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 Au prix d'une vie

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Sorsha
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Sorsha


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MessageSujet: Au prix d'une vie   Au prix d'une vie I_icon_minitimeSam 9 Fév 2019 - 20:18


4ème ennéade de Favrius,
12ème année

Les premières douleurs apparurent avant que le soleil n’atteigne le zénith. Sorsha fut alors appelée pour veiller au bon déroulement de l’accouchement. Avec son panier rempli d’herbes séchées et ses flacons d’huiles parfumées, elle attisait la curiosité, mais comme toujours personne n’osa l’interroger sur l’utilisé de toutes ces choses. On l’observa avec attention lorsqu’elle en fit brûler dans un bol de terre cuite et on l’écouta dans un silence absolu quand elle commença à chanter une mystérieuse mélodie. Les herbes dégagèrent un parfum apaisant pour détendre Sidne, la future maman, et le chant s’avéra être une prière aux esprits. Une fois fait, il n’y eut plus qu’à attendre.

Les heures passèrent sans que rien ne bouge. Sorsha parla à peine à la jeune femme, seulement pour lui donner des instructions ou pour l’encourager lorsque la douleur devint plus intense. Le soleil était couché depuis quelques heures déjà lorsque le travail sérieux débuta enfin. Cette longue attente n’étonna guère Sorsha. Pour une raison ou pour une autre, les bébés viennent souvent au monde la nuit. Certes, dire que c’est le cas pour tous est faux, mais Sorsha ne comptait déjà plus le nombre de nuit sans sommeil à attendre la venue au monde d’un nouveau petit être. À bien y penser, elle aimait mieux ça. Malgré l’épuisement dû aux longues heures passées debout, le coucher du soleil apportait une intimité que Sorsha chérissait plus que tout. Dans la cabane, il n’y avait qu’elle, parfois sa mère et les femmes de la famille de la parturiente. Toutes des mamans à l’exception de Sorsha. Dehors, les gens se retiraient, car il n’était généralement pas bon de se trouver à l’extérieur la nuit. Ils allaient accueillir le nouveau-né en même temps que le nouveau jour. Au contraire, en plein cœur de la journée, il y avait beaucoup trop de gens. Amassés devant la cabane, ils s’excitaient, en particulier le père du nourrisson. Les naissances sont toujours une occasion de réjouissance. Avec les rires et l’enthousiasme contagieux, Sorsha peinait à se concentrer. La nuit, elle était pleinement en contrôle de la situation.

« Il va vivre. » Sorsha tenait dans ses bras le bébé encore gluant des substances de la naissance. Le garçon criait à plein poumon et gesticulait comme une truite sortie de l’eau, brandissant ses petits poings furieux. Non seulement il allait vivre, mais il fera un homme combatif. Sidne sourit. Après trois grossesses infructueuses, elle mettait enfin au monde un enfant viable. Sorsha nettoya le poupon avec douceur et frotta son corps avec une huile. Un peu de sa force passa à travers ses mains, un cadeau qui devrait l’aider à traverser ses premières années de vie souvent périlleuses. Enfin calmée, elle l’emmaillota confortablement dans une couverture et le confia à la grand-mère émue d’enfin tenir son petit-fils. Il restait encore des choses à faire sur la nouvelle maman. « C’est presque terminé. » Sorsha versa une huile chaude sur le ventre maintenant flasque de sa patiente et commença à le masser vigoureusement pour encourager la contraction. Épuisé après un long effort, il se durcit néanmoins sous ses mains. Le placenta glissa entre ses cuisses, accompagné d’une importante quantité de sang. Il y a toujours un peu de sang lors de l’accouchement, cette fois quelque chose n’allait pas. « Vous toutes, sortez, maintenant! Apportez le bébé avec vous. »

L’accouchement est un exercice risqué où l’expression « donner la vie » prend parfois tout son sens. Sorsha a cru qu’elle était sauve, mais le grand saignement pouvait arriver à n’importe quel moment et sans prévenir. Maintenant, si elle voulait garder cette femme en vie, elle devait se concentrer, mais la fatigue prenait son dû chez la jeune femme. Elle appuya fermement ses mains sur le ventre de Sidne et rallia toute sa volonté à y concentrer l’énergie bienfaitrice qui guérissait. Les yeux clos, elle la sentit frémir sous sa peau.

« Oh, Esprit Anciens qui veillez sur nous, mortels. Dans votre bienveillance, donnez-moi la force de soigner cette femme. »

Sorsha savait que ça fonctionnait lorsqu’elle sentait une douce chaleur traverser ses doigts. Cette fois, rien ne se passait. Elle inspira profondément. Peut-être que le sentiment d’urgence la troublait au point de l’empêcher de se concentrer correctement. Le don pouvait être capricieux parfois. Elle répéta sa litanie, encore et encore. Le sang détrempait maintenant le lit et dégouttait sur le plancher, son odeur métallique prenait à la gorge. À défaut de la magie, elle sentait le corps sous ses mains devenir de plus en plus flasque à mesure que la vie le quittait. C’est là qu’elle comprit. Sorsha ouvrit les yeux pour regarder Sidne mortellement pâle. Ses lèvres s’ouvraient et se fermaient dans une plainte muette. Les Esprits avaient exaucé son souhait d’avoir un enfant viable, mais pour cela elle devait payer de sa vie. Sorsha pouvait essayer tant qu’elle le voudrait, le don ne ramènera pas cette femme. Sa prière se transforma en chant funéraire et la guérisseuse ne quitta pas Sidne des yeux jusqu’au moment où elle rendit son dernier souffle. Sorsha voila ensuite son visage et quitta la pièce. Elle retrouva les femmes à l’entrée de la cabane. Elles étaient anxieuses et avec raison.

« Elle est morte. Le don n’a pas pu la sauver. Les Esprits lui ont donné un fils viable en échange de sa vie. L’un ne pouvait vivre si l’autre vivait. Ils en ont décidé ainsi. Trouvez-lui une nourrice... »

Sorsha ne s’attendait pas à une gifle, mais elle vint, puissante et cruelle. La réponse d’une mère venant de perdre sa fille bien-aimée. « Vous osez mettre en question les choix des Esprits? » Cracha Sorsha, dardant son regard dans celui de l’affligée.

« À quoi ça sert d’avoir un Don s’il ne sauve pas les vies quand ça compte vraiment? »

« Je ne peux les sauver tous. Ces décisions ne me reviennent pas. J’obéis aux dieux… Il faut préparer le corps et le bûcher. La crémation aura lieu à l’aube. » Sorsha tourna les talons et retourna à l’intérieur, la joue encore brûlante suite à la gifle. Elle comprenait son désespoir, mais la douleur ne devait pas faire dévier les gens du droit chemin. Sorsha a sauvé des gens à l’article de la mort plus d’une fois dans sa vie, mais parfois ça ne fonctionnait pas. Pour plusieurs cela était injuste, mais ils devaient garder à l’esprit qu’elle n’était que la messagère, un outil entre les mains des Dieux. La mort de Sidne était leur volonté.

Aux premières lueurs de l’aube, le bûcher fut installé sur la grève. Le corps de Sidne, lavé par sa mère, reposait sur une plate-forme de bois grossière bordée de fagots arrosés d’huile. Elle portait ses plus beaux vêtements ainsi que des colliers de perles à son cou. Son visage peint avec des pigments broyés était paisible, mais la mort déformait déjà ses traits et un foulard astucieusement noué empêchait sa mâchoire de s’ouvrir. Tous les habitants du village étaient là, y compris Sorsha et son frère Jolf qui se tenait à une bonne distance. Les gens pensaient célébrer une naissance, mais ils étaient plutôt réunis pour une crémation. Dans l’aube naissance, ils avaient tous le même teint grisâtre et une expression sinistre sur le visage. Leiv, le père endeuillé se tenait tout près du bûcher. D’un bras, il tenait son fils et de l’autre, une torche allumée. Il entonna un chant magnifique et guttural devant guider l’âme de sa bien-aimée vers l’autre monde. Puis lorsque le soleil perça l’horizon, il jeta la torche sur le bois. Celui-ci s’enflamma aussitôt et Sorsha sentit la bouffée de chaleur depuis sa place. Elle ne s’était toujours pas lavée. Ses mains et ses bras étaient toujours couverts du sang de la défunte. Elle fixa les flammes dansantes jusqu’à ce que la silhouette humaine ne soit plus reconnaissable puis elle s’approcha de Leiv. Elle passa son pouce sur le front du garçon endormi, y laissant une trace brunâtre. « L’épreuve rend fort, ne l’oubliez pas. »

Un dernier regard, elle s’éloigna ensuite de la foule. Il y avait trop de gens et l’épuisement la gagnait. Sorsha marcha pendant un moment après avoir dépassé les limites du village. Elle atteignit une grève paisible où personne ne viendrait la déranger. Elle s’accroupit au bord de l’eau et y plongea les mains. Même à cette période de l’année, l’eau restait froide. Elle mordait la peau et raidissait les articulations. En quelques minutes à peine, elle pouvait à peine remuer les doigts. Elle frotta avec douceur pour faire disparaître le sang de la jeune mère, un dernier sacrifice aux Esprits.
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