui me l’a offert est également la dernière personne à avoir témoigné contre moi au procès. À mes yeux, il est la preuve que les amitiés sont souvent volatiles et motivées par des intérêts communs. La vraie loyauté, en ce monde, est quelque chose de rare et d’infiniment précieux. J’ai gardé le chien, car il n’a rien à voir dans tout cela. Ce n’est qu’un chien qui obéit à ses propres instincts. Il ne me juge pas bien qu’il fasse énormément de bêtises. Vous avez sans doute raison. Il a besoin de se dégourdir les pattes. » Un chien de chasse enfermé dans une maison aussi restreinte… Il ne fallait pas chercher plus loin pour trouver la cause de ses troubles du comportement. Tout comme Tibéria, il était en train de perdre la tête. Pauvre bête. « J’aimerais beaucoup faire cette balade. Disons demain ou après-demain si la température nous le permet. »

Tibéria était de meilleure humeur. Surtout lorsqu’il était question d’animaux, la jeune femme s’animait. Ça et l’alcool aussi. Un goût peu commun pour une jeune femme de la haute-société, mais elle était fascinée par le secret de fabrication et la diversité des arômes. Elle était toujours prête à essayer des choses nouvelles et lorsque Gaël lui proposa de lui envoyer quelques bouteilles, elle accepta aussitôt. « J’en serai ravi. J’aime beaucoup découvrir de nouveaux produits. Mon affection se tourne tout naturellement vers les vins robustes, ce qui étonne toujours mes convives. D’excellents alcools sont produits à Soltariel et j’espère parvenir à mettre la main sur certaines de mes cuvées préférées même ici à Diantra. »

« Mais pour ce que vous disiez plus tôt à propos de la chasse, je trouve les oiseaux de proie absolument magnifiques, surtout leurs yeux. Même en captivité, ils ont une fierté dans leur façon d’être qui ne les quitte jamais. Je peux comprendre aisément que l’on puisse être passionné par l’art de la fauconnerie. Avez-vous un oiseau que vous affectionnez en particulier? »