[Sanguette] S'en aller faire son petit marché. | Cirince

Automne - 8e jour de la 9e ennéade de Favrius de l'an 11:XI

Accoudé contre la rambarde d’un balcon surplombant l’ère de combat, le maître des ombres jugeait avec lassitude la tournure des rixes musclées qui s’y déroulait. C’est que mensuellement, ce dernier s’assurait des bonnes performances de ses recrues en des épreuves qui n’avaient rien de très amusantes. S’affairant à tester autant leur endurance que leur résilience, il observait et commentait de surcroît les progrès de chacune de ses cohortes. Celle qui œuvrait en contre-bas devant ses yeux flapis, se trouvait à être la pire d’entre elles. À peine plus talentueux que ceux qui furent recalés par la Dotkha, ces flancs mous parvenaient à vaincre les adversaires qui se dressaient devant eux, mais sans plus. Pour la plupart, Kah envoyait des esclaves tirés des fausses Thaaries, prompts au port des armes et à la violence gratuite. Pour les spadassins en devenir, il y avait là belle occasion de s’entraîner à d’autres choses que l’art de la sournoiserie. Ces combats singuliers n’avaient rien d’une mince affaire et tous le savaient, ces recrues devaient s’adapter à toutes formes d’affrontements. D’aucuns d’entre eux n’avait le feu au ventre qui plaisait tant à leur maître et combattaient avec une telle mollesse, que ce dernier s’en voyait souventefois la tripaille soulevée de dégoût. Ainsi, après un énième soupire de lassitude, l’un de ses sbires vint le déranger en l’interpellant.

« Maître … Vous nous avez demandé de vous tenir au courant s’il venait à poindre une vente d’asservis. Eh bien, un laniste qui n’a pas su gérer ses richesses adéquatement a annoncé ce jourd’hui qu’il mettait en vente ses plus belles acquisitions. »
« Quoi ? Là, maintenant ? »
« Euh … Oui, là là. Nous venons de l’apprendre … La chose vous choquerait-elle ? »
« J’ai spécifiquement soulevé que je désirais être prévenu à l’avance, imbécile. » Et avant même que son employé involontaire ne se vautre en d’interminables et plates excuses, Kah lui ordonna de rapatrier quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs pour l’accompagner jusqu’au marché où l’esclavagiste tiendrait la vente de sa marchandise. Entre autre, il avait besoin d’environ cinq nouvelles têtes. Deux d’entre elles s’en iraient à Thaar pour assister le maître nain qui s’occupait de sa joaillerie exportée, tandis que les trois autres, s’en iraient rejoindre les fausses. Jusqu’à maintenant, des derniers marchés aux larbins, en dehors des âmes maladives, des esclaves aux pattes cassées et des autres macchabés en devenir, Kah ne sut mettre main mise sur l’objet de sa convoitise. Était-il homme difficile, à cracher trop précipitamment sur une marchandise qui ne tappait pas à l’œil ? Peut-être, lui avait-on dit dernièrement.

Or, cette fois ne serait pas la même : il conquit la place publique dans l’idée d’acheter, quoi qu’il advienne. Arrivé sur place, une estrade faite de bois pourri servait de podium pour mettre en valeur les produits en vente.

Parmi eux résidait peut-être silencieusement l’esclave de ses rêves.

"Il est l'heure...

L'heure de dire au revoir à mon Maître et à sa demeure. Bien sûr, "dire au revoir" n'est qu'une expression embellissant l'événement, comme s'il allait perdre de son précieux temps pour marquer un tel signe d'attachement envers des esclaves... Je l'aimais bien malgré tout, même s'il était sûrement trop laxiste et gentil pour un drow, m'est avis que ce sont ces mêmes défauts qui l'auront conduit à liquider nombre de ses biens pour garder la tête hors de l'eau, ou plutôt devrais-je dire, la tête sur les épaules. Toujours est-il qu'il a été plutôt agréable d'être à son service. Inutile d'y penser d'avantage, aujourd'hui tout change, et ce saut vers l'inconnu n'est pas sans me créer une certaine tension.

Rassemblée avec d'autres esclaves, c'est avec un discret soupire que je me rends compte à quelle point cela faisait longtemps qu'on ne m'avais pas enchaîné. C'est avec les poignets solidement liés dans le dos que je suis les pas du sbire qui nous emmène sur la place publique. Les cliquetis métalliques de mes charmants bracelets ne m'avaient pas vraiment manqué...

Tour à tour, nous montons un à un sur l'estrade, et le crieur annonce des prix de départ pour chacun. Hmph, en tant que gladiateur, s'il y a bien une chose qui fait notre fierté après la gloire, c'est la valeur à laquelle on sera vendu. C'était là l'ultime moyen d'apporter encore quelque chose au laniste qui nous a possédé, lui rendre nos derniers honneurs à son service.

Alignés sur le vieil échafaud de bois, les offres étaient annoncées les unes à la suite de autres. Quelques victimes de rafles, des combattants malgré eux pour qui chaque entrée dans l'arène est une intense épreuve de survie. Une demie-douzaine de vieux loups qui arborent avec fierté mais surtout avec handicap les vestiges de leurs batailles passées. Trois bons baroudeurs, le genre de type qui ont le réel mérite d'être appelé des gladiateurs... et enfin... moi-même. Du moins cher au plus onéreux, les prix s'envolent lorsqu'on arrive au quatuor qui boucle la vente. Être citée en dernier à quelque chose de gratifiant... parfois il en faut peu pour nous autres esclaves. Je ne pas empêcher un rictus, même s'il ne dure qu'une fraction de seconde, lorsque l'annonceur déclare bien haut et fort le prix qui est le mien. Il y a un certain "écart" et, à ce moment précis, avec mon corps dénudé et peu marqué, ma plus grande peur est d'être prise pour une fille de joie... Ce qui ne serait pas très agréable.

J'ignore si vraiment il trouvera un acheteur pour cette somme là aujourd'hui. Dans une vente précipitée comme celle-ci, les clients se méfient des attrapes nigauds en général. Le crieur aura beau clamer mes louanges, le public n'en sera pas forcément crédule pour autant."

Voilà qui eut tout d’une surprise lorsqu’il arriva sur place pour constater la teneur de la marchandise. Être à ce point idiot pour ne pas être en mesure de rentabiliser d’aussi belles pièces de viande, c’était d’une tristesse à mourir … À des lieux des éclopés du coin de la rue, des sacs à puce et des adeptes de la gangrène, il y trônait sur l’estrade de fortune une belle ribambelle d’asservis. À maintes reprises durant la mélopée des enchères, on entendit et vit Kahveka prononcer son désir d’acheter en se confrontant à d’autres riches marchands. Et ces rixes pécuniaires se montrèrent si tant agressives, qu’il n’eut autre choix que de capituler face à tant d’adversaires. Ces batailles fortunées n’étaient certes pas l’une de ses spécialités, mais il savait encore lorsqu’il venait temps à se coucher. Enfin, lorsque les ventes achevèrent, ils arrivèrent à la vente d’une toute délicieuse créature elfique. Un beau spécimen, svelte, dotée d’une musculature sèche et abondante, des courbes harmonieuses et … d’un regard particulier.

Si d’abord il s’était plut à admirer la servile créature, son regard hagard s’arrondit de plus belle lorsqu’il odit la coquette somme qui la concernait. Adonc, quel genre de catin des forêts pouvait-elle être pour être vendue à si bon prix ? Or, point qu’il n’avait l’intention de se procurer une fente à pine de plus, bien qu’elle fût des plus mignonne à reluquer, mais il décida tout de même de rester jusqu’à la fin question de voir point final à cette étrange vente. Derechef il dût contenir son étonnement lorsque l’encanteur étala tout le pedigree de la dernière vente : une gladiatrice hors norme, capable de vaincre quiconque se dresserait devant elle. La Reine des fosses arénaires! Et comme si la chose ne pouvait être plus belle, la fougueuse savait même remuer les miches avec élégance. Eh, bien, quoi demander de mieux ?

La folie s’empara du grouillement de margoulins, incitant quiconque lui restait la moindre richesse dans son havresac à la dilapider dare-dare. Quel baume se dût être à l’esclave, que de voir un tel engouement pour faire le rachat de ses fers. Les prix grimpèrent, frôlant une somme faramineuse que même ceux nageant dans la plus extravagante opulence commençaient à se rétracter. À la fin de l’enchère, celui qui eut le fin dernier mot fût nul autre que le spadassin Kahveka, dont maintes âmes présentes connaissaient l’appétence certaine de cet homme pour les créatures qui sortaient de l’ordinaire. Clairement qu’ici, c’était le cas. Or, Kah s’approcha du maître d’orchestre pour lui susurrer à l’oreille quelques consignes.

« Une auguste joie fait palpiter mon cœur à l’idée d’acheter votre furie des bois, mais avant de dilapider ma fortune sur des on-dit, montrez-moi dans le bas-côté de quoi la filotte est capable. J’ai un homme qui se languit à l’idée de lui gaver la gueule d’acier. »

« Évidemment, monsieur … Rien de plus naturel. » Répondit aussitôt le mestre des ventes, s’en allant quérir par les chaînes qui retenaient bras et pieds l’esclave en question. S’assurant au passage que toutes les ventes furent encaissées et distribuées au bon acheteur, il emporta l’hirondelle à un coin de rue à peine, empruntant une étroite artère dont la luminosité manquait atrocement. Dans cette ruelle les attendaient Kah, mais aussi ses sbires, qui étaient fins prêt à tâter un peu la marchandise.

« Ta putain des bois aurait-elle des armes de prédilection ? » Lança le sombrelfe vers l’homme tenant en sa paume les chaines de l’hirondelle.

D’un tempérament naturellement joueur, jamais pareil exercice ne l’avait autant emballé. Pour l’achat d’une créature à la liberté inexistante, le pactole qu’il avait dilapidé pour se l’offrir n’avait aucune commune mesure et quand bien même en fût-il pleinement conscient, il mit en jeu la vie de sa nouvelle acquisition sans la moindre hésitation. Du moins, il en fût démuni jusqu’au moment où il la vit perdre avantage de son affrontement. L’imaginant d’ores et déjà déchoir aux mains de son rustaud, un étrange sentiment l’assaillit. Sa mâchoire se crispa à chaque feinte ou coup d’épée dans l’eau, déchiré autant par l’envie de voir son adorable bouille tailladée que de la voir sortir de cette fâcheuse impasse. Aussi bien avouer que Kah ne sut plus sur quel pied danser. Faire cesser tout affrontement pour sécuriser son investissement, ou préserver la face devant ses hommes et laisser le cours des choses faire son œuvre ? Autant il est vrai que ce genre d’épreuve ne manquait jamais de l’emballer, autant l’idée de voir passer au feu  une partie de ses richesses en un claquement de doigt le rendait fébrile.

Non, même en renversant la question dans tous les sens possibles, le maître des ombres s’en vit fort bien embêté sur le coup. Pour preuve, une boule d’angoisse s’installa dans le profond de sa gorge pour ne plus y bouger, l’intimant au silence. Et plus le temps passait, plus ses muscles s'en virent roidir. Jusqu'au moment où il perçut le regard de l'Hirondelle. Du début jusqu'à maintenant, elle lui avait semblé en désavantage et quand bien même, sa détermination n'en avait guère pâti. Son opiniâtreté n'avait-elle pas de fin ?

Les lames s'entrechoquèrent et le chant de l'acier tonna encore et encore dans la sombre ruelle de la Sanguette. Au terme de minutes interminables, à se mesurer en chien de faïence, il comprit. En la voyant à l’œuvre, il conclut dès lors qu’au-delà de l’étalage de ses compétences pendant la vente, son instinct y avait joué pour quelque chose dans la balance. Une force de la nature, voilà ce qu’était la bougresse! Entraînée vers le bas dans la médiocrité de sa condition, elle tenait tête à un costaud membre de sa soldatesque et cela n’avait rien d’anodin. Son agilité, son adresse, sa résilience et sa manière de combattre n’avaient rien de ces bouseux que l’on envoyait pourrir dans les fosses. Au contraire, elle avait en poche tout de ceux qui méritaient de vivre afin d’exploiter pleinement leur don.

Kah ne manqua pas la moindre passe d’arme, ni la moindre acrobatie. À dire vrai, il s’accrocha à la scène avec avidité et en oublia pratiquement tous ceux qui l’entouraient, en venant même à abaisser ses défenses pour l’une des rares fois. Sa toquade fut telle, qu’il en vint à souhaiter qu’aucun des deux n’en ressortent victorieux. Hélas, tout spectacle possède son dénouement et, comme il l’avait envisagé, sa nouvelle favorite l’emporta, surplombant sur tous les aspects son soudard de poche. Au travers le sombre voile d’obscurité qui couvrait en parti le spadassin, un sourire se décrivait sur ses traits tirés de vieillesse. Le plat lui sembla tout à fait exquis : devant lui, son homme de main vaincu et humilié non seulement aux mains d’une créature du sexe faible, mais aussi par une asservie, dont la vie n’avait de sens qu’entre les mains d’un autre homme …

Embrasés par l’euphorie que lui procura cette démonstration de force, ses iris se dirigèrent vers Cirince et ne sut trouver intérêt ailleurs : elle le questionna du regard et demanda la suite des choses à son maître, comme une docile et serviable créature, sans même lui témoigner le moindre ressentiment face à l’épreuve que Kah lui avait soumise d’amblée. Un frisson lui secoua le rachis. C’était presque trop beau. Une esclave soumise et compétente … Il devait bien en pleuvoir une par cycle, dût il conclure.

« Eh bien, qu’attends-tu ? Qu’il reprenne le dessus sur toi pendant que tu ne regardes pas ? » Répondit Kah, même en voyant l’évidente pression qu’elle exerça du pied, dans l’attente de ses prochaines directives. « Tues-le, que je puisse te reconduire dans ta nouvelle demeure. »

Et deux secondes à peine ne s’écoulèrent, qu’une fois l’ordre lancé, l’homme de main chercha à déséquilibrer Cirince afin de tenter le tout pour le tout. Si elle ne l’avait pas encore compris, Cirince venait de joindre un monde non pas de force ou d’honneur, mais de ruse, où tous les coups étaient permis. Et maintenant que l’adversaire de l’elfe était au jus du sort qui l’attendait advenant la défaite, il était prêt à tout pour donner un sursis à son existence.