Attention au chien [Dante]

La 17ème année du 11ème cycle,
Deuxième ennéade de Favrius, premier mois d'automne,
Le cinquième jour...

« Allons, jeune fille, mets-y du cœur. Ça ne va pas se sucer tout seul. »

Ascanio Vossula coula un regard tendre à la gamine qui, agenouillée face à lui, s'affairait à la besogne. La petite faisait ça bien, mais elle était visiblement gênée ; il était vrai que ce spectacle incongru au beau milieu de la rue faisait tourner les têtes des passants, même si les cinq spadassins du Prince Marchand tenaient les plus curieux à l'écart.

Elle recula un instant la tête et cracha sur le pavé le contenu de sa bouche pleine. Avant que ses lèvres n'épousent à nouveau la sinistre plaie qui ornait la cuisse gauche du Prince Marchand, lequel avait relevé le bas de sa toge.

« Foutu clébard », jura Ascanio en grimaçant, car la douleur restait vive. « Je n'ai jamais eu beaucoup d'affinités avec ces animaux ; ils me le rendent bien, ces viandards ! »

Ce n'était pas la première fois qu'Ascanio se faisait mordre. Dix ans plus tôt, un chien à moitié crevé et bourré de puces avait manqué le dévorer dans une forêt près d'Eofel. Une autre fois, c'était carrément un clochard qui avait planté ses dents pourries dans sa chair, en pleine rue.

Et voilà qu'aujourd'hui, en pleine promenade dans le quartier des Soieries, un chien avait déjoué la vigilance de ses gardes du corps pour aller enfoncer ses crocs en plein dans sa cuisse. Le chien avait décampé aussi sec - deux spadassins étaient à ses trousses - mais ses féroces molaires avaient laissé une trace sanguinolente, hideuse et suintante, et le Prince Marchand souffrait le martyre. Conscients de leur imprudence, ses gardes du corps s'inquiétaient de ce que cet impair puisse avoir comme conséquences fâcheuses pour leur patron - et donc pour leurs carrières. Si la blessure venait à s'infecter ? « Un chien, ça a pas d'venin », avait assuré Arsenius, optimiste. « Ouais mais une morsure, c'est jamais bon », avait relevé Orance, plus circonspect. Ce à quoi Clitorion avait surrenchéri : un chien en pleine rue, ça peut trimballer un paquet de maladies dégoûtantes. Alors on avait demandé à une petite fille qui passait par là de bien vouloir sucer la plaie, comme on le fait pour les morsures de serpent, afin d'en extirper les mauvaisetés.

« C'est dégueu, geignit la petite en crachant un nouveau filet de salive imprégnée de sang.
- Tais-toi donc, lui rétorqua le Prince Marchand. Tes parents t'ont-ils appris qu'une fille bien élevée ne parle pas la bouche pleine ?
- Je pense qu'elle a suffisamment sucé la plaie, Seigneur Prince, affirma Clitorion. Mais nous devrions peut-être la montrer à un médecin.
- Il y a un herboriste à deux pas d'ici, suggéra Orance. Y saura p'tetre nous conseiller quequ'chose.
- Merveilleux, dit Ascanio. Donnez une pièce à cette petite, et amenez-moi fissa chez ce cueilleur de pâquerettes. »

Le tenancier de la boutique battait des records de flegme. Il n'accorda pas un regard au contingent d'hommes qui était en train d'investir sa boutique, préférant accorder toute son attention à son client du moment - un gros homme très laid qui ressemblait à une femme. Rien ne pouvait visiblement détourner le maître des lieux de sa tâche ; c'était à croire qu'un cyclone l'eut laissé de marbre.

On aurait pu croire que ce comportement lui attirerait l'ire de ses visiteurs ; peu de ses semblables auraient eu l'audace de faire patienter un Prince Marchand dans leur boutique. Certes, son titre n'était pas inscrit sur le visage d'Ascanio Vossula ; mais la richesse du tissu de sa toge, de même que les spadassins qui le soutenaient pour l'empêcher de chanceler, caractérisaient suffisamment le notable dans le besoin. Ce n'était pas Jo le Clodo qui venait acheter du jasmin pour parfumer sa fosse d'aisance. Malheureusement, ils étaient tombés sur un homme qui plaçait le respect de la file d'attente au delà de toute autre considération ; et c'était d'abord la surprise et l'incrédulité qui secouaient les spadassins.

L'impatient Arsenius fut le premier à sortir du rang. D'un geste agacé, il attrapa la veuve par l'épaule.

« Magne-toi. T'vois pas qu'y'a l'Prince Vossula qu'est blessé ?
- Paix, Arsenius », tempéra Ascanio entre deux grimaces. « Je suppose que cette boutique ne reçoit pas tous les jours la visite d'un Prince Marchand. » S'adressant à l'herboriste, il poursuivit d'un ton qui se voulait aimable, quoiqu'un peu condescendant : « la politesse veut que le visiteur se présente, et je m'y soumets bien volontiers. Je suis Ascanio Vossula, Membre du Conseil de Thaar, Prince Marchand d'Eofel et de Feldorn, Empereur de la Soie, Grand Vainqueur de la Mérelle d'Ys, Doyen Honoraire de la Confrérie des Plaisirs de Thaar et Sublime Souverain des Débits de Boissons. » Puis il releva le bas de sa toge pour dénuder sa cuisse blessée. « Et un chien m'a mordu. »

Couché sur la table, Ascanio attendait que le vieil homme efféminé examine la plaie. Dire qu'il était pressé d'en finir était un bel euphémisme ; il avait quand même bien mieux à foutre, mais le vieil herboriste prenait son temps. Pis, il lui posait des questions incongrues. Qu'est-ce qu'il vient me parler du poil du clebs, il a l'intention de l'acheter ? Et en quoi cela était-il important de savoir si le chien était gras ou maigre ? En son for intérieur, Ascanio éprouvait un doute affreux. Si ça se trouve, c'est peut-être lui le proprio du chien, et il veut que je le lui décrive pour vérifier. De fil en aiguille, l'idée fit son chemin dans son esprit : et s'ils avaient foncé tout droit dans un guet-apens ? Et si le chien n'était qu'un appât pour attirer le Prince Marchand dans cette espèce de repaire de végétariens parfumé ?

Il ne répondit pas immédiatement. Il jeta un rapide coup d'oeil circulaire dans la cuisine, s'attendant à y repérer un détail qui cloche, quelque chose qui prouverait la duplicité de son hôte. Mais en-dehors du fait qu'il espérait bien ne jamais devoir vivre dans une telle maison, il ne vit rien de particulier. Mieux valait rester calme, tout en demeurant sur ses gardes. S'il y avait un coup fourré, il le verrait venir au bon moment ; et il réagirait en conséquence.

« C'était un chien super moche, tout petit, comme ceux que les vieilles matrones aiment promener dans les rues quand elles sont veuves. Pour ce qui est du poil, je ne m'en souviens pas ; mais deux de mes hommes lui courent après en ce moment-même, alors bon, on saura peut-être. » Il se gratta la nuque, encore un peu interloqué. « Quant à la morsure, il se trouve que je connais les rudiments élémentaires de la médecine et que je ne suis pas complètement inconscient ; j'ai demandé à une gamine qui passait par là, fort serviable au demeurant, de sucer la plaie afin d'en retirer toutes les substances toxiques. » Il esquissa un sourire, fier de pouvoir montrer au vieil herboriste qu'il n'était pas ici le seul homme de science. Ça va lui en boucher un coin.

Ca, pour lui en boucher un coin, ca lui en bouche un coin au Claude… Les prunelles sombres se posent dans celles d'Ascanio. Au sourire, fier, du Prince Marchand  s'oppose un certain éclat d'étonnement.

Bon, en près de cinquante ans de pratique, c'est la première fois qu'on la lui fait celle là. Dubitatif, il pose sa main sur sa bouche en un geste de profonde réflexion cachant quand même bien un léger sourire de ses lèvres épaisses.

Elle vous a sucé… .

Répète t'il, la fin de sa phrase se noyant dans un grommèlement inintelligible. Hésitant, l'herboriste finit par choisir d'épargner l'ego du blessé. Quand il va raconter ca à Claude et Claude ce soir… Se mettant enfin en frais de nettoyer la blessure avec de l'eau fraîche et du savon, il commence dons à expliquer la raison de ses précédentes questions à Ascanio tout en agissant avec des gestes aussi rapides que précis.  

J'ai demandé pour le chien parce que s'il a le poil en santé et qu'il est bien nourri, il n'y a que peu de chance qu'il véhicule une maladie comme la rage… Par contre, le risque d'infection est augmenté s'il s'agit bien du chien d'une veuves. Ces dames ont la désagréable manie de les gaver de sucre et de négliger ensuite leur santé dentaire. Vous avez bien fait de vous la faire sucer…

Continue t'il, penché sur les chairs malmenées, Nettoyant le sang et ce qui doit être de la salive humaine. Il ne lui dira pas que la salive d'un chien est réputée combattre les infections et que la pauvre enfant a peut-être empiré son cas.. ô non.. Il a l'air tellement fier de son coup. Et Claude n'est pas encore assez fou pour se payer la tête d'un patient encore moins d'un prince marchand entouré de ses spadassins… Plus tard, il pourra apporter l'histoire de cas à Claude et débattre sur le sujet.  

Je vais nettoyer la plaie à l'eau, ensuite vous faire un cataplasme d'argile verte pendant 10 minutes pour éliminer les impuretés et les débrits qui pourraient rester. Je vous la re nettoyerai et la recoudrai ensuite. Vous avez plusieurs petites plaies, le tout devrait me prendre une demi heure maximum. Cela est t'il à votre convenance Prince Vossula?

Dit le vieux Zurthan de son ton égal, apaisant. Toujours obtenir le consentement du patient avant les soins, ca évite des pépins.

Une demi-heure ! Ascanio leva les yeux au ciel - disons au plafond. Une demi-heure pour tartiner une plaie et faire un brin de couture ? Il aurait eu meilleur compte de demander à l'un de ses gorilles de s'en charger. En même temps, c'était logique : si l'herboriste procédait avec la même empressement que celui avec lequel il l'avait reçu, ils n'étaient clairement pas prêts d'être sortis.

« Ouais, ouais, faisons comme ça », maugréa-t-il en prenant son mal en patience.

Il n'y avait vraiment qu'à lui que ça arrivait, ce genre de choses. C'était comme si une force invisible et mystérieuse s'échinait à le tourner sans cesse en ridicule. Et dans quel but ? À quelle honteuse et pitoyable fin ? Il lui vint à l'esprit qu'une telle idée avait peut-être plus de sens qu'il n'y paraissait au premier abord. Et si tous ces incidents n'étaient pas des coïncidences ? Et si ce chien était le jouet de quelqu'un ou quelque chose qui lui voulait du mal ?
Quelqu'un dont j'aurais causé le trépas, songea-t-il avec effroi. Et qui chercherait à se venger. Il frissonna à cette idée.

« Dites-moi, Hippolyte, reprit-il sur un ton plus affable, je... vous permettez que je vous appelle Hippolyte ? C'est bête mais je me disais, vous sauriez peut-être, vous qui venez de... enfin, je suppose que vous venez de là-bas, vu que vous êtes... - il agita la main devant son visage, cherchant à mettre en avant la peau foncée de l'herboriste - vous devez sûrement connaître un ou deux de ces sauvages de Zurthanie, pas vrai ? 'Paraît qu'ils ont des dieux que nous ne connaissons pas ici. Est-ce que vous auriez déjà entendu parler d'une divinité, ou d'un esprit, qui permettrait aux morts de revenir hanter les vivants ? En se réincarnant en chien, par exemple. »

Les odeurs diverses qui s'entremêlaient dans la parfumerie lui donnaient le tournis, et la voix calme de ce grand benêt d'herboriste lui tapait sur le système. Malgré tout, Ascanio demeurait courtois. La réponse du vieil homme l'avait rassuré ; il y avait peu de chance que son demi-frère Styrio, ou même son père, se soit réincarné en clébard pour le mordre. Les connaissant, ils auraient choisi un autre animal. Un buffle pour mon père, un gros blaireau pour Styrio. Il pouvait laisser les fantômes à leur place. Le chien pouvait tout aussi bien être un présage positif, tel le baiser d'un dieu canin annonçant la réussite de tous ses futurs projets. Il aimait cette idée.

Tandis que l'herboriste rinçait la plaie enduite de pommade, Ascanio reprit la conversation :

« Vous avez rejoint votre père dans le désert, disiez-vous. Et votre mère, qu'est-elle devenue ? Pardon, vu que vous êtes vieux, j'imagine qu'il y a belle lurette qu'elle est canée. Mais... elle n'a jamais cherché à vous retrouver ? » Ce serait triste. La sienne de mère était morte avant qu'il soit en âge de s'en souvenir, et elle avait laissé un vide profond - un vide que sa belle-mère avait rempli d'amertume sans le combler.

Ascanio trouva l'homme fort avare de détails pour ce qui concernait sa mère. Des phrases creuses, faussement énigmatiques, pour finalement en venir à ce qui se devinait déjà : Claude n'avait pas envie d'en parler. Le Prince regretta ce manque de courtoisie. Néanmoins, lorsque la question lui fut adressée en retour, il n'éprouva guère plus d'envie de s'épancher sur la sienne, de mère. La proximité du patient avec son médecin délie toutefois les langues, et il trouva en lui la volonté, le besoin peut-être, de confier une partie du peu qu'il savait :

« Elle s'appelait Valcina. Elle était issue d'une famille d'armateurs. Elle est morte avant que je sois en âge de m'en souvenir, mais je sais qu'elle était blonde, très fine, et sûrement très belle, puisque je suis beau moi aussi. Mon père en parlait rarement ; il s'était remarié avec une grognasse qui m'a mené la vie dure. Raesa, qu'elle s'appelait. Une pute. Elle trompait sans arrêt mon père, et je le sais très bien, puisque je l'ai souvent tringlée. »

Il se tut, laissant l'herboriste faire son oeuvre. Comme annoncé, il ne ressentit rien lorsque l'aiguille pénétra ses chairs ; néanmoins, cette seule vision lui donnait la nausée, et il détourna le regard, préférant se concentrer sur la voix apaisante et efféminée de son bienfaiteur.

« Depuis quand vous connaissez ma femme ? » s'étonna-t-il, ayant totalement oublié le parfumeur qui s'était pointé lors d'une réception organisée par Caley le mois dernier. « Bien sûr qu'elle est belle, c'est ma femme. Je l'ai épousée à Diantra, dans le plus grand temple de Néera, devant le roi Bohémond en personne, vous saviez ? C'est une princesse péninsulaire du sang le plus noble qu'ils ont, là-bas. Le mariage m'a rendu très riche, mais ni l'or ni les bijoux ne m'intéressaient vraiment ; cette femme est le bonheur incarné. Je suis ainsi : quand je pars en voyage, j'aime rapporter chez moi les plus beaux trésors. »

Était-il besoin d'expliquer qu'il avait épousé une roturière sans le sou, totalement désespérée et enceinte jusqu'au cou d'un autre homme ? Ascanio apportait régulièrement de petites retouches au roman de sa vie ; ce n'était pas mentir, du reste. Juste sublimer le réel.

La mère du vieil herboriste lui faisait penser à Caley. Elle était bien le genre de femme à sacrifier sa vie pour sauver celle de ses proches ; Ascanio trouvait cela touchant, et en même temps parfaitement incompréhensible. Le vieux Zurthan, quant à lui, trouvait ça normal. Caley et lui s'entendraient bien, tiens.

« J'ai voyagé dans une grande partie de la péninsule, et dans de nombreuses cités estréventines. Je n'ai en revanche jamais mis les pieds en Anaëh ou dans le Septentrion nain. Quant à Elda, je ne vous en parle même pas ; ma couleur ne leur conviendrait pas non plus. » Il émit un petit ricanement, avant d'enchaîner : « vous me parliez du sacrifice de votre mère... dites, vous ne vous sentez pas un peu coupable ? Finalement, c'est à cause de vous qu'elle est morte. Ça ne doit pas être facile de vivre avec ça sur la conscience. »

Nulle volonté, chez Ascanio, d'enfoncer le clou ou de provoquer, quand bien même c'était le sens de ses paroles. Non, il était simplement curieux, et ne connaissait pas la gêne. La question avait pourtant choqué ses propres hommes de main, qui dissimulaient leur ahurissement derrière une toux discrète.

Ascanio acquiesça aux instructions de l'herboriste, quand bien même il ne comprenait pas pourquoi ce dernier insistait tellement sur la succion de la plaie. Ce dernier avait enfin terminé son ouvrage, et Ascanio prit le temps d'examiner le résultat. C'est moche, songea-t-il en examinant la plaie recousue, enduite de pommade. La douleur n'avait pas totalement disparu, mais bah ! Les cicatrices, ça vous pose un homme. A condition de ne pas savoir comment il avait eue celle-ci.

« Beau travail », affirma le Prince en relevant les yeux vers son hôte. « Clitorion, paie cet homme. » L'homme de main se précipita, extirpant une bourse de pièces d'or de son manteau. « Ascanio Vossula n'est pas un ingrat », reprit le Prince, qui aimait parler de lui-même à la troisième personne. « Prenez cet or ; et prenez ça, aussi. » Clitorion lui tendit un collier tout simple au bout duquel était sculptée, en bois, une étrange figure constituée de trois grandes tiges et deux sphères à la base. « Voici une médaille de Saint Coloscopus, le plus fameux prophète d'Oukilâm'i sak'ekêth, Triphallicus, le Dieu aux Trois Verges, l'Ensemenceur des mondes. Je fais construire un temple dans le quartier des bidonvilles ; venez visiter le chantier un de ces jours, si le cœur vous en dit. »