[Pan du passé] Chasse gardée | Libre

On entendit résonner le rire aigüe et enfantin. La malice se glissait sur les parois luisantes d’humidité. Ici-bas, où demeurait habituellement le silence, nul ne bougeait sinon le regard éclairé par quelques langues enflammées de la Rose. Car là, elle étendait ses épines empoisonnées ; les doigts moites laissaient filer un drôle d’épais liquide qui s’éclatait sans ménagement sur le sol. Ils se serraient machinalement sur un tissu fort usé, dont la forme se devinait à peine à présent. La poupée de chiffon se trouvait mêlée à la liqueur poisseuse. Et là retentissait encore les éclats cristallins de son hilarité, comme si jamais elle ne se lassa tout à fait de l’étrange spectacle qu’elle donnait. Puis une forme se mit en mouvement et elle cessa presque aussitôt. Ses sourcils se froncèrent un instant, pas plus d’une seconde, avant que son minois ne retrouve son air lisse de porcelaine. Là, elle laissa la furie s’en aller plus avant, la regardant s’éloigner avec un sourire carnassier. Gardant la petite poupée dans sa menotte, elle s’avança d’un pas sûr mais peu pressé. Elle écoutait, d’un air distrait, les souffles haletants qui parcouraient les couloirs sombres et déserts.

Qu’il était bon d’être à la maison ! Car c’était bien ici qu’elle voulait être ; dans cette pénombre angoissante, où elle devenait ombre parmi les ombres. Ses pas s’éclatait comme un immonde supplice, tandis que ses lippes s’entrouvrirent. Dans le silence pesant naquit le son doux de sa voix qui chanta, alors que ses yeux furetaient çà et là à la recherche de sa proie.

Wun anulo vel'drav sssiks gos harl
Dans le ciel, quand le soleil se couche
Phish inlu'thi
Libellule rouge
Usstan rei v'dri vel'drav isto chu
Je m'endors pendant que vient la nuit
wun l'sil'ilos ishlaw
Sur la plaine mauve
Altho tiuin dosst alti'ui veir
En planant ton aile vient fermer
kielen ussta srif
Mes paupières doucement

Lentement, elle savait qu’elle se rapprochait. Le souffle effrayé semblait caché par des mains tremblantes. La peur suintait plus encore que l’eau à travers la roche. Et plus ils s’enfonçaient dans les boyaux de l’Elda, et plus la lumière des torches vacillantes s’amenuisaient. Ils seraient bientôt dans l’obscurité la plus totale, et là, même ses pupilles aguerries ne pourraient guère trouver ce qu’elles cherchaient désespérément. Mais avant qu’elle n’ait fait un pas de plus, quelqu’un galopa jusqu’à ses arrières. La belle fit volte-face, laissant ses longs cheveux blancs voler visiblement agacée d’être ainsi interrompue dans sa chasse. Elle serra les dents quand, le pauvre diable plus essoufflé que son fuyard, arriva enfin à sa hauteur, la saluant avec tous les égards qui lui étaient dû.

« Parle ». Bien qu’elle gardait une voix d’enfant, son ton impérieux ne laissait guère le choix. Il devrait s’exprimer promptement ou subir les conséquences du temps qu’il venait de lui faire perdre.
« Quelqu’un vous demande, là-haut »
Elle éclata d’un rire pervers alors que s’affichait maintenant un sourire torve sur son petit minois. Elle porta à sa vue la pauvre poupée de chiffon toute tâchée de rouge.
« Crois-tu que nous en avons quelque chose à faire, Dula ? Oui, nous pourrions… ». Elle glissa un regard vers l’émissaire qui patientait, visiblement nerveux. « Il n’aime sûrement pas jouer Dula ».

Et alors qu’elle s’apprêtait à s’exécuter, des bruits de pas retentir derrière et une forme s’approchait. Visiblement, la personne n’avait guère pu s’en tenir à l’attendre. « Vous, allez récupérer le prisonnier. Je me chargerai de lui plus tard ». L’émissaire laissa bientôt le champ libre, et L’Renor Crysto était à présent véritablement irritée. Si elle ignorait qu’i s’en venait à elle, elle espéra que cela ne s’éterniserait pas.

"Ce que tu chasses ne t'es pas destiné." gronde une voix en approche, comme faite de roche et de feu.

S'avance ainsi le Haut-Prêtre de Zhak'Bar. Comme toujours, pâle et grand, mais aujourd'hui le regard sanguin est écarquillé d'une fureur couvée, ses épaules massives saillantes sous le cuir et les plaques de métal. Son pas est lent et contrôlé, sa stature menaçante tandis qu'il baisse les yeux sur la drow. Face à ce visage enfantin et lisse, le sien n'en parait que plus buriné et rude, déchiré par son rictus coutumier qui, cependant, s'apparente davantage en cet instant à une plaie hideuse.

A ses côtés marchent deux molosse, aussi tendu qu'il l'est mais le faciès neutre comme la surface d'un étang souterrain. Des chiens-ours, apparentés à ceux connus à travers Mira, mais sélectionnés depuis des générations au sein du Temple du Prime Dragon. Massif, agressif et puissant... Les gardiens des fosses, obéissant au doigt et à l'oeil à leur dominant. En ce jour, il s'agit du Gobelin, en ce jour, leur cible s'avère être la drow qui leur fait face. Ils la fixent et l'observent... Un geste et toute la tenson de leur musculature puissante et tendue sera libérée...
L'un brun comme la terre humide, l'autre gris comme la cendre. Cendré renifle en direction de la drow puis lâche un aboiement grave. En réponse, Urgoll'Ven hoche la tête.

"Ce sang n'est pas pour toi, daehdhel. susurre-t-il d'une voix rauque. Après un court silence, elle tonne. STE'KOL !"

Surgissant des ombres derrière la chasseresse, une forme blanche bondit vers son maître, évite la drow à la poupée et se jette aux pieds du géant.
C'est là une elfe, à n'en pas douter. Le corps maigre mais musculeux couvert d'une tenue de cuir de piètre facture, la crinière blonde sale et emmêlée surplombant un regard émeraude et fiévreux... Une vision familière au noirelfe, au détail près que son bras arbore une longue estafilade sanglante. Les chiens s'agitent et jappent... Le poing du Gobelin se ferme et ils se taisent. La grande main se rouvre, à l'attention de la drow menue.

"Elle est au Prime Dragon. Qui es-tu pour y toucher ?" souffle-t-il.

L’homme qui se tint face à elle était à frémir. Son visage vérolé par la tension laissait une étrange ouverture étirée, comme un gouffre s’ouvrant vers le royaume des morts chaque fois qu’il ouvrât ses lippes. Il était si laid qu’une fraction de seconde plus tard, il fascinait déjà la Rose Noire. Car là, elle ne pouvait quitter des yeux cette immonde créature. Pauvre, pauvre chose. Elle eut envie de tendre la main, et de ses doigts graciles, d’en dessiner les contours abruptes – comme autant de falaises vertigineuses qu’il n’était pas bon de fréquenter. Par pudeur peut-être, elle n’osa point. Mais elle restait là, les yeux andrinople cherchant à discerner ses pupilles dans ces globes injectés de sang. Et la voix, grave et sévère, n’attira qu’un semblant d’apitoiement. Cette petite chose lui fendait le cœur. Triste, si triste de voir la colère s’épandre.

Se jetant à ses pieds, la blondinette rompu le charme qui s’opérait jusque-là et déjà, la mage passa sa langue sur ses babines alléchées. Le cœur prêt à rompre dans la poitrine, elle avait faim de traque, et devait souffrir, observant là un met qu’on lui retirait de la bouche. Car peu importait qui se tenait face à elle à cet instant : sa proie docile avait perdu de sa saveur. Alors, prenant conscience que le jeu était déjà fini – et ce avant même de commencer -, elle afficha une moue boudeuse, rangeant lentement la poupée de chiffon avec regrets. Car voilà des énnéades qu’elle était coincée ici, loin des chasses immémoriales et de plaisirs simples. Cantonné à la surveillance et l’instruction de jeunes recrues, elle n’avait guère d’autre loisir que de débusquer quelques rats dans ces dédalles mal éclairés.

« Nulle marque ne recouvre cette ssuorr klez », ses prunelles coulèrent vers l’intéressée. Une lueur terrible y brulait, une lueur terrifiante. Une lueur de mort. « Les rats de son genre n’ont rien à faire ici ». L’Renor s’accroupit tout près de la forme chétive qui recula, terrorisée, prête somme toute à bondir presque dans les bras de son maître, s’il n’avait été un géant. « Es-tu une fuyarde dalhar ? J’aime particulièrement les vilaines choses ».
Elle se releva. « Les aimez-vous ? ». De son visage porcelain et sa voix fluette ne tranchait que l’immondice et le sourire torve qui barrait son visage. La Rose Noire était insatisfaite, et réclamer ainsi son dû ne lui suffirait certainement pas. Le grand et si triste bonhomme venait de se mettre en elle et sa petite proie écorchée.

"J'aime les dons de Zhak'Bar, et honnie ceux qui les gâchent par ignorance." répond le Gobelin à la drow sibylline.

Elle ne peut savoir que le fer brûlant a laissé la marque du dragon sur l'omoplate blanche, des décennies plus tôt. Le cuir la dissimule, sans que cela n'excuse la faute aux yeux du Haut-Prêtre.

Ses crocs se font plus visibles alors que ses yeux se posent sur l'esclave, désormais irrité par la vision de sa faiblesse. Ce n'est pas la première fois qu'elle s'égare, ce n'est pas la première fois qu'elle agit de manière confuse. Aussi sanguins soient-ils, ses yeux reconnaissent le trouble dans les siens, où se lit aussi son adoration. Après ce qui a été fait, il ne devrait rester que ce dernier sentiment, mais l'âme des Impies est telle que malgré les décennies, cet agaçant manège se reproduit à l'occasion. Et l'elfe hérétique de s'égarer, parfois pour tomber entre d'ignorantes mains, quand ses capacités ne lui permettent pas de fuir toute une petite éternité, sans but.

Le battoir se referme sur l'épaule, et "Ste'kol" se fait soulever sans un mot, puis jeter derrière lui, derrière les chiens. Cendré se détourne et la renifle, ses mires canines accrochant le regard émeraude troublé. Urgoll'Ven, lui, la dédaigne déjà, se tournant vers la drow qui l'a marquée. L'odeur du sang est sur elle et dans l'air, et cela lui déplait. La piste que ses bêtes ont remonté... Tant d'énergie pour une telle bêtise, une daehdhel n'ayant rien d'autre à faire que de s'approprier ce qui n'est pas sien. Bouffie d'ennuis et de suffisance.

Le coup part sans s'annoncer, et la large paume frappe le galbe parfait de la joue, sans retenue d'aucune sorte.

"Ne la touche plus, Sans Nom. Jamais." gronde-t-il avec une colère sourde.

Derrière lui, l'esclave ouvre lentement des yeux ronds. A ses pieds, les chiens frémissent, avides d'attaquer, sans en avoir reçu l'ordre.

Au revoir petite chose, tirée de ses griffes et ses envieuses manies par une patte impérieuse qui la poussa dans la pénombre, là où même ses yeux depuis longtemps habitués aux ténèbres ne surent la distinguer complètement. Au lieu de son délicieux repas se trouvait à présent deux molosses bavant et grognant, qu’elle aurait volontiers égorgé pour faire taire – ou pour soulager la peine d’une chasse terminée. Elle imagina mille et une façon d’en finir avec les monstrueux chiens. Et ses doigts, sans qu’elle ne s’en aperçu vraiment chatouillaient déjà les rebords humides du tissus informe. Ses muscles se tendirent et, face aux canidés et à l’étrange créature avide, se transforma en un félin prêt à bondir. Les flammes des torches offraient une ambiance chaude et dangereuse, dansant sur les corps qui s’exprimaient sans un mot. Rapidement – peut-être trop – elle se lassa de ces toutous muselés par un maître cupide, préférant tenter de discerner la forme maigrelette aux cheveux d’or.

Mais plutôt, une chaleur irradia sa joue alors que sans ménagement, le drôle d’homme venait de lui asséner une gifle moralisatrice. La douleur ne vint que plus tard, et plus passé la stupéfaction et la violence du coup, elle porta une main à son visage. Le silence se fit un instant avant que ne résonne un rire angoissant, juste avant qu’elle ne crache dans sa main libre un molard ensanglanté. Ses yeux curieux se posèrent sur la tâche andrinople, alors qu’elle ne parvenait à s’interrompre, tant l’hilarité l’avait gagné. Dans le mutisme de la galerie, les murs renvoyaient l’écho de son éclat de voix. Tout ici était désert, sinon l’étrange attroupement qu’ils formaient. Elle s’approcha d’un pas, tendant vers lui la mélasse tiède qu’elle tenait au creux de la paume.

« Qui te dit que je l’ai touché,aterruce ? ». Et à ses mots, elle reporta son attention vers la forme prostrée qu’elle distingua davantage. Il ne fallut que peu attendre avant que la petite chose ne crie, laissant sur sa joue une étrange estafilade sanguinolente. La blessure n’était guère profonde, car là n’était pas le but, et elle n’avait pas le temps de faire mieux qu’une simple égratignure. Les doigts de la Rose se refermèrent sur le crachat alors qu’un filet s’écoula de son museau. Elle payait le prix de sa magie, le prix du sang.

Spoiler:

Une brusque inspiration signifie la pensée du sombre quand à l'humour de son vis-à-vis. Qu'elle apprécie son jeu, qu'elle se gausse du cri de surprise de l'esclave, qu'elle apprécie le sanguin de son glaviot... Car le Gobelin lui en offre davantage. L'enclume qu'est son poing se précipite vers le visage poupin et le heurte, brisant l'élégance de la sombre dans une chute désarticulée. Malgré sa rage toujours bridée, le Haut-Prêtre du Prime Dragon ne la laisse pas se redresser, projetant son pied dans son visage. Hargne et vengeance, violence et jugement. Le large plat de sa botte fourrage la peau délicate et s’insère sans douceur dans le creux du cou, appuyant sur la précieuse trachée qui permettait à la voix enfantine de s'élever.

Du haut de ses plus de deux mètres, le Gobelin pèse sur sa semblable, par le poids comme le regard, agacé par ses manières comme sa magie. Se jouer ainsi de la subtilité du "toucher", pour une mage... Puérile. Rien qui ne change l'ancien mage du C'nros de ce qu'il a pu observer parmi ses "camarades" de la Vie comme de l'Immatériel. Tant de fois observé. Tant de fois subis. Tant de temps gâchés. Son visage crayeux, parcourus d'ombres grisâtres, ne cachent qu'à peine son sentiment et son envie.

"Plus. Jamais." Souffle-t-il seulement.

L'une de ses mains s'est figée en un geste étrange à l'attention des chien-ours. Ceux-ci sont toujours plus tendus mais cette fois leurs babines se sont relevées, mettant à jour leur arsenal carnassier.

Et, comme si elle avait mis sa main aux flammes, la réaction ne tarda guère. Voilà qui n’était pas chose inhabituelle pour le Rose Noire, car elle aimât – non, qu’elle supportait – qu’on lui rappelle la fragilité de son être. Car la femme faite était chétive, à peine assez grande et menue, si menue que ses muscles avaient bien du mal à se dessiner comme chez ses semblables. D’aucun, en la voyant si cassante, poupée de porcelaine, n’aurait imaginé qu’elle fût l’une des seule à rentrer de Nisétis. Teiweon n’avait guère pu l’avaler dans sa gueule béante, pas si éloignée du trou que portait la face tirée de la Créature. Alors que le poing s’écrasa dans un craquement funeste, ses yeux se révulsèrent et se perdirent un instant dans un passé enfoui.

De ce jour-là, elle ne se souvenait que les cris des siens. Et la fatigue, l’extrême épuisement, quand arrivée au bout de ses forces, elle usait encore de magie. Elle se battait non pas contre les races impures, mais contre les Dieux eux-mêmes. Elle avait pu sentir leur colère, et la peur l’envahir. Amie complice, elle lui devait certainement la vie. Car les hordes réanimées se fracassaient sur des valeureux qui tombaient, les uns après les autres. Et comme dans un mirage, elle tint bon, là, droite et stoïque, boursouflée par les estafilades sanguinolentes et la puanteur de la mort elle-même. Jamais elle ne fût plus proche de la fin que ce jour-là. Et là, dans son ventre, crépitait une étrange sensation de plénitude, un feu bouillonnant d’allegresse et de plaisir. Car voilà ce qui animait réellement la poupée de chair ; nulle humeur ou esprit, ni organe, ni eau ni repas ; mais l’inextricable envie de se sentir vivante, encore une fois.

Le sol était aussi humide que les murs, mais sa fraîcheur eut quelque chose de réconfortant quand l’énorme pied vint rencontrer sa fragile trachée. Là, le souffle lui manqua peu à peu. Elle subsistait avec un filet d’air, maigre bien trop maigre. L’horrible face se voila peu à peu alors que, tâtonnant çà et là elle parvint à récupérer quelques précieuses perles sanguines de son visage. Sans vraiment savoir ce qu’elle faisait, du bout des doigts, elle traça quelques formes sur le sol. Il n’avait aucune logique, sinon celle du désespoir. Elle aurait pu tuer sa proie et mourir aussitôt. Après tout, elle possédait de son or rouge, là, sur sa poupée. Mais L’Renor préférait vivre. Alors, sans quitter le monstre qui la dominait des yeux, elle s’affaira en balbutiant quelques mots. La gorge opprimée par un terrible poids, elle parvint à balbutier tout de même quelques mots :
« une… offrande qui … fuit son… autel… n’est guère… qu’une mauvaise augure… »

Elle inspirait difficilement, tandis que son visage endolori et rougit par les coups ne se départissait point de son étrange sourire. Car, au-delà de la provocation, il y avait dans cette voix désespérée le souhait de ne pas revivre la colère divine. Elle agrippa l’épaisse cheville, tentant vainement d’alléger sa peine.

La chaleur enfle en son cœur de sombre. Les mots de la noirelfe n'appellent en rien au pardon ni à la mansuétude, seulement au châtiment que mérite un subalterne sans bon sens ni raison. Elle lui semble perdue dans son délire et ses songes de gloire, de luxure ou de dévotion, ou peu importe ce qui anime ce mage pantin, oubliant ainsi les règles qui régissent leur Sainte Cité. A chaque coup, elle refusa de céder. Pour d'autres raisons il eut apprécié cette ténacité. Dans cette situation, il ne voit qu'une folie bornée. Un prix doit être payé. Son ignorance appelle le bâton, son entêtement à ne pas la palier ni à s'en excuser, l'exécution.

Cependant, là où son ire de bourreau en appelle à une punition immédiate, l'expérience du sombre de presque un cycle se rappelle à lui. Bien que la gorge de la coupable se trouve sous son pied, elle n'en demeure point mage... Connaissant une magie dont il ne sait presque rien. Une magie qui rebute l'élémentaliste, au souvenir de tous ceux qui se glorifient de la manipuler de et cracher sur ceux qui sont d'une autre rive.

Ainsi, de la même manière qu'il a abattu son prédécesseur au cours d'une ordalie, le Gobelin ne fait pas usage dans un premier temps de sa magie. Son corps et sa vitesse furent de tout temps ses premières armes pour déstabiliser un mage ennemi.

Sa botte s'abat alors, écrasant la gorge jusque-la seulement menacée, avant de viser plus haut, frappant le crâne, le visage, le nez, ses coups de pieds redoublant de violence...

L'inconscience. Un mage inconscient est un mage sans défenses.

L’instant parut durer des plombes. Elle eut le temps de serrer sa pauvre main ensanglantée sur la cheville, tentant avec l’énergie du désespoir d’arrêter ce qui allait suivre. Jamais elle ne s’était même demandé qui était le géant qui la dominait, elle et son pauvre corps jeté à bas. Face à pareille montagne, la Rose Noire n’avait guère la carrure suffisante pour s’opposer par les armes – ou dans le présent cas par le corps. Elle n’était entre ses mains qu’un poupon dont la fragilité semblait risible. Cette même fragilité qui lui avait causé tant de trouble lors de ses premières années et qui aujourd’hui encore lui valait bien des désagréments. Elle n’était guère prise au sérieux, avec sa petite taille et ses frêles épaules. Sa voix fluette et son visage porcelaine ne parvenait à satisfaire les égos mâles et les standards eldéens.  

Avoir tenu tête à plus grand que soi n’était guère une idée lumineuse, mais la petite avait une force que la Créature ne doutait pas même l’ombre de l’existence. Alors plutôt elle attendait. Elle attendait patiemment que s’écrase dans un geste qui lui parut infiniment long l’énorme pied. Ses doigts remontèrent jusqu’à sa guibole tendue par la force et s’y accrocha avec ferveur. Quand enfin la semelle rencontra sa peau, sa lèvre éclata laissant son nez produire un craquement glauque. Le traumatisme fût tel que la femme cracha une gerbe rouge, mélange subtile de ses tripes tournées par la douleur et du sang qui lui coulait à présent dans la bouche.

Et il suffit d’une goutte. D’une simple gouttelette qui était parvenue jusqu’à sa peau. Une pauvre petite larme qui suinta pas plus d’une seconde de son arcade à son œil. Utilisant ses dernières ressources avant de sombrer, l’eldéenne agit assez vite. Et la goutte se fit douleur, se mélangeant comme autant de poignards au sang de l’assaillant. L’effet ne durerait qu’assez pour qu’elle se dégage en roulant, tâchant le sol si froid d’une nouvelle gerbe. Tout autour d’elle tourna, à bout de force. L’étrange sensation de plénitude l’envahie, alors qu’elle se tourna, dégoulinante de substances nauséabondes, vers la Créature et leva les mains.
« ATTENDEZ ! ».
Elle dégueula à nouveau, tendue à l’extrême, prête à agir si la haine ne venait pas à se dissiper.
« Je… m’excuse… ». Elle sentait couler le long de son menton la bouillasse de salive andrinople, alors que sa mâchoire douloureuse peinait à s’ouvrir. « Votre… esclave… plus toucher ». L’articulation était difficile. « Qui… vous ? » 

L'éclair de douleur s'estompe, lui laissant reprendre le contrôle de ses gestes, tandis que sa simple rage se meut en quelque chose de plus sombre et destructeur. La magie de la Vie... Le rugissement qui enfle dans son torse se voit cependant couper l'herbe sous le pied par la surprise, la surprise oui, d'entendre l'imbécile prononcer ses premiers mots censés. Son regard étréci surveille le moindre geste, le moindre frémissement pouvant initier un coup bas ou une feinte... Le temps s'étire tandis que le sang goutte du visage encore si lisse, quelques coups auparavant.

"Urgoll'Ven... finit-il par lâcher d'une voix sombre. Haut-Prêtre du Prime Dragon."

Pas un mot supplémentaire ne passe ses mâchoires crispées, tandis que d'un geste du poignet, il fait s'avancer très lentement les deux chiens-ours. Lentement, si lentement, une petite éternité pour faire encore valoir son droit de parole... Concentré, le Gobelin se fait violence pour résister à l'impulsion de la réduire définitivement au silence, là, tout de suite. Ses mots ne rachètent en rien son insolence mais parviennent, néanmoins, à lui faire gagner quelques précieuses secondes.

Ploc.
Ploc.
Ploc. Les fluides sombres s’écrasaient à présent sur le sol dans une mélodie régulière tandis que la tête, retrouvant ses esprits et une vision moins floue, la tiraillait d’un mal horrible. Pour sûr, le Vilain lui avait brisé le nez et sûrement une tempe, peut-être même la mâchoire. Mais la douleur était un quotidien qui rendait l’accoutumance plus supportable ; aussi, elle résistait. Les ténèbres qui l’appelaient se tenaient près, mais elle refusa, chancelante et les mains tremblantes alors que s’égrainaient un temps précieux. Un temps qu’elle avait bien du malheur à meubler, tandis que ses pupilles s’écarquillèrent sur son visage bouffi lorsqu’elle comprit qui il fût. La honte la consuma presque aussitôt, frappant son palpitant d’un loupé. Incapable de se confondre en excuses – et surtout qu’il était bien trop tard pour cela -, elle devait réfléchir à se faire pardonner si vite qu’elle sentait presque déjà la fétide haleine des chiens.

Elle ne tenta rien. Tendu à l’extrême, le Haut-Prêtre aurait réagi avant même qu’elle n’esquisse le moindre mouvement. Pourquoi par Teiweon ne s’était-il pas simplement annoncé, plutôt que de prendre de ses mains graciles un jouet si précieux ? La Rose Noire, tentant de tromper l’ennui s’était attiré les foudres d’un culte. En valait-elle seulement la peine ? Ses prunelles roulèrent vers la forme blonde qui restait en retrait, bon chien de son maître. Peste sois ces esclaves-roi ! Elle vida sa bouche d’un crachat afin de mieux se faire comprendre. La mage du C’nros avait bien compris la leçon, et voulait faire amende honorable.
« ‘aissez moi ‘épa’er mon erreu ». La mâchoire si douloureuse lui empêchait de causer clairement. Aussi, et bien qu’elle en manquait cruellement, elle prit son temps pour se faire comprendre par le Géant. « ‘e peux la soi’ier ». Elle fit une pause, les molosses approchant dangereusement à présent. « Et off’irais au P’ime D’agon de quoi calmer sa co’ère ».

Malgré la déformation des mots, le Haut-Prêtres entend. Et écoute. Lentement, il se redresse, quittant sa position souple, adoptant une posture de juge. Un bruit de bouche sec de sa part fait disparaître les crocs des gardiens de fosses, qui gardent néanmoins les yeux et les oreilles rivés sur la daehdhel, s'asseyant et observant, tel des statues scrutatrices. Son rictus de colère s'estompe et laisse place à un masque vide, dans lequel brillent les billes noires baignant dans ses sphères vermeilles. En lui ne souffle plus le tempête de l'indignation, mais le calme sentencieux du Haut-Prêtre de Zhak'Bar. Lentement, ses lippes s'étirent, et ses crocs se devinent, dans la naissance d'un sourire bestial.

Ainsi la Sans-Nom en appelle-t-elle à l’apaisement du Prime Dragon. Le regard du sombre l'inspecte d'entre ses paupières mi-closes : son visage aux traits eldéens impactés, son corps à la puissance à peine esquissée, ses plaies encore ensanglantées... Qu'a-t-elle qui ait de la valeur à Ses Yeux ?

"Ton nom. exige-t-il d'une voix grave. Après quoi, d'un bruit il fait s'approcher l'esclave. Sa main se referme sur son bras blessé et la soulève sans effort, et sans réaction de la taledhel. Son attention se porte sur la plaie de son bras. Puis de sa joue. Après quoi, il se tourne à nouveau vers sa semblable. Aertsab Rylin'Ahna. Que les deux années à venir voient ta venue à chaque ennéades en Son Temple. Là, tes avant-bras seront entaillés sur leur longueur. Qu'ainsi, ton sang soit versé, et Ses Bêtes, nourries."

Son étaux se relâche, et le corps frêle de l'esclave retombe au sol, alors qu'elle observe la scène sans un mot, simple observatrice, adoratrice. Quant au noirelfe, son souffle s'est suspendu un instant, avant qu'il n'ajoute.

"Au terme de ces deux années, il te sera permis de combattre l'une de Ses Créatures. Le fanatisme, déjà vibrant dans sa voix, étire encore son rictus. Ainsi, tu connaitras sa réponse... T'en penses-tu digne, enfant d'Uriz ?"

Ainsi soit-il. La sentence était tombée, et presque aussitôt l’eldéenne s’en trouva étrangement soulagée. La menace qui avait plané sur sa tête semblait moins tempétueuse. Toutefois, elle resta prudente : ils n’étaient point amis, pas même des connaissances et si l’envie lui prenait, il pourrait bientôt réduire son crâne en un amoncèlement d’osselet. D’ailleurs, profitant de ce répit, elle essuya sa bouche non sans un rictus de douleur. Il lui faudrait des soins pour s’en remettre. Elle qui trompait jusqu’alors l’ennui se retrouvait dans une drôle d’état ; pour une esclave qui plus est ! Là, la tête blonde pouvait bien se satisfaire de son sort mais la Rose Noire la maudissait silencieusement. Si elle avait été capable de quelques expressions faciales, la petite femme aurait certainement boudé, renfrognée, frustrée et blessée tant physiquement que dans son égo. Car bien qu’elle n’en posséda qu’une mesure somme toute convenable, se faire ainsi traiter pour une impie lui soulevait le cœur.

Mais Aertsab était une fille patiente. Le Haut-Prêtre pouvait bien se targuer de sa force physique et de son pouvoir, il adviendrait bien un jour où ni l’un ni l’autre ne lui serait utile. Et ce jour-là – se promit-elle -, elle jubilera. En attendant elle se contenta d’observer la poupée blonde se faire soulever du sol, examinant ses blessures superficielles, les jaugeant avec un air sérieux. Se croyait-il expert pour juger de ses traumatismes ? La mage retint un petit rire qui lui aurait été de toute façon pénible de retenir. Qu’il croit bien ce qu’il voulait, elle n’aimait guère ses façons et confortait son désintérêt pour le Prime Dragon – quoi que celui-ci mériterait sûrement meilleur serviteur.

Lentement, dans des gestes mesurés et malgré des muscles vacillants et une tête endolorie, elle se hissa sur ses guibolles peut assurées, titubant jusqu’au mur tout proche. Elle prit grand soin de ne pas l’inquiéter car elle ne tiendrait pas un coup de plus. Fragilisée, les parois humides furent une aide précieuse alors que, malgré les lumières dansantes, elle peinait à discerner plus qu’une masse informe. « ‘ue le feu u’ Pèr’ me p’otège ou qu’i me ‘onsume si je ne m’en ‘ontre di’ne ».

"Ainsi soit-il." conclut-il simplement d'une voix atone.

Un dernier regard, et il fait volt-face, les chiens ours sur ses talons. Cependant, ses pas ralentissent bien vite, quand il constate que son esclave ne le suit pas. Figée, la créature sale aux yeux d'émeraude fixe de ses mires écarquillées la drow, tout en affichant une expression indéchiffrable.

D'un claquement de langue, Urgoll'Ven ordonne avant de reprendre sa marche. Le massif Cendré attrape donc l'elfe par le col de sa tenue de cuir. Il ne lui un faut pas plus pour reprendre vie, emboitant sans un son le grand pas de son maître, le chien-ours sombre fermant la marche. S'en retournant ainsi au Temple du Prime Dragon.