Discussions imprévues sous le regard divin (Lyorindel) [Terminé]

Ça fait longtemps, même pour un elfe. Plus de la moitié de ma vie, trois siècles et douze années. Le temps peut passer si vote lorsque l'on veut oublier quelque chose. Enfin je ne veux pas l'oublier mais je l'ai poussé quelque part au fond de mon esprit. Uraal avait été un lac de sang et une des raisons pour lesquels j'ai quitté l'armée royale peu de temps après ; à l'aube du son trois-centième anniversaire de la bataille je n'ai pas eu le courage d'aller honorer la mémoire de ceux qui sont tombés sous mes ordres. Mais il est venu le temps d'aller finalement au temple. Alors je me lève de mon siège et je laisse mon bureau en l'état avant d'en sortir. Je mets mes gants et brassards d'archerie, mon manteau que je ne ferme pas et je sors de chez moi pour aller au temple de Tari. Depuis le temps j'espère que la déesse leur a accordé un repos bien mérité mais allez savoir avec les dieux, vaut mieux s'en assurer.

Même la balade jusqu'au temple n'allège pas mon humeur, j'essaye de traîner, d'allonger le trajet en faisant des détours mais rien n'y fait, je finis par arriver devant. Je monte avec appréhension les marches de marbre jusqu'à arriver à l'intérieur. Je déglutis en avançant d'un pas lourd.

Mon cœur s'allège un peu en voyant que je ne suis pas seul. Le nom de l'autre elfe présent me revient en tête: Aegden Orian, le commandant des armées locales d'Alëandir. Artiön ne m'a pas demandé de me renseigner sur lui mais je l'ai fait quand même. J'ai appris une chose chez les éperviers: il faut toujours se se renseigner sur les commandants et les protecteurs, on ne sait jamais quand l'Heru Aran va avoir besoin d'informations à leur sujet. Mais aujourd'hui je ne suis pas là pour travailler, pour une fois, aujourd'hui c'est pour me recueillir et je ne suis sûrement pas le seul. Aegden a dû en voir tomber des camarades, bien plus que deux pour le coup. Je m'approche du commandant à genoux, je n'essaye pas de masquer ma présence, je savoure même le bruit de mes pas qui résonnent dans la Salle des Lueurs. Ça brise le silence angoissant de l'endroit.

Je m'arrête à deux pas de lui et j'attends qu'il se lève. Je suis venu-là pour honorer la mémoire de mes camarades mais je ne peux pas y arriver seul. Si j'avais pu je n'aurai pas attendu douze ans. Une fois qu'Aegden s'est levé et retourné vers moi je lui sourit. J'ai voulais que ce soit un sourire réconfortant mais je n'arrive qu'à former un sourire triste. "Bonjour, vous joindrez-vous à moi pour une prière, afin que Tirith leur permettent de reposer en paix?" Je suis un peu gêné de lui demander ça, il va sûrement me réponde avec un non laconique et continue son chemin alors j'attends le refus comme une gifle.

Tant que ça peut-être pas mais c'est vrai que je ne me sens pas de prier seul, pas aujourd'hui, cette prière est bien trop lourde pour moi seul. Je dois admettre que je ne m'attendais pas à cette réponse. Mes oreilles se dressent légèrement avant de s'affaisser. Il ne me connait pas, il ne m'a sûrement jamais vu mais moi oui, enfin je ne le connais pas personnellement, loin de là, mais lui ne me connaît pas. Normalement il ne m'a jamais vu d'ailleurs, en tout cas si j'ai bien fait mon boulot et j'aime à penser que je le fais bien. Bon je ne vais pas attendre deux minutes avant de lui répondre comme il vient de le faire, autant être direct. S'il ne veut pas tant pis. J'esquisse un sourire triste.

"En ce jour plus qu'en tout autre, je viens honorer la mémoire de camarades tombés pour l'Anaëh. Je suis malheureusement certain que vous avez aussi des amis qui sont morts au combat, commandant Aegden."

Je m'en veux de lui faire de la peine en évoquant le souvenir d'êtres chers disparus, surtout si la blessure n'a pas eu le temps de cicatriser. Je regarde le commandant pour tenter de le lire avant d'abandonner, ce n'est pas le moment ni même l'objectif de ma visite. J'ai envie de lui mettre une main sur l'épaule réconfortante mais c'est un peu déplacé vu que c'est la première fois que nous nous rencontrons alors je me contente d'acquiescer.

L'ironie de sa question me fait honnêtement sourire, ce n'est pas un sourire moqueur, loin de là, au contraire il se veut réconfortant. "J'en oublie mes manières, un comble pour un diplomate n'est-ce pas? Je vous présente mes excuses, je m'appelle Lyorindel et oui je connais votre nom mais qui ne le connait pas à Alëandir? Après tout vous êtes le commandant des forces de la Cité."

"C'est justement parce que vous n'êtes pas commandant depuis longtemps qu'il est important de vous connaître, votre monté en grade est toujours fraîche dans l'esprit des gens. Mais vous avez raison, les circonstances ne sont pas heureuses et pourtant je suis content de vous rencontrer." Je regardes autour de moi, le temple est vide et sombre, comme il se doit d'un tel endroit. Je me demande bien où sont les prêtres mais peu importe au final, ce n'est pas pour les voir que je suis ici. "Une coïncidence, sans doute. Je sais bien que d'ordinaire les prières à Tari se font seul, c'est bien d'ailleurs quelque chose que je n'ai jamais compris, mais à Uraal personne n'est mort seul alors à quoi bon s'isoler? Ainsi je vous suis reconnaissant d'accepter. Mais comme à mon habitude je parle trop."

La réponse aurait pu être comique si elle ne venait pas de la prêtrise de Tari. J'imagine qu'on ne peut pas demander de faire preuve de tact mais là quand même, ça tutoie l'impolitesse. Cela dit il n'a pas tout à fait tort, ce n'est pas vraiment le lieux pour discuter. J'hoche la tête, l'air contrit, à sa remarque.

"Ça ne se reproduira pas." J'hoche une nouvelle fois la tête pour signaler à Aegden que je suis bien d'accord et je tourne les talons pour finalement sortir du temple. Je met ma main en visière pour que mes yeux s'habituent plus facilement à la différence d'éclairage entre les rues d'Alëandir inondées par le soleil et la pénombre du temple. Je descends les marches de marbre en prenant soin de faire claquer mes talons dans l'espoir que le son se réverbère dans le temple derrière nous. C'est mesquin certes mais c'est satisfaisant et puis il l'a bien cherché même s'il n'a probablement rien entendu.

Mes oreilles se relèvent alors que j'entend des bruits de pas, des petits pas venant d'au dessus, je lève la tête pour voir une ombre bloquant le soleil. Un quelque chose qui n'est pas un elfe. Il est dans les airs, il vient de sauter, ses deux jambes tendues dans un grand écart. Alors qu'il tombe telle une pierre sa main droite vient chercher quelque chose dans son dos. Une dague pour être précis, une dague reliée à une corde qu'il lance contre le rebord d'un balcon en bois finement ouvragé. Il y a quelque chose de surréaliste à voir un gobelin sauter d'un toit et se balancer via une corde dans les rues d'Alëandir pour toucher le sol dans une roulade. Le petit être vert se retourne vers nous avec un sourire satisfait sur les lèvres. Il agite entre son pouce et son index boudinés le Cam en-Kÿria d'argent qui me sert à fermer mon manteau et de focaliseur. De sa main gauche il dessert les cordons de sa bourse et laisse tomber la broche à l’intérieur. Puis il rabat son capuchon sur sa tête pour plonger son visage dans l'obscurité et déclamer avec grandiloquence dans un elfe approximatif: "Craginez Line, Gobe'Line!"

C'est une blague. Je refuse d'y croire. Non c'est impossible. Un gobelin n'a pas pu rentrer dans la capitale de l'Anaëh sans se faire remarquer, sans même se faire repérer. Bientôt on va m'apprendre que dans les égouts se trouvent des drows. Bon, j'espère que cette fois nous avons compris la leçon et que la Première Oeuvre mourra avant que n'arrive une seconde Eraison, surtout à Alëandir. Un gobelin. Surtout qu'il ne fait visiblement aucun effort pour être discret! En plus il ne parle même pas la langue! Je me suis fait voler par une créature qui n'a même pas la décence de me narguer dans un elfique correct. De plus je ne me fais pas voler n'importe quoi, c'est la broche que m'a offert mon père lors de la Cérémonie du Choix. C'est la broche qui me sert à fermer mon manteau, c'est ce qui me sert de cataliseur, c'est la seule chose qui me reste de mon père.

Qu'I Emël ait pitié de ce gobelin car je n'en aurai aucune.

Les bruits de pas du commandant partant à toute allure me sort de mes pensées morbides. Je cours aussi vite que je peux pour tenter de suivre Aegden. Il faut dire qu'il court vite et que le temps où j'étais le plus rapide de mon unité est derrière moi. Peut-être qu'avec mon travail de diplomate je me suis un peu laissé allé. Peut-être.

Les gens se poussent sur notre chemin mais ce sont nous que les passants ralentissent plus qu'autre chose car Gobe'Line est suffisamment petit pour se faufiler sans mal dans la foule, de plus sa taille joue contre nous lorsqu'il est question de le retrouver parce qu'il échappe à notre vigilance. Au final ça ne m'étonne pas tant que ça qu'il ait réussit à s'infiltrer dans la Cité, la petite chose semble la connaître comme sa poche. Il prends des ruelles pour nous gêner, il passe entre les jambes des badauds et n'hésites pas à faire des glissades lorsque nous sommes sur le point de l'attraper. Mais là où ça se complique c'est lorsqu'il profite d'une poignée de caisses empilée pour, grâce à son élan, monter dessus et sauter afin de s'accrocher à une enseigne. Il se hisse au dessus de l'enseigne d'une traction et d'un bond se retrouve sur un balcon de pierre, il se tourne vers l'intérieur et j'entends un cri de surprise mêlé de terreur venant de l'intérieur. Line rit, saute de la rambarde et rentre dans la maison.  

Lorsque le gobelin est rentré dans l'appartement j'étais sur le point de l'attraper par sa capuche que la course avait rabattue mais comme d'habitude lorsqu'on est sur le point de l'attraper il trouve un moyen de se soustraire à notre étreinte, d'éviter la capture. C'est déjà assez humiliant qu'un gobelin se soit infiltré dans Alëandir mais en plus on arrive pas à l'attraper. J'entends à peine l'ordre d'Aegden qui peine à se faire entendre par dessus les exclamations de surprise et parfois même les insultes parce qu'il faut dire qu'on ne prends pas le temps de s'excuser auprès de ceux que l'on pousse. Ah et y'a aussi ceux qui crient parce qu'ils ont vu un gobelin dans la rue. En temps normal je me serai arrêté pour questionner l'autorité d'Aegden à donner des ordres comme ça même s'il en a tout à fait le droit mais l'adrénaline, la situation confuse et le danger que pose Line réveillent la discipline enracinée. Je recul de quelques pas et longe le bâtiment en espérant que la personne à l'intérieur ralentisse la petite créature suffisamment pour me permettre de faire le tour.

Effectivement lorsque j'arrive dans la rue adjacente la fenêtre à l'étage où il est entré est encore fermée et surtout n'est pas brisée alors je prépare un sort pour l’accueillir. Je ferme le poing et me concentre tant bien que mal dans une rue bondée. Faut dire que c'est pas bien facile d'ordinaire sans mon focaliseur, c'est encore plus difficile avec les regards des passants qui se demandent ce que je suis en train de faire. Je tente de concentrer de la lumière dans ma main et en fait une boule, une petite évidemment, car je n'arrive pas à me concentrer suffisamment et que c'est donc trop dangereux d'en faire une plus grosse. Lorsqu'enfin la créature vert se décide à sortir en se jetant en boule à travers la fenêtre je lance la sphère de lumière que j'avais préparé au dessus de moi et la fait éclater. Ça éblouit les gens proches de moi qui ont été assez stupide pour regarder, pour leurs défenses ils ne pouvaient pas le savoir, mais même si le sort n'est pas assez puissant pour aveugler Line ça le perturbe suffisamment pour qu'il rate son atterrissage.

Tout ne semble pas se passer comme prévu alors qu'il commence à amorcer une roulade le voleur tente de protéger ses rétines particulièrement sensibles à la lumière vive et il s'écrase sur quelqu'un. Je me dis que j'ai finalement réussit à le ralentir suffisamment pour pouvoir l'attraper mais a foule se met à paniquer, comme toutes les foules. Les gens jouent des coudes et se poussent tant qu'ils peuvent pour s'éloigner de ce qu'il vient de se passer. Cela dit je n'ai pas trop de mal à me frayer un chemin vu que je remonte à contre-courant et que j'entrave le moins possible la tentative d'éloignement des civiles. Je m'approche de Line qui tente de se relever et de faire jouer son épaule avec une grimace, quand il me voit il sort ma broche et la lance en l'air avant de s'enfuir dans l'autre sens.

Je lève la tête pour suivre mon Cam en-Kÿria des yeux et lorsqu'elle passe au dessus de moi je saute en arrière pour tenter de l'attraper. Mes doigts l’effleure et je tombe durement au sol, l'impact expulse l'air de mes poumons. Je reprends une goulée d'air puis je rampe jusqu'à la broche d'argent tombée à quelques centimètres. Maintenant que les gens ont fuit j'entends un petit ricanement qui vient de ma droite.

Lorsqu'enfin ma main se saisit de la broche c'est comme si je venais de poser la main sur le mont le plus haut du Septentrion, c'est un triomphe qui est aussi doux que le miel. Non pas que j'aime le miel mais là n'est pas la question. L'invective d'Aegden me pousse à me relever, c'est donc avec un genoux à terre, pour plus de stabilité, que je remet ma broche à mon manteau et que je ferme ce dernier pour éviter qu'une autre créature incongrue ne la vole.

En voyant le commandant partir après Line je tourne la tête pour regarder le dernier elfe disparaître au tournant d'une rue et je dois admettre que j'ai envie de le suivre. Après tout j'ai récupéré ma broche, je peux laisser cette détestable bête verte entre les mains des autorités compétentes. Bon, compétente n'est peut-être pas le mot mais encore une fois là n'est pas la question. Le problème c'est que je suis sensé faire parti de ces autorités compétentes alors je me relève, je prends quand même le temps de m'épousseter parce qu'un diplomate se doit d'être présentable en toutes circonstances, même lors d'une chasse au gobelin. Je pousse un soupir et je me remet à courir.

J'ai du mal à les rattraper, ça m'apprendra à prendre mon temps aussi. Le gobelin tourne à une intersection, une intersection que je connais bien vu que je la prends pas loin de tous les jours pour aller au palais royal. Le côté qu'il a pris mène donc au palais royal et normalement il ne pourra pas continuer tout droit au risque de se faire attraper par une patrouille ce qui le force à tourner une fois de plus, à tourner là où je l'attendrai. Je m'adosse au mur de la ruelle donnant sur la rue où je compte l'attraper pour ne pas me faire repérer quand enfin j'entends les bruits de sa course effrénée suivit de peu par Aegden. Je surgis de la ruelle sombre et je peux lire sans difficulté la surprise sur le petit visage porcin de Line qui tente de s'arrêter comme il peut pour ne pas tomber dans mes bras. Ses jambes s'emmêlent, il trébuche mais a le réflexe de faire une roulade pour éviter de se faire mal. Coincé entre Aegden et moi, Line nous regarde tour à tour puis jette un œil à la façade du bâtiment sur sa gauche. Je suis son regard j'arrive à discerner sans difficulté une voie d'escalade qui, même si elle s'annonce assez difficile, reste possible pour ce petit être fourbe.

Quand Line se jette sur le mur pour l'escalader je me baisse pour ramasser une pierre, comme le dit si bien Aegden: ça suffit maintenant. Bon le commandant est plus rapide que moi et en voyant le gobelin se débattre, la tête à l'envers j'ai du mal à croire que c'est bien lui qui nous a donné tant de mal. Il a presque l'air pathétique, réduit qu'il est à tenter de mordre la main de l'elfe pour s'échapper une énième fois. Il me fait presque pitié à baragouiner dans sa langue, encore que c'est peut-être mieux qu'il ne s'essaie pas à l'elfique vu ce que ça a donné la dernière fois.

J'ai bien envie de dire que ce n'est pas l'envie d'abandonner qui manquait mais être honnête n'est pas toujours bon alors je hoche la tête avant d'ajouter avec un sourire: "Je n'abandonne jamais mon devoir civique, comme tout taledhel qui se respecte. Je vous laisse donc vous occuper de... Gobe'Line? Je ne sais pas où les rauniëlk vont chercher ces noms... m'enfin qu'importe. Quelque chose me dit que nous allons nous revoir sous peu et devant un bien auguste personnage qui plus est." Je fais une révérence avec l'expertise du diplomate consommé. "Mais en attendant je vous souhaite une bonne journée et bonne chance avec cette créature pernicieuse, commandant." Je m'en vais ensuite sans lancer un regard au gobelin. Après avoir fait quelques pas je vérifie si ma broche ferme toujours mon manteau. C'est stupide mais je pousse un soupire de soulagement en sentant la froideur du métal sous mes doigts.