[Sanguette] Apostasies

« Maître, quelques mots vous sont adressés. » Hésita une pauvre âme à la voix étouffée, tant le collier de cuir passé à son cou la strangulait. Pas suffisamment pour que son souffle lui manque de trop, mais assez pour que monter les marches lui paraisse laborieux et que de s’exprimer relève à tous coups d’une occasion nécessaire. C’était bien l’occasion de se faire aller les cordes vocales, aussi douloureuses lui parurent-elles, car la missive ne semblait pas en être la moitié d’une, compte tenu du fait que son coursier tint à remettre le bout de papier en mains propres. Et cela ne sembla guère être dans les habitudes de la maison que de laisser vaquer librement le héraut d’autrui dans la maison du spadassin. Vu l’air agacé qu’il tira, l’esclave dû bien mouiller ses braies de crainte, lorsqu’il vit son maître se dresser sur ses deux gambettes à la vue de l’invité surprise. Il passa l’éponge silencieusement sur l’intrusion, puis décacheta le mémo de son pouce pour mieux en décrire les lignes des yeux. Peu de temps s’en fût, pour qu’il décrispe les traits de son sévère faciès.

Il lui fallait cogiter sur le sujet et cela, sans la présence de ces deux cafards inopportuns. Il congédia sans autres ambages l’intermédiaire du mystérieux auteur et en fit de même de son esclave de poche, qu’il remerciât d’un coup de botte au postérieur. Il se calla dans l’une de ses confortables cathèdre, puis ferma les yeux pour mieux évaluer la situation. Le geste en soit était d’une simplicité risible ; un coup de coutelas, franc et précis, et s’en était finit de la vie de ce misérable perdant. En contrepartie, nonobstant son duo de défaite, l’Obok Senger possédait à son actif nombre de vies arrachées au nom d’Uriz et autant d’âmes offertes à la Déesse de la Mort. Et cela, n’était pas mince chose …

Sans être certain de la décision qu’il prendrait à son sujet, il irait quand même au rendez-vous pour savoir le fin fond de cette histoire et surtout, de connaître le principal instigateur de ce coup d’état. À tous les coups, l’extermination de cet illustre personnage ne pouvait être cautionnée par le premier pecnot du coin ; celui qui possédait l’ambition de le voir disparaître de cette terre ne pouvait lui de-même être autre qu’une imminente face politique.

À cet effet, c’est la curiosité de Kahveka qui le mena jusqu’au dit rendez-vous, à l’heure convenue. Vêtu d’une tenue tout ce qu’il y avait de plus banal –loin de ces déguisements que l’on affuble aux traditionnels coupe-jarrets-, c’est sans l’once d’une méfiance qu’il pietà jusqu’à la sanguette, dans l’espoir d’apercevoir la binette de celui dont l’ambition était d’effacer une page d’histoire du peuple Drow. Son pas était lent, posé et régulier. Ses mains étaient confortablement calées dans les poches de son mantel allongé jusqu’au ras le sol et son regard, faisant toujours miroiter le reflet de sa malice et de sa curiosité, cherchait interlocuteur à qui adresser maintes de ses questionnements.

Empruntant des airs intéressés, ou au moins curieux, il laissa voguer son regard sur le grabuge qui animait la devanture du lupanar ; un duo de plantureuses michetonneuses –un beau produit, à la prime oeillade- s’adonnait à une féroce algarade, au grand plaisir de leurs spectateurs. La Sanguette avait ça pour elle ; ses parasites de résidents avaient à portée de main du divertissement à revendre. Là, des bagarres d’ivrognes, ici des règlements de compte en publique et par-là, deux ballerines du manche qui se tiraient les cheveux. Et voir le grouillement des plus pauvres, à se démener pour survivre et dominer sur d’autres encore plus misérables, régalait le mestre des ombres. Avec un peu de bol, d’avantage que de superficielles griffures ou tiraillement des cheveux, l’une d’elles sortira peut-être un poignard pour avoir le dessus. Qui sait, le clou du spectacle saurait peut-être le surprendre ?

Et la finalité, jamais il n’eut la joie de la savourer, car accoudé contre l’une des parois rocheuse que formait l’entrée de la grotte, on l’apostropha de l’épaule. Une œillade simple suffit pour constater que le contact n’était pas fruit du hasard et que, son travail exigeait céans son attention. Or, sans prononcer le moindre mot, le spadassin se redressa pour entamer un pas lent, mais cadencé, accompagné de son nouvel ami. Au grand damne de son interlocuteur, Kahveka s’enfonça sans la plèbe pour mieux se fondre à la masse. Avant d’entrer dans les détails croustillants, il se devait de connaître certaines informations primordiales. Aussi emprunta-t-il un ton mielleux, question de préserver un tant soit peu d’intimité entre eux deux.

« L’idée, si je ne m’abuse, c’est d’éviter qu’elle se produise. Chez nous, j’entends. » D’un vermeil aussi perçant que le regard de Khernal, les yeux de Kahveka nourrissaient sa curiosité en se promenant d’un grouillot à l’autre, d’une mendiante à l’autre. Et ses traits tirés par l’âge, l’étaient d’avantage par ce demi-sourire, étrangement inspiré par la médiocrité du bas peuple dans lequel ils pataugeaient tous deux. Ou était-ce la gravité de ses dernières paroles, qui l’amusaient autant?

« L’Elda, comme il est actuellement, pourrait assister à une secousse telle que le Vatna s’en verrait réveillé de sa torpeur. Notre peuple pourrait payer en sang le coût des échecs des hautes sphères politiques. Et ce n’est pas souhaitable, évidemment. » Le peuple sombre ne pardonnait que rarement, car même ceux qui cumulaient les victoires, étaient imputables de leurs défaites. Et l’inaction, l’oisiveté, eux aussi étaient lourdement réprimandés. Le peuple, fort de sa voix, bouillait à petit feu et ne demandait qu’une occasion opportune pour mieux exploser. Dans la déflagration de leur mécontentement, peut-être espéraient-ils emporter avec eux les indésirables. Au grand damne de l’équilibre du Vatna, sans doutances emporteraient-ils avec eux l’ordre et la paix de leur nation. Voilà pourquoi il était temps d’agir et d’un coup d’avance, exécuter dans le feutré ce que ferait le peuple dans l’anarchie et le chaos. Les deux pattes du tueur se dévoilèrent enfin de ses poches, mais ce ne fût que pour mieux les marier à son dos et adopter une position plus décontractée. Encore, on y voyait la totale absence de tracas ou d’insécurité.

« Mais ceci, vous le savez tout autant que moi. Et nous sommes bien d’accord. » Il marqua une pause, puis tourna complétement la tête vers l’encapuchonné, ceci pour la première fois. « Néanmoins, un problème persiste : que faire, si lorsque l’on coupe une tête, une autre en repousse, toute aussi hideuse et repoussante ? » Sa marche l’avait menée vers un taudis, où une femme barrait la route entre la porte et les deux sombrelfes. Fort heureusement pour eux, icelle n’avait plus son souffle. Elle était là, encore tiède, étalée sur la carpette qui décorait la porte de bois franc, une lame coincée profondément dans la clavicule. Du bout de sa botte, il poussa le cadavre et le fit rouler sur le dos, y découvrant le visage roidi par la mort, la bouche dégueulante de sang encore frais.

« Après-vous, monsieur le sorcier. » La main tendue vers l’intérieur, après qu’il ait ouvert la porte d’un mouvement du poignet. Le piège, toujours, était envisageable, mais son air détendu et presque avenant, donnait envie de lui faire confiance.

Pourtant, s’il était bien un homme en qui la confiance ne devait jamais trouver maison, c’était bien en Kahveka.

Au travers ce paysage inquiétant, où l’odeur cadavérique agrémentait la morbidité de l’endroit, Kahveka trouva moyen de préserver le rictus qui pendait à son visage tiré par l’âge. Et c’était d’autant plus vrai, lorsqu’il entendit le maestro de l’esprit participer aux clins d’œil que l’assassin lui avait lancé. Au final, c’était là bien son genre d’humour, que d’ajouter une touche légère de burlesque à une rencontre aussi conséquente. C’était à tous coups leur première rencontre et quand bien même, tout en lui accordant le respect qu’exigeait le fond de cette entrevue, le manipulateur des ombres s’était permit quelques piques folichonnes. C’était un peu grâce à ça, à ce qui paraissait aux yeux des autres comme une démence bien dosée, qui rendait le personnage aussi effrayant. Même lorsque l’on abordait un sujet tel que la décapitation du gouvernement, le bougre prévenait le ternissement de son amusement en y ajoutant une couche supplémentaire.

« Oui en effet, il faudra y voir, mais qui s’en occupera ? Vous ? » Autant la question sembla sérieuse, que le ton lui, contrastait sévèrement en étant gausseur. Évidemment que non, ce n’était pas lui qui s’occuperait de son remplacement. Un homme aussi pieux, aussi fanatique que le laissait paraître l’illustre magicien, ne pouvait agir seul et en son propre nom. Une cause, comme celle de l’élitisme, encourageait certainement le mouvement d’un groupuscule prêt à redonner à l’Elda son lustre d’antan.

L’œil brillant de malice, Kahveka entama les cents pas, offrant son attention à l’embellissement vêtit par les murs. Une peinture de mauvais goût, où deux Drow discutaillaient autour d’un bout de barbaque … Puis quelques draperies de mauvaise facture. Ces choses empestaient d’avantage que la mort, elles cocottaient la pauvreté et la médiocrité. Oui, cet endroit était parfait pour traiter du sujet. Enfin, Kahveka se retourna vers Khernal pour mieux le détailler et poursuivre sur un ton toujours aussi calme et serein, voir même amical.

« Là! De toute évidence vous tenez une vérité irréfutable! Mais pour procéder à une telle intervention, il faut faire preuve de précision et surtout, procéder de manière méthodique. Voilà pourquoi les chirurgiens compétents sont si rares. » Il s’approcha encore un peu plus près de lui, les mains liées ensembles à son dos.

« Évidemment, c’est un travail que je peux mener à bon terme, dans la mesure où vous collaborez avec moi. » Enfin, son sérieux reprenait le dessus sur son éternel œil malicieux. Ses traits se raffermirent et appuyaient d’avantage encore sur son vieillissement prématuré pour son âge. Était-ce là le prix à payer pour un prolongé succès au sein de la Dotkha ?

« J’ai besoin de savoir. Qui êtes-vous, qui cautionnera ce meurtre et surtout, surtout … De quelle manière doit-il rejoindre l’Elghinyrr’s Thac’Zilen ? » Il se retourna, épousseta inutilement du revers de la main le matelas délabré, troué et rongé par la vermine pour s’y asseoir comme si ce fût la plus confortable des assises. Le vieux Drow attendait désormais que se concrétise son labeur prochain, envisageant d’ores et déjà les milles et unes manières dont il pourrait priver le Puy de son illustre Senger.  

En temps normaux, une réponse aussi sèche se serait mérité un soulèvement de la part de l’assassin, ou une cinglante répartie, au moins! Fort heureusement pour lui, les deux peaux sombres baignaient dans une situation qualifiée de tout sauf banale, où le début d’une nouvelle ère était sur le point d’être dessinée au grand damne du Karlik Glenn. Or, tout ce qu’il constata, c’est que le maître magicien avait profondément au travers la gorge les défaites de leur potentielle cible ; tant et tellement qu’il se ficha bien de la manière dont il y pousserait son ultime souffle. N’était-ce pas que politesse, de lui offrir une belle mort, après tout ce qu’il avait apporté au Puy ?

Heureusement pour Khernal, à ce sujet, le manipulateur d’ombres n’en avait cure. Kahveka posa ses deux mains sur le matelas pour mieux s’y accoter et tanguer légèrement de l’arrière pour réaffirmer sa nonchalance. Il marqua une pause en déposant ses billes rougeâtre dans les siennes, puis de rajouter sous ce ton de tantôt, limite moqueur :

« D’aucuns pourraient affirmer que nous nous connaissons personnellement. Pourtant, me voilà à accepter l’un des contrats les plus improbables de ma carrière car c'est là, la volonté d'un Seigneur Primas ? » Il souligna le ridicule de sa dernière logorrhée par un concis moment d'attente.

« S'il me venait à l'idée d'accepter, oui, la certitude de ma réussite serait absolue. Mais je ne saurais en dire autant de mon avenir au sein de cette Elda qui m’a vue grandir. C’est que je n’affectionne guère les impondérables ; surtout ceux causés par ma main. » Refaisant référence à cet hydre de tantôt, comme si la repousse d'une tête toute aussi hideuse que le Karlik n'était pas a écarter. Il se redressa en époussetant sa tunique empoissée de poussière, tout en soupirant exagérément.

« Mais là, je m’égare, à vous faire l’étalage de mes soucis les plus profonds … Alors qu’il me serait si simple de vous dire là maintenant ce qui saurait enrayer mes inquiétudes. » Un sourire, plus fort que les autres, arpenta sa sombre bouille de tueur. Tout homme a son prix et celui de Kahveka, serait fichtrement salé.

« Par dix fois mon poids en pierres précieuses, pour commencer. » Continua le spadassin, alors qu’il faisait mine de réfléchir à son prix. « Après, une poignée d’esclaves de première qualité, dociles et qui ont pour première utilité de se battre. » Il se remit à faire les cents pas, puis s’arrêta près de lui, à la même manière qu’il le fit plus tôt. « Enfin, vous me serez redevable d’une faveur, qu’il me sera possible de puiser au moment qui me semblera le plus opportun. » C’était bien relevé, effectivement. Qui au Puy, voir même en ce monde, pouvait se targuer d’avoir comme débiteur l’une des plus illustres, voire même des plus puissantes figures politique de l’Elda? À tous les coups, dans un avenir prochain, ce très prometteur sorcier lui serait d’une utilité implacable. Et le prix, s’il sembla corsé aux premiers abords, rappelait tout de même par sa teneur l’importance du contrat. Ne devait-il pas incarner le rôle principal du libérateur, héros délivreur de son peuple ?

« Avons-nous un marché, Khernal Baenfere ? »