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 « Il ne reste plus que nous deux »

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Le Vaisseau de la Voilée
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MessageSujet: « Il ne reste plus que nous deux »   « Il ne reste plus que nous deux » I_icon_minitimeMer 3 Avr 2019 - 22:02

Katalina Noblegriffon

Tariho 81 Karfias de l’An 13:XI, au cœur de l’Harmalaica.

Pour la première fois depuis la fin de son châtiment, Katalina avait peur, car elle marchait au-devant de l’Aînée.

L’Harmalaica, en cette ultime nuit de Karfias, était désert. Katalina s’y était aventurée à l’aube, seule et armée de son bâton. C’était comme si l’antique jardin faisait tout pour freiner sa progression. Chaque pas était une épreuve, chaque mètre une punition, chaque chute une torture. Ses genoux la faisaient souffrir le martyre, les phalanges et la paume de sa dextre étaient en sang et sa robe était maculée de boue et déchirée à plusieurs endroits. Pourtant, à aucun moment la Serramiroise n’avait laissé échappée la moindre plainte. Elle continuait d’avancer, tantôt au hasard, tantôt guider par une étrange prémonition, sans qu’elle sût tout à fait si c’était les créations de l’Aînée qui se jouaient d’elle ou la fatigue qui nourrissait son délire.

Il était trop tard pour reculer. Son chemin de croix était une nécessité.

La lune était déjà haute dans le ciel quand elle parvint enfin à sa destination et, percluse de douleurs, elle se laissa lourdement tomber à genoux face à l’Estel.

À l’aube du XIe cycle, quand le Voile avait recouvert Miradelphia, les Cinq avaient pris possession de leurs gardiens et un mois durant avaient foulé la surface du monde qu’ils avaient façonné.

« Aerandir n’est plus. Tebirahc est mort. Callista ne se réveillera plus. » Katalina inspira lentement. « Il ne reste plus que nous deux, Myrhyarmen. »

Elle avait appelé le Feu du Guerrier « frère » et c’était ce qu’ils avaient été, l’espace de quelques ennéades : une fratrie, unie par des liens qui dépassaient ceux du sang et du cœur. Ensemble, ils avaient voyagé jusqu’à la porte de l’Anaëh et avaient rencontré Taurë, qui avait reçu les grâces de l’Aînée en même temps que son arc. Parce que son Vaisseau avait refusé de la protéger des jeux du daedhel que les mortels désignaient sous le nom d’Ust’Chath, la Voilée avait décidé de la châtier ; cette nuit, elle ferait une dernière fois amende honorable pour cette faute qui lui avait déjà tant coûté.

« Je suis venue, » continua-t-elle avec lenteur.

Et le silence seul de lui répondre, tandis que l’Estel et Myrhyarmen qui, elle le savait, dormait en son cœur, l’ignorait.

« Je suis venue, répéta-t-elle plus fermement, parce qu’il y a sept ans, j’ai permis à ma colère de brouiller mon jugement. J’ai abandonné une élue de l’Aînée aux griffes du Guerrier. »

Elle déglutit péniblement, tandis que les réminiscences de cette scène terrible la rattrapaient. Elle se souvenait de la peur de Taurë, lorsque cette dernière se découvrait impuissante. Elle se rappelait sa honte de s’être laissée dominée. Elle n’avait rien oublié des mots qu’elle avait eu pour elle ensuite, quand Tebirahc s’était retiré et qu’elle était restée, elle, pour panser les plaies de l’anedhelle.

« Je suis désolée. »

Elle sentit alors la caresse doucereuse d’une branche de l’Estel sur sa joue et releva la tête, surprise et confuse. Ce qu’elle ne pouvait pas savoir, ce que ses yeux aveugles ne pouvaient pas lui apprendre, c’était qu’elle se trouvait désormais nez à nez avec une bien étrange apparition ; le joyau de l’Harmalaica avait étendu ses ramures, qui s’étaient sans un bruit entremêlées pour former la mirifique silhouette de la gardienne Myrhyarmen.

L’apparition laissa glisser le feuillage de ses doigts sur le visage de Katalina, qui n’osait plus bouger et dont le cœur battait la chamade.

« Libère-moi, Myrhyarmen, l’implora-t-elle dans un souffle sans rien dissimuler de ses craintes. Rapporte mes mots à l’Aînée et confie-moi les siens, car la Voilée ne sera jamais satisfaite tant que pèsera sur mes épaules le fardeau de ma faute. »

Pendant plusieurs longues et terribles secondes, la dryade d’écorces, de branches et de feuilles entrelacées resta parfaitement immobile, puis elle tendit la paume de sa sénestre et caressa avec douceur le menton de sa visiteuse… avant de refermer ses doigts sur son cou et de commencer à serrer. Les yeux de Katalina s’écarquillèrent sous le coup de la surprise, en même temps que la créature la souleva. Elle lâcha son bâton et saisit de sa dextre le poignet de son agresseur, dans un réflexe vain qui ne lui apporta rien.

« Elle ne me laissera pas me reposer, gémit-elle faiblement. Jamais. Même si ma fin venait de ta main. »

La réponse de l’entité n’était pas faite de mots, mais la gardienne la comprit néanmoins.

« Elle m’a déjà… fait endurer tant et tant. »

« Myrhyarmen » la libéra alors et elle s’effondra lourdement au sol, juste à côté de son fidèle compagnon de marche. Déboussolée, Katalina toussota et crachota péniblement, sous le choc encore de cette agression qu’elle n’attendait pas. Faiblement, elle tendit le bras pour saisir son bâton, mais la dryade réagit plus vite et le lui subtilisa. La gardienne sentit l’écorce glisser sous la pulpe de ses doigts avec une horreur qui dépassait de loin celle qu’elle avait pu ressentir quand l’air commençait à manquer à ses poumons.

« Non, » gémit-elle en rampant vers l’Estel.

La réponse de l’Aînée, délivrée ainsi qu’elle l’avait demandé elle-même par le truchement de cet écho étrange de Myrhyarmen, était cependant sans appel.

La Voilée avait eu sa vengeance et la Mère de tout et de tous en la Prime Forêt réclamait la sienne.

Indifférente aux larmes qui inondaient déjà les joues décharnées de Katalina, la créature s’agenouilla à ses côtés et lui tendit son précieux trésor, porteur de toute cette mémoire que jamais elle n’oubliait, mais pour laquelle chaque jour depuis des années elle luttait de crainte de la perdre. Elle y avait gravé chaque centimètre carré, usant de toutes les langues et de tous les alphabets. C’était son histoire qu’elle avait inlassablement inscrite dans l’écorce.

« Non, » supplia-t-elle à nouveau en rassemblant les jambes sous elle.

Myrhyarmen lui attrapa le bras et lui remit de force son trophée.

« Non. »

Elle n’avait cependant pas le choix. Elle le savait, l’avait compris, refusait de l’acceptait, mais cédait déjà.

S’appuyant une dernière fois sur ce soutien qui jamais ne lui avait fait défaut, elle se releva péniblement ; elle le leva lentement au-dessus de sa tête, puis l’abattit en direction du sol en y mettant toutes ses – maigres – forces. Emportée par son mouvement, elle tomba lourdement sur ses genoux ; elle avait néanmoins réussi à enfoncer le morceau de bois qui avec elle avait tant voyagé dans Miradelphia, de la mystérieuse Méca aux confins des Terres Stériles et de la lointaine Lante au cœur de la Côte Brûlée, d’une dizaine de centimètres au moins.

L’Estel fit le reste. Elle le scella dans la terre meuble et riche de l’Harmalaica, puis fit cette promesse à son ancienne propriétaire : ce qu’elle lui confiait dans le secret de cette ultime nuit de Karfias, elle le ferait grandir et fructifier et la gardienne pourrait revenir, un jour, en prélever une branche. Alors seulement, tout serait pardonné.

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