Une Aile Blanche en détresse [Aegden]

J’étais arrivé à Alëandir dans le courant de la treizième année.

Du jour au lendemain j’avais fait mes adieux à Raemben, je lui ai dit que je suivrais cette procession, celle qui avait amené une humaine à Ardamir, celle qui l’emmènerait vers Alëandir et au-delà. La curiosité m’avait emporté vers elle, et peut-être un élan de couardise, alors que je fuyais des gens qui voulaient aller contre mon indécision, qui voulaient me forcer à choisir quand je ne m’en sentais pas encore prêt. L’humaine n’avait rien à voir avec ceux que j’avais rencontré et était très entourée, ce qui la rendit quelque peu inaccessible, même si j’avais profité de chaque instant. Et comme si je ne pouvais pas tenir en place, comme si une fois que je prenais des habitudes je me sentais prisonnier, je quittai la procession au moment d’atteindre Alëandir, avec un mot pour l’humaine, et aucun pour les prêtres qui l’entouraient.

La réalité était que cette arrivée avait été accueillie par un autre culte que celui de Tari. Par un culte assez peu représenté à Ardamir, un qui ne s’était jamais imposé comme une option dans mon esprit, et encore moins dans ceux de mon entourage, le culte d’Elenwë. Déjà lorsque Raemben m’avait présenté la genèse de notre monde et l’histoire de nos dieux j’avais toujours eu un faible pour cette déesse à l’histoire tortueuse. La moins aimée des dieux et des elfes, celle qui avait souffert le plus aux mains de ses semblables, une certaine injustice qui avait toujours provoqué en moi une pointe de compassion, et ce avant même de prendre en considération l’existence des humains qui lui était due. Quand je le faisais, je pensais à Eiva, et je pensais qu’aucune déesse ne pouvait être fondamentalement mauvaise si elle était à l’origine d’une telle merveille.

Dans un petit groupe qui avait accueilli l’humaine, j’avais reconnu un symbole sur l’épaule d’une silhouette habillée de blanc, une aile blanche. Je l’avais simplement suivie, jusqu’à ce qu’elle me mène vers un groupe de bâtiments qui avaient l’air semblables à tous les autres de la grande Cité Blanche. Elle fut accueillie par d’autres au symbole de l’aile blanche et je sus à quoi j’avais affaire. Il me fallut deux ennéades pleines pour finalement oser m’y présenter, et près de quatre années plus tard j’étais devenu un prêtre d’Elenwë au même titre que tous les membres de ce petit groupe. Nous étions neuf, et j’avais remplacé effectivement un des prêtres, un qui ne supporta pas une partie de mon histoire, un qui ne supporta pas que les créations d’Elenwë puissent être aussi mauvaises. Ce départ m’attrista, mais il entreprit également de souder le reste.

Les histoires étaient nombreuses, mais elles n’étaient pas toutes pour tout de suite.

***

Karfias, première ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Aujourd’hui, j’étais là pour un des seuls rôles qu’on n’avait pas retiré à Elenwë, le Don du Souffle. C’était ma première Cérémonie du Don, et elle était quelque peu frustrante. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point on avait relégué Elenwë en arrière plan avant aujourd’hui, et enfermé dans un mutisme protecteur, je ne m’exprimais qu’en réponse à une demande du prêtre de Kÿria qui dirigeait la cérémonie, ou lorsqu’on m’adressait la parole, suivant des formules que j’avais apprises par cœur pendant ces longues années. Il n’y avait qu’une fervente conviction en les préceptes d’Elenwë qui pouvait me laisser accepter en silence d’endurer une telle cérémonie, et si cette conviction fut tester, je passai le test brillamment. Quand il était évident que plus personne n’avait besoin de leur déesse je m’éclipsai, ne me rendant même pas compte qu’un Taledhel m’avait suivi.

Quand je sentis un mouvement dans mon dos, quand je sentis un contact, je fis volte-face en un instant, m’emparant du bras de l’agresseur. Je restai bouche bée en voyant un visage en larmes, et un instant plus tard j’avais relâché ce bras. J’étais tout autant surpris par mes réflexes venus d’un ancien temps que par l’apparition de cet elfe. Il était plus grand que moi d’une dizaine de centimètres, et il aurait probablement pu me faire du mal s’il n’avait pas été submergé par des émotions que je ne pouvais comprendre. J’entendais certains de ses mots mais je ne comprenais pas, et bientôt il se retrouva à tambouriner comme un enfant sur mon torse. Après une Cérémonie du Don aussi frustrante je ne pus qu’associer sa douleur à la déesse que j’avais appris à aimer. Qu’est ce qu’Elenwë avait bien pu lui faire ? Je levai les yeux au ciel, lui adressai quelques mots, puis fit quelque chose que je n’aurais jamais imaginé faire. J’enlaçai l’elfe.

Sans surprise lui me repoussa et je fermai mes yeux humides, m’attendant à ce qu’il revienne à la charge alors que je retenais toute cette férocité dont j’aurais fait preuve quelques années plus tôt.

Si l'"agresseur" avait voulu ajouter ou faire quoi que ce soit, il n'en aurait de toute manière pas eut le temps.

-Hé ! Après s'être approché,Aegden posa une main sur son épaule.

Il n’aimait pas se mêler des affaires qu’il ne le concernait pas, mais là il venait de voir une scène qui ne lui plaisait pas. Une scène qui lui déplaisait assez pour intervenir. Des conflits, des disputes, il n’y avait rien de plus banal, même pour un peuple aussi paisible. Aegden n’y aurait pas prêté attention, ne se serait pas arrêté s’il n’avait pas senti que cette fois, cela allait un peu trop loin.

Le premier elfe ne semblait pas vouloir que du bien à l’autre. Plus grand, il aurait pu avoir l’air menaçant par rapport au second s’il n’avait pas été en train de fondre en larme. C’était ses paroles quasiment criées qui avaient alerté le commandant alors qu’il ne faisait que traverser la grande avenue. 

Bien qu’elles avaient été criées, il n’avait pas entendu réellement ce que l’homme avait dit. Il avait juste compris à son ton qu’il était dans un bien triste état. Le genre d’état qui poussait les elfes à faire des choses regrettables.

- Laisse-le. Son ton était ferme mais sans méchanceté.

Sans ôter sa main de l’épaule du premier, il posa rapidement un regard sur l’autre elfe. Celui-ci avait fermé les yeux mais on pouvait aisément deviner le bouleversement sur ses traits fins.

-Qu’est-ce qui s’est passé pour que vous soyez tous les deux dans cet état ?!

J’entendis des pas puis une autre voix. Tout le monde n’était pas fou ici, tout le monde ne me haïssait pas, et il me fallut bien ça essayer de me calmer. J’ouvris les yeux vis le nouveau venu à travers l’humidité qui brouillait ma vision. Il avait une chevelure peu commune ici, un rouge de feu, mais surtout, il n’avait pas l’air d’avoir envie que deux elfes se battent dans les rues, et c’était ce qui m’intéressait le plus pour le moment. Il n’y avait qu’interrogation dans le regard que je lui rendis, comment pouvais-je faire du sens de ça ? « Je ne sais pas… il m’a attaqué sans raison… je ne le connais même pas… » L’autre qui avait cessé de hurler allait prendre la parole entre deux sanglots quand un prêtre de Tari voilé qui venait du même endroit que mon agresseur et moi apparut.

Il s’excusa profusément auprès de moi, le citadin était à priori souffrant et n’arrivait pas à faire son deuil, et si ce n’était pas très clair, cela pouvait en dissuader plus d’un. Il se saisit délicatement mais fermement du bras de celui qui s’avérait être son protégé et lui murmura quelques mots à l’oreille. L’autre ne décoléra pas et il pointa un index accusateur vers mon épaule, là où était accrochée une aile blanche, mais sa voix trembla lorsqu’il décida de s’exprimer. « Un adorateur d’Elenwë… » Le prêtre leva les yeux vers le symbole et son expression se métamorphosa. Je n’avais jamais vu l’expression d’un elfe changer aussi vite. Il n’affichait plus que dégoût, et ce fut la dernière image que je vis avant qu’il ne batte en retraite avec l’elfe abattu.

Je m’essuyai les yeux d’un revers de manche, avant de sourire d’un sourire triste à l’elfe qui m’avait sauvé d’un mauvais pas. « Merci. » Je soupirai. Puis, à mi-voix, je répétais les mots d’un de mes tuteurs. « Pourquoi ? Pourquoi refuser ton Don ? Pourquoi ne pas accepter ton Souffle ? Pourquoi s’en prendre à tes serviteurs ? » On ne cessait de lui répéter que ce petit rituel était idiot, et il répondait que devant tant d’ignorance on ne pouvait que se poser des questions, et par habitude, alors que j’étais mis dans la situation la plus stressante que j’avais connue depuis mon arrivée, je me rendais compte faire de même. Je retrouvais le regard du Taledhel et lui demandai simplement. « Comment est ce que je peux vous remercier ? »

Il voulait bien l’admettre, il avait plissé les yeux lorsque l’autre avait indiqué qu’il se trouvait devant un adorateur de I Hen,. Comme beaucoup d’elfes, il ne portait pas  la déesse dans son cœur. Mais sa réaction ne fut pas aussi extrême que l’elfe en détresse bien vite récupéré par un membre du clergé de Tari.

Il haussa un sourcil lorsque l’elfe se mit à marmonner des questions à mi-voix. Elles ne lui étaient sans doute pas destinées. Étaient-elles seulement destinées à quelqu’un en particulier ? Peux être celui qui venait de partir. Où peut-être était-là une sorte de litanie que le jeune prêtre répétait sans y faire attention…

Malgré la légère réticence à continuer de lui parler, Aegden lui adressa un léger sourire.

-Tu n’as pas besoin de me remercier pour ça. Il fronça légèrement les sourcils. J’aimerais être sûr que cette altercation ne recommence pas par contre. Je pense que tu es conscient de…Il chercha ses mot pour ne pas paraître trop brutal alors que l’autre se remettait à peine de ses émotions. De votre réputation. Ce n’est pas la première fois que ce genre de scène arrive. C’est rare mais ça arrive. Tu n’as rien fait qui aurait pu le rendre comme ça ?

Aegden voulait savoir qui avait provoqué quoi. Peut-être l’autre elfe avait été outré par un geste en particulier ? Une prière en langue péninsulaire, une parole jugée outrageuse…Certains prêtres d’Elenwë avaient la fâcheuse manie d’opter pour des comportements à la limite de la provocation lorsqu’ils louaient leur déesse. Peut-être celui-ci faisait partie de ce genre-là, même s’il n’en avait pas vraiment l’air….

Avant qu’il ne réponde, il fit un geste l’invitant à marcher le long de la rue. C’était selon-lui une manière plus agréable d’avoir une conversation ainsi que de rester planté comme un piquet.

Sa façon de balayer ma tentative de remerciement, sa façon d’appuyer sur cette réputation qu’on nous avait imposée, sa façon de faire comme si il n’aurait rien pu m’arriver sans provocation… Je le suivis parce que ce genre de jugement ne menait qu’à cette haine que certains éprouvaient pour celle qui nous avait donné le Souffle. C’était l’absence de l’envie de comprendre qui menait vers tous les maux. Parfois il n’y avait plus aucun espoir de réparation, comme ces conflits qui m’avaient forcé à être si loin des miens si longtemps. Mais pour cet elfe que j’avais à mes côtés je ne pouvais faire autrement que de me garder de le juger. Peut-être qu’il y avait de l’espoir pour Elenwë, peut-être pas, mais je ne pouvais me laisser aller à des réflexes du passé, même ceux là.

« Non, je ne pense pas. Je veillais simplement à ce que le dernier Don qu’on accepte d’Elenwë soit bien rendu. Il devait être de la famille de l’enfant. » Je répondis paisiblement. On m’avait prévenu de ce genre de rencontre, on m’avait prévenu qu’il valait mieux crever l’abcès très tôt que de les laisser traîner jusqu’à ce que la situation explose. Et là, je voulais en avoir le cœur net, je voulais savoir s’il pensait cette réputation juste. « Vos mots… Vous êtes d’accord avec le prêtre de Tari, vous êtes d’accord avec cet elfe ? » J’avais du mal à formuler ma question alors que je ne savais pas exactement ce que ceux-là me voulaient. « Est-ce que vous pensez qu’elle a fait trop de mal, qu’on doit la laisser tomber dans l’oubli ? Est-ce que vous pensez que l’existence des humains est une erreur trop grave pour être rachetée par le souffle qu’elle nous donne et continuera de nous donner ? »

Je ne cherchais pas à le convaincre, je ne cherchais pas à le piéger, je ne voulais en aucun cas en faire un adversaire. Ma voix était paisible et patiente, et je ne m’attendais à rien d’autre que ce qu’il serait prêt à me donner. Je n’avais pas interrompu ma marche et jetai de temps à autre des regards pour le comprendre à travers ses gestes, ses expressions.

-Je ne suis pas d’accord sur le fait de s’en prendre gratuitement aux gens quel que soit leur opinion. Non. Aegden secoua la tête. Je pense que c’est relativement évident. Je ne suis pas devenu soldat pour voir les elfes s’entre-déchirer pour un rien.

S’il parlait, il semblait aussi réfléchir à la question de l’autre. Ce n’était pas vraiment des questions auquel il était habitué à répondre, encore moins venant d’inconnu…Et si ça lui était forcément déjà arrivé de réfléchir à la manière dont il considérait la déesse, il n’en avait jamais eu le besoin de le formuler.

-D’un autre côté, je vais être honnête. Je suis de ceux qui n’apprécient pas ta déesse. A l’instar du prêtre, son ton était calme et posé. Il n’y avait pas la moindre animosité dirigé vers son interlocuteur. Elle nous a peux être donné le Souffle, et c’est sans doute pour cette raison qu’elle n’est pas totalement oubliée. Mais les Arïn ont causé trop de mal. Ils détruisent ce que la Mère à créé. Ils n’en sont même pas honteux.  Alors, si on ne doit pas l'oublier, je pense qu'on ne peux quand même pas faire comme si elle n'avait pas commis une faute aussi terrible.

S'il détestait les humain et s'il n'avait pas un haute opinion d'Elenwë, il n’éprouvait pourtant pas de la haine pour ceux qui rendaient hommage à I Hen, tant que cela ne tombait pas dans la provocation pure et dure. Non, c’était de l’incompréhension plutôt. Il ne comprenait pas pourquoi des elfes choisissaient volontairement de se tourner vers celle qui avait créé les auteurs des pires maux d’Anaëh au lieu de se tourner vers celle qui leur avait donné vie.

Une petite victoire, je pensai en souriant d’un sourire légèrement sarcastique, alors qu’il m’assurait ne pas apprécier les agressions gratuites. Le soldat – c’était sûrement évident depuis le début mais je pouvais l’affirmer maintenant qu’il s’était présenté – avait un discours pacifique et honnête, ça faisait du bien, pour une fois. Cependant, comme prévu, le discours était centré sur les humains, sur leur manque de respect de la Mère, sur leur violence, leur destruction… Les elfes aussi étaient capables de destruction, pour des raisons complètement différentes, mais les Daedhels n’étaient ils pas des nôtres ? J’aurais pu lui répondre ça, mais je savais que je n’aurais pas de poids avec un tel argument, alors que leur folie remontait aux humains. Non, il fallait quelque chose de plus doux, pas une confrontation… « Celui qui permet à un être de choisir est-il vraiment responsable des choix de cet être ? Anedhels comme Arïns comme Daedhels ont le même pouvoir donné par la même déesse, une partie d’entre eux l’usent pour le bien de la Mère, une partie pour leur bien à eux, et la dernière pour une vengeance contre ceux qui ne devraient pas être leurs ennemis, mais peut-on tout attribuer à Elenwë ? »

Je marquai une pause avant de dévoiler quelque chose que je n’aurais pas imaginé dévoiler à qui que ce soit si vite, mais qui servirait probablement mon propos. « Je comprends les réticences de notre peuple, et j’ai vu le pire en les contrées des humains, mais j’ai aussi vu de belles choses, des choses aussi belles qu’ici… » Je marquai une courte pause, ce que j’allais suggérer me heurtait un peu en vérité. « Ne mérite-t-elle pas une autre chance, une qui ne soit ni oubli total, ni mémoire bafouée ? » Je m’entendis déjà rabâcher des principes qu’on m’avait inculqué, et c’était idiot de ma part, je ne pouvais attendre autant de quelqu’un aussi vite… J’avais été plus touché que je ne l’aurais admis quand cet elfe était venu s’en prendre à moi, et le soldat prenait pour toutes ces émotions négatives que j’avais récupérées. « Pardonnez-moi… » Je me posai un instant, respirant profondément, puis repris comme si je ne m’étais pas déjà enfermé dans des sermons. « Je ne me suis même pas présenté que je vous assomme déjà de questions théologiques, je m’appelle Eraïos Aen’Tyril. » Je m’étais arrêté, j’avais pivoté vers lui, et au lieu de tendre une main dans sa direction je hochai la tête.

-Moi c’est Aegden. Répondit-il machinalement en lui rendant son discret hochement de tête.

Il n’était certes pas d’accord avec ce que disait le dénommé Eraïos. Mais celui-ci avait au moins le mérite de se montrer respectueux. Il ne semblait pas vouloir imposer son point de vue, simplement l’exprimer. Ce qui n'était malheureusement pas toujours le cas...Et c'était peux être pour ça au final qu'il n'avait pas tourné les talons une fois l'agresseur éloigné.

-Je ne comprend pas ce que tu veux dire par mémoire ''bafouée'' d'ailleurs. Aucun elfe ne niera qu'elle nous a donné le souffle, même si c'est parfois difficile à admettre. Et nous ne l'avons pas non plus oubliée pour ça. Il haussa les épaules. C'est normal de lui en vouloir non? Même si elle n'est pas responsable des choix d'aucune créatures, elle, elle avait le choix de ne pas donner vie aux Arïn.

Quelque chose d'aure que la défense d'Elenwë l’avait  fait tiquer dans son discours. Sa manière dont il parlait des humains. Il avait une opinion positive d'eux, au moins une opinion qui n'était pas tout à fait négative, c’était évident. Mais ce n’est pas ça qui avait piqué sa curiosité. C’était la manière dont il argumentait en leur faveur, ou plutôt les arguments eux même. Le prêtre semblait en savoir beaucoup plus qu'il ne le laissait penser.

-Au fait, Est-ce que j'ai mal compris ou tu as laissé entendre que tu avais déjà eu un contact avec les terres humaines ?

Sa voix ne laissait entendre que de la curiosité. S’il réprouvait fortement le fait de s’aventurer en terre mortelle, la discussion avec ce prête était sur un ton assez posé et respectueux pour que ce soit seulement  la curiosité qui domine dans un premier temps.

Et puis, il se rendit compte qu’il posait une question peux être un peu trop personnelle pour un interlocuteur qu’il ne connaissait que depuis quelques minutes…

-Tu n’es pas obligé de répondre en fait. Ajouta-il avec un air légèrement contrit. Je comprendrais parfaitement.

Après les présentations je proposai d’un geste à Aegden de reprendre notre chemin, la tête penchée alors que je réfléchissais à ses mots.

« Sa mémoire n’est-elle pas bafouée ? N’est-elle pas traitée avec tout le mépris que certains d’entre nous – comme ce prêtre ou son protégé – peuvent lui montrer ? » Et parfois, par la violence, je pensai, mais il était malhonnête de l’opposer à Aegden si c’était la première fois que je vivais ce genre d’altercation et qu’il s’y était opposé avec tout le naturel du monde. Je ne pus m’empêcher de répondre à chaque chose avec laquelle je n’étais pas d’accord mais j’essayai de repousser toute assertion, et à chaque fois j’y préférais une question. « C’est peut-être normal, mais est-ce juste pour autant ? » Si on ne cherchait pas à aller contre la normalité on se retrouvait prisonnier, et on m’avait forcé à ne pas être prisonnier de cette normalité, une des seules choses positives auxquelles je pouvais penser de mon parcours. « J’ai fait le choix d’aller contre cette normalité et c’est ce choix que je propose quand je parle d’Elenwë. »

J’aurais pu passer tant de temps à répondre à chacune de ses réponses que je fus légèrement soulagé de l’entendre s’arrêter sur ce point que j’avais mentionné. Je lui souris en répondant à ses craintes de me brusquer, ce n’était pas comme si c’était lui qui avait lancé le sujet, vraiment. « Je ne vais pas me taire maintenant que je l’ai mentionné, il n’y a pas… il n’y a plus de mal. »

Je pouvais tout lui exposer directement, mais je pouvais aussi ne pas être aussi précis, et lui laisser l’occasion de ne pas être trop envahi par mon récit, et c’est ce que je choisis. Certains auraient sûrement pensé l’approche malhonnête mais je ne voulais pas que le discours soit complètement envahi et parasité par des détails sur lesquels je n’aurais jamais dû pouvoir mettre la main. Je commençai d’une voix neutre qui accentuait le détachement et peut-être l’absence de jugement. « Il y a bien des siècles, deux Anedhel ont quitté l’Anaëh en rejetant tout ça. » Un geste qui décrivait un demi cercle autour de moi, désignant des bâtiments, des arbres, tout ce que je pouvais trouver autour. « J’ai été amené jusqu’à ce qu’ils appellent la Péninsule par la combinaison de la violence du Daedhel et de la cupidité de l’Arïn. » Deux formes noires et une plus petite et beaucoup plus claire s’imposaient à mon esprit. « Puis on m’a privé du Choix en trouvant pour moi une place dans le cycle de violence de l’Arïn. » Une multitude de formes aux couleurs des Thaelaf s’imposaient à mon esprit. « Et il n’y a pas si longtemps c’est l’amour de l’Arïn qui m’a permis de retrouver le chemin des miens et la liberté d’Elenwë. » Une forme blanche vêtue de blanche s’imposait à mon esprit.

Le récit terminé je jetai un simple regard dans sa direction pour voir sa réaction, alors qu'un petit sourire étirait légèrement mes traits.

Les oreilles du mainyth s’étaient inclinées vers l’arrière à l’entente du récit du jeune elfe. Ce qu’il entendait ne lui plaisait évidemment pas beaucoup. Non seulement ce dernier avait côtoyé les humains, mais il avait vécu parmi eux. Pire, ô combien pire, on l’y avait forcé. Il avait certainement dû vivre loin des siens. Loin de son peuple et des coutumes qui auraient dû être les siennes. On lui avait refusé le choix de sa propre vie avait-il dit. En bref, cette vie on la lui avait volé. 

C'était un sort terriblement cruel dans l'esprit d'un elfe qui n'avait jamais mis les pied hors de sa forêt natale. Comment Eraïos pouvait-il encore être persuadé du bon dans ce peuple ? Quand bien même l’un d’entre eux se serait éventuellement montré un tant soit peu meilleur ?

le visage d'Aegden n’affichait cependant aucune, colère ni aucune quelconque forme de haine que ce soit. Non il affichait plutôt une forme de perplexité. En essayant de mentalement se mettre à la place de son interlocuteur, il n’arrivait pas à trouver comment celui-ci pouvait avoir une vision si positive de ses anciens tourmenteurs. Il avait l'air si serein à parler de tout ça...Oui, bien sûr les Arïn n’étaient pas que violence et vice. Bien sûr qu’ils ressentaient certainement des sentiments plus doux. Mais tout cela n’atténuaient pas leur autres fautes. Cela n'atténuait pas la brutalité et le manque de compassion qu'ils pouvaient avoir.

-Tu m’a l’air d’être un sacré optimiste en tout cas. Sourit-il à nouveau gentiment. Je connais peux d’elfes qui auraient choisi de se tourner vers ta déesse après avoir vécu ce que tu sembles décrire. Je pense que beaucoup auraient préféré oublier, le bon comme le mauvais, et se tourner vers une vie sans Elenwë, sans humain. Sans rien d'extérieur à Anaëh en fait.

Et mine de rien, c’était fascinant de voir cela. Ou effrayant, Aegden n’arrivait pas encore à décider. Il savait pertinemment que quoi qu’il se passe, sa propre opinion envers les humains était et resterait négative. Mais cet autre elfe, lui, avait malgré tout un point de vue si différent qu’il y avait plus ou moins dédié sa nouvelle vie. C’est qu’il devait y croire dur comme fer à ses idées…

Il écoutait et il réfléchissait, et je lui étais très reconnaissant. Il aurait pu faire comme d’autres et fuir une telle discussion, je ne lui en aurais pas voulu, mais ce choix qu’il faisait, même si tout ça ne finissait pas par le convaincre, c’était quelque chose que je ne pouvais qu’admirer. Certains de ses mots me dérangeaient un peu plus. Optimiste déjà, je ne me le pensais vraiment pas, mais en y réfléchissant un peu peut-être que mon discours pouvait ressembler à un discours qui ne condamnait pas les hommes parce que j’avais de l’espoir. Mais je savais qu’ils continueraient à faire du mal, je savais qu’ils continueraient de détruire, je ne pouvais juste pas leur en vouloir, et encore moins à Elenwë. D’autant plus qu’elle avait souffert bien plus que quiconque avait souffert, de la main de ceux que continuaient de vénérer l’Anaëh. Et je voyais Eiva à sa place, à qui l’on ôtait la capacité de parler, alors qu’elle n’avait plus que ça.

Je fermai les yeux avant que les larmes ne viennent et les rouvrit rapidement, reprenant la parole comme si rien ne venait de m’arriver, adressant la part plus explicable de ma protestation à ses mots durs. « Une vie sans liberté ? » Ce pouvait être perçu comme une question provocatrice, j’en étais conscient, mais je ne la voulais pas comme ça et je fis l’effort de clarifier ma pensée. « C’est ce qu’Elenwë est aussi, la liberté… Et justement, avec tout ce qui m’est arrivé, comment puis-je défendre autre chose que la liberté ? Et si je peux exercer cette liberté jusqu’au bout et refuser que n’importe qui – Arïn, Daedhel ou Anedhel – me force dans la haine ou l’oubli de moi-même et de ce que ma vie était jusqu’à maintenant, je le ferais en vouant le culte qu’Elenwë mérite. »

J’avais envie de clarifier les choses plus avant, et j’optai pour l’utilisation des opinions de mes proches qui était beaucoup moins nuancées. « Les autres qui la vénèrent, ils savent ce dont sont capables les Arïn, ils les détestent presque tous autant que ceux qui ne la vénèrent pas… » Je disais presque parce qu’il y avait bien quelqu’un que j’avais convaincu de repousser cette haine, quelqu’un que j’avais hâte de retrouver après tout ça. « …mais ils respectent que la liberté qu’Hirilwen nous a octroyé à tous puisse être utilisée à mauvais escient, ou elle ne serait pas vraiment une liberté. »

La discussion dura quelques minutes après ça, quelques minutes pendant lesquelles je cherchais moins à défendre Elenwë qu’à comprendre l’autre, quelques minutes assez agréables, avant que nous ne nous séparions en bonne entente, ce qui était assez rare pour que je le garde en moi, assez rare pour que je considère Aegden comme une bonne personne, ou du moins, une qui pouvait ne pas accabler les siens s’ils avaient des convictions différentes.