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Double Face >>

Été - 9e jour de la 2e ennéade de Karfias
17e année du XIe Cycle
L'une des rares rues marchandes des Soiries de Thaar

Elle n'avait même pas eu besoin d'un prétexte fallacieux pour fausser compagnie à Myr'Hennis ce matin là. Lorsqu'elle s'était réveillée à la mi journée, on lui avait apprit que son illustre hôte était parti en ville depuis longtemps... Et n'ayant pas pensé une minute qu'il puisse s'être aventurer seul dans des endroits dangereux, elle était donc sortit en toute quiétude. Quitte à avoir du temps libre dans cette bonne vieille ville de Thaar, il y avait bien un détail qui la chatouillait depuis quelques ennéades maintenant...

L'après-midi s'avançait tranquillement et l'insupportable température estivale de Thaar emplissait d'aise l'ancienne maîtresse des forges. C'était l'heure creuse du jour. Celle ou plus grand monde ne sort pour ne pas affronter le pavé brulant et les murs clairs renvoyant les rayons ardent du soleil au zénith. Chaque coin d'ombre était entretenu avec joie et les fontaines des placettes prises d'assaut par le petits et les grands qui n'avaient pas l'occasion de rester oisif durant une partie de la journée... Autant dire les serviteurs dans cette partie de la ville.

Dans la large rue marchande, les ateliers d'artisan somnolaient gracieusement derrières des façades aguicheuses. Ici un luthier, là un tailleur, traverser la rue et un verrier profitait de ses talents pour ajouter des vitres bariolées à ses fenêtres. Et juste là... Krish ne put s'empêcher de sourire de toutes ses dents en remarquant à quelle point la devanture était similaire à ce qu'elle avait pu voir une éternité plus tôt à Sol'Dorn. Elle avait l'impression de voir exactement la même chose transposée au minimum dans un style thaari plus traditionnel.

Arrivée sous l'enseigne, l'eldéenne en robe de soie blanche dont la découpe rappelait beaucoup une toge prit tout de même le temps de frapper et d'attendre un peu, avant d'entrer seule si nécessaire.

Au sein de la communauté plutôt restreinte que constitue marchands et artisans conviés au sein des Soieries, à l’ombre des palais extravagant, grandiose ou grotesque, selon, l’arrivée du Façonneur ne s’était pas faite sans encombre ! Faut le comprendre, le voisinage, un personnage burlesque à l’assistant douteux - et encore, à l’époque, la vermine verte ne s’était pas tant exportée ! -, un mage eldéen - qui se revendique pas ainsi, mais physiquement, c’est criant, enfin… si on évacue tout ce qui constitue sa difformité, évidemment - qui débarque quelques mois à peine après qu’un elfe ait foutu un bazar monstre lors de son passage… Et voilà qu’il fait ses travaux et plante une devanture étrange du genre qu’on trouve à Sol’Dorn - et encore… pour un expert, y a des trucs pas nets, mais c’est parce que cet expert aura jamais été au Puy… Oui oui, sa devanture, c’est d’abord celle du Puy, adaptée pour Sol’Dorn et maintenant joliment greffé à Thaar - sur un bâtiment thaarie… Bon, là-dessus, le travail fut soigné et ça jure pas trop… Mais pas besoin de l’enseigne colorée sur fond de pierres précieuses dessinées et quelques effets, Euoji lu’Faer Medel’hel - de l’eldéen -, soulignée tout de même en olyan par un Bijoux et Magies Medel’hel pour saisir le caractère et l’origine étrangère de la boutique. Ces couleurs, on les retrouve dans le jeu de carreaux opaques aux teintes multiples dont le rôle est crucial - on y reviendra - mais pour pas complètement choquer le passant, il renonça à sa curiosité de porte à deux poignets - tout du moins pour l’entrée - d’autant qu’avec les temps qui courent, son assistant peut plus tellement sortir tout seul - ni vraiment sortir tout court, d’ailleurs.

Bref, sa boutique, c’est le centre “immobile” de son univers autour de tout gravite… Immobile, faut le dire vite, bien sûr, mais si il s’adapte à son environnement, sa structure, elle, ne change pas ! C’est très important pour sa stabilité… Qu’on lui enlève, il deviendrait dingue, vous l’imaginez, vous, le Ranaghar, dingue ? Vaut mieux pas… Bon… En vérité, y a pas mal de chose qu’ont changé dans son environnement, et si il s’y est fermement opposé, qu’il a tapé du pied et joué les têtes de mules auprès d’une Princesse-Marchande qui se laissait pas démonter par ses grands airs et ses sauts d’humeurs, force est d’admettre que certains de ces changements sont finalement pas si mal… Dur à reconnaître, mais voilà !

La plus évidente - et surprenante - c’est Mivryna. C’est elle qui vient ouvrir la porte à la Princesse-Marchande, avec son joli minois avenant, sang-mêlée dont on ne peut douter de la contribution de son doeben de père - un ancien du Quatrième dont tout le monde se fout, elle la première - et qui se charge de tenir la boutique, mais surtout de faire le tri dans les clients. Comprenez que le Façonneur, il a pas que ça à faire de consacrer du temps à n’importe qui, surtout pour voir sur les visages tout ce que ses difformités et les signes de son excentricité inspirent comme commentaire désobligeant dont il se moque, il bosse, lui. Donc le tout venant, le client banal, fortuné évidemment, mais pas si important et qui vient juste pour un bijou tout simple - façon de parler -, qui se laisserait endormir par le charmant sourire de la belle ou qui ne réclamerait pas spécifiquement à voir le propriétaire, bah c’est elle qui s’en charge ! Pratique ! Pour les autres, pour le gratin, le haut du panier ou pour les initiés qui viennent pour une bricole ou un conseil en magie, évidemment, il se montre, elle peut pas tout faire, la pauvre petite, mais c’est déjà un grand soulagement pour lui…
Non, vraiment, il était réticent, mais finalement, il l’aime bien cette petite, ça lui change !

Bon, il a aussi dû accepter une brute dans sa boutique, un garde humain - à priori - qui passe l’essentiel de son temps le cul posé sur un siège, dans un coin de la boutique en journée. Un gage de sécurité par les temps qui courent, pour ce qu’en a dit la Dame Blanche, on sait jamais. Pas certain qu’il soit bien suffisant, de l’avis du Façonneur, mais pour gagner le peu de temps qu’il faudrait aux hommes de la Princesse pour débarquer, c’est certainement crédible… Surtout compte tenu des pièges dont il a truffé la baraque. Bref, il l’aime pas, le garde l’aime pas beaucoup plus mais sa loyauté et ses engagements envers la Dame Blanche sont gages de rigueur alors… soit.

Là-dessus, retour au présent !

La Princesse Al’Serat fut donc accueillie par une Mivryna dont la tenue, d’un élégant style thaarie incontestable partage toutefois le goût des couleurs du facétieux façonneur… On peut y voir une forme d’uniforme pour s’accorder à l’univers du maître des lieux, en quelque sorte. “Oh, Princesse El’Serat ! C’est un honneur ! Je vous en prie, entrez !” Fit elle, en ouvrant en grand pour l’inviter à pénétrer dans la boutique.

Et là, il faut reparler des carreaux colorés pour évoquer l’atmosphère tamisé et coloré dans laquelle baigne la boutique dont la décoration a été elle aussi revue et simplifiée. Fini les grandes évocations artistiques aux concepts les plus mystiques du culte de Valas, place à des figures plus simples, du genre qui sont belles pour le complet ignare, qui sont belles et qui font magiques pour l’initié ignorant, qui sont inutiles et dénués de sens, mais qui font jolis, pour qui s’y connaît. Des éléments de mobiliers venant de Sol'Dorn - dont le divan que la Princesse-Marchande avait pu apprécié la dernière fois. Mais surtout, et y a qu’une eldéenne - ou tout comme - qui peut en saisir l’intérêt… Les verres colorés qui étouffent une bonne partie de la lumière de l’extérieur, ça vous reproduit un peu l’atmosphère qu’on trouve au Puy d’Elda. Pas de nostalgie là-dedans, pour le Façonneur, évidemment, lui, il a passé des siècles et des siècles là-bas, la lumière du jour à longueur de temps, il s’y fait toujours pas, ça l’épuise alors dès Sol’Dorn, il avait mis au point cette parade pour s’en prémunir… et il bosse essentiellement en sous-sol.

Mivryna la conduit à l’intérieur, un coup d’oeil à l’attention du garde qui se redresse assez soudainement, quittant une posture relâchée pour retrouver une attitude plus convenable, et repassant derrière le comptoir, elle tire sur une petite cordelette. Là, comme dans ses anciennes boutiques, le tintement de petites clochettes se propagent - le fameux filtre - pour avertir Ranaghar.

“Maître Medel’hel ne devrait pas tarder, voulez-vous quelque chose en l’attendant ?”

C'est avec une certaine surprise que Krish découvrit le jeune visage d'une jolie demi-sang là ou elle s'attendait à l'air bougon et orgueilleux d'un mage des plus bizarres. C'était si incongru de voir cette touche de normalité marchande dans un endroit pareil que la première réaction de l'eldéenne fut de hausser un sourcil... Avant de se dire que Thaar réussissait décidément à assimiler tout et n'importe quoi. C'était un incontestable talent en un sens.

Elle entra donc avec un sourire, redécouvrant la boutique aux arabesques abstraites bien moins austères et perturbantes que dans son souvenir. Des tâches de couleurs rayonnaient dans la pièce depuis les fenêtres bariolées, mais là encore, l'esthétique avait été retravaillé pour que les ombres et les couleurs soient plus chaleureuses que dérangeantes. Tout l'endroit semblait avoir perdu en mystère et en mystique pour se faire plus... accueillant ? Krish cilla plusieurs fois, ses iris sanglante - pailletées d'or depuis quelques années - saisissant les tours et les contours de la pièce avec une acuité que l’ambiance tamisée rendait bien plus confortable. En un mot comme en cent, la Triumvir se sentait tout à fait à son aise dans ce coin de bicoque.

Apercevant un divan familier, elle s'y assit confortablement, croisant les jambes sous la soie blanche. Ses cheveux rassemblés sur une épaule et dégringolant jusqu'à sa taille mettaient en valeur l'oreille à la pointe tranchée qui ornait le côté droit de son crâne, intacte de toute boucle d'oreille.

- A boire, avec plaisir. " lança le sourire amusé de la noire elfe. " Si vous avez quelque chose à l'orange, ce serait parfait. "

Depuis que les deux artisans s'étaient croisés la dernière fois, la Princesse Marchande avait bien changée. Sa silhouette plus sèche que par le passé semblait avoir perdue quelques années et être en parfaite condition pour une guerrière aux mouvements rapides et précis. Sa peau plus sombre que jamais avait perdue la plus grande partie des marques que le temps y avait posé. Les tâches de brulure avaient disparues, remplacés par des coups de lames, de griffes et des harpons étranges que sa peau de jais rendait moins impressionnantes qu'elles l'étaient sans doute. Dépourvue d'arme, si ce n'était le gant de griffes dentelées d'or qui ornait sa main droite, sa nonchalance féline ne semblait par contre pas avoir beaucoup évolué.  

En attendant le maître des lieux, elle laissa courir ses yeux sur les meubles et les joyaux, portant distraitement son verre à ses lèvres sans bouger du divan.

La Princesse-Marchande n’eut guère à attendre avant d’être servi après qu’elle fut installée sur le divan, un précieux nectar d’orange, par une Mivryna dont les manières et l’attitude trahissait l’expérience, pas nécessairement pour le service, mais plus largement pour la fréquentation d’une clientèle plus aisée et influente. Il n’a pas été simple de la trouver, cette précieuse perle rare capable d’adoucir aux yeux d’une clientèle qui peut se montrer exigeante l’impact du caractère et des excentricités d’un Ranaghar si certain de ce qu’un talent comme le sien autorise tout en étant tout à fait capable dans la gestion d’une telle boutique.

Mais elle n’eut pas l’occasion de faire valoir tant que cela ses compétences, l’arrière-salle ne tarda pas à lui rapporter la rumeur des portes qui s’ouvrent et se ferment, du grincement des marches de bois annonçant l’arrivée du maître des lieux, elle sourit à la Maîtresse des Forges en lui envoyant dans un murmure complice « Il arrive. ».

Il fallut encore quelques instants pour que la porte s’ouvre et ne découvre un Maître Façonneur qui pour sa part, et contrairement à sa boutique, n’a que très peu évolué… Encore qu’affirmer une telle chose est tout de même délicate lorsqu’on parle d’un type qui se couvre d’une lourde et large cape pour dissimuler le gros des dégâts que lui inflige une addiction à la magie. Si sa boutique s’est déchargée d’une bonne partie de ce qui rendait l’atmosphère pesante et dérangeante par certains aspects, il n’a pas pour sa part pas renoncé à ses riches capes aux couleurs et motifs criards mais pourvu d’une certaine beauté, dragons et astres s’enroulant et se déroulant, détournant l’attention autant que possible des parties de son corps – tête, évidemment, bras et main – qu’elles laissent découverte.

Il dépasse le comptoir, sa posture légèrement trapue, se tenant les mains aux longs doigts fins, les poignets alourdis par de magnifiques et imposants bracelets sertis. Ses traits demeurent inchangés, ni Sol’Dorn, ni Thaar ne paraissant l’affecter en bien ou en mal, ses difformités toujours bien présentes, longues oreilles tombantes supportant plusieurs boucles d’oreilles ainsi qu’une partie d’une chevelure blanche plus longue que naguère. Difficile d’imaginer une telle créature – qui n’a toutefois rien de négligé, au contraire ! - comme appartenant aux eldéens… Plus dur encore d’admettre qu’il ait pu ainsi survivre près de neuf siècles, et pourtant !

D’abord tout à ses pensées et à ce qu’il faisait en dessous au moment où les clochettes l’informèrent de l’arrivée d’un importun… hum, d’un client, oui, d’un client, suffisamment important pour qu’on le dérange, il découvrit dans le divan la présence d’une Krish Al’Serat en parfaite condition physique – pour ce qu’il peut en juger après un examen superficiel – plus affûtée que jamais, voir rajeunie malgré le cycle qu’elle traîne déjà… Certaines déjà sur le retour au bout de quelques siècles à peine ont beaucoup à apprendre d’elle en matière de conservation, c’est certain. Beaucoup, mais pas lui ! D’abord parce qu’il est perdu pour la cause depuis sa naissance, évidemment, et parce qu’il se conserve lui-même plutôt bien, dans son genre particulier.

A cet instant, les initiés auront remarqué l’absence de mention concernant Klez… Qu’on se rassure, il va bien… Enfin, l’actuel… Oui, parce que depuis le temps, il en a vu passé plusieurs. Mais celui-ci commence à accuser le coup… C’est que par les temps qui courent, convaincre de capturer un gobelin et non de le tuer, c’est de plus en plus difficile… Les peaux-vertes n’ont plus tellement la côte – en supposant qu’ils l’aient eu un jour – depuis qu’elles sont descendues de leurs montagnes, perdus en terres naines, pour foutre le bordel partout ailleurs. Mais il songe à changer… Alors non, un humain ou une de ces grandes espèces bipèdes qu’on s’arrache dans le coin tout autant qu’au Puy, ce n’est toujours pas d’actualité… Ça coute plus cher à l’entretien et c’est moins facile à contrôler et pire que tout… ça pense savoir, alors que pas du tout ! Mieux vaut une cruche vide qu’un de ces esclaves pour l’assister, assurément. Pas d’humain ou d’affilié, donc, pour l’aider en bas, c’est déjà suffisamment le bordel comme ça… Mais il a déjà sa petite idée, mais on y reviendra plus tard.
Bref, Klez, il va bien mais pour l’heure, il passe le balai dans le sous-sol parce qu’il vaut mieux le présenter à la clientèle… Une curiosité à la fois, pas deux. Bon, pour le coup, Krish n’aurait pas été surprise, certes, elle sait déjà à quoi s’en tenir, mais il n’a pas encore trouvé comment faire des clochettes capables de lui dire qui débarque… Un de ces jours, il pourrait plancher là-dessus… En espérant qu’il n’aboutisse pas à des clochettes pipelettes…

Mais on s’égare, retour à l’essentiel.

« Sesmika. Fit-il tout d’abord, avec une révérence sans excès – le strict minimum pour que ça n’offense pas, il respecte l’autorité parce qu’il est pas totalement idiot et qu’il a l’habitude de traiter avec les puissants qui sont ses plus importants clients, mais avec modération, faut pas trop en demander – conscient et informé de l’ascension sociale de celle qui le visite. Cette ascension, d’ailleurs, et plus généralement les évènements de ces dernières années lui donnèrent raisons : ce qui gagne le Puy parvint à Sol’Dorn… Mais il n’était déjà plus là pour le voir et en souffrir. Mes félicitations pour vos succès… je suppose. » Non qu’il remette en question la légitimité de ces derniers, hein… mais comment dire… ah oui, il s’en moque ! Mais ce n’est pas tout à fait exact, parce que dans ses souvenirs, la Princesse-Marchande était tolérante dans la mesure où elle y trouvait son compte et à travers ses artisans, ce sont des siècles d’une collaboration fructueuse, donc une telle ascension, ça peut lui profiter… du moment qu’elle ne se montre pas plus gourmande envers lui, auréolée d’un nouveau statut, évidemment !

« Notre dernière transaction vous a-t-elle offert satisfaction ? »

Lorsque le maître des lieux se montre enfin, Krish repose son verre pour se lever et l'accueillir comme il se doit... C'est à dire en lui offrant une brève et chaleureuse accolade... peut-être un poil suggestive. " Maître Ranaghar ! " Son sourire félin ne la quittait pas et l'air guindé du mage lui avait de suite donné envie de le taquiner, mais elle ne se montrait pas moqueuse pour autant. Elle avait eu la preuve de l'efficacité de son art et le respect qu'elle éprouvait pour l'homme en tant qu'artisan allait bien au delà d'un physique rachitique et disgracieux. Ne perdant pas un instant sur les félicitation mesquines du mage bougon, elle embraya plutôt sur le service clientèle.

- Et bien si veux qu'on attaque tout de suite le sujet... Pas du tout. " lâcha-t-elle en perdant un peu de son sourire, fronçant les sourcils au passage. " Étant donné qu'elle a sauvé ma vie et celle de mon fils. La Satisfaction n'est pas un terme suffisant. " A Thaar, tous les clients, même les plus heureux, trouvaient toujours une raison de râler, négociation oblige. Mais dans sa situation, grincer des dents aurait été pire que mesquin.

Elle se doutait fortement que son humour ne ferait pas mouche, et même qu'elle risquait de s'aliéner le mage soupe-au-lait. Mais elle allait particulièrement bien ces derniers temps et la légèreté de ses jours de vacances loin du camp sud la mettait peut-être d'un peu trop bonne humeur pour que son humour reste de qualité.

Elle s'attendait à une réaction grincheuse et grimaçante d'un vieux mage solitaire... Et bien elle aurait perdu gros à la table de jeu. Son sourire taquin se fit bien plus franc devant la façon qu'avait choisit Ranaghar de la prendre à contre pied et elle rit de bon cœur lorsqu'il évoqua la grille des tarifs. " C'est toujours imbuvable ce genre de choses de toute façon. " Elle ne s'était même pas aperçu qu'il se mettait à la tutoyer. De toute façon, elle n'était mesquine sur les titres et les convenances que lorsqu'elle était énervée et en passe de faire du tartare avec la créature ciblée.

- Enfin... J'ai l'impression qu'on est bien parti pour esquiver les civilités d'usages, du coup tu préfères qu'on discute ici ou plus au calme ? J'ai une ou deux infos qui devraient t'intéresser sur les limites d'utilisation de tes produits, et une nouvelle commande. "

Curieusement, elle était plus encline à aborder certain sujets avec ce drôle d'énergumène qu'avec bien d'autres. Se professionnalisme et le manque d'ambition concernant la course au pouvoir eldéen en faisaient une oreille avisée qui pourrait peut-être faire fructifier quelques savoirs sans lui couter la vie au passage. Un sourire sibyllin étira la mine matoise de la client du jour, étonnamment prête à respecter les préférences de son hôte. Une prévenance qu'elle n'avait que rarement et pour des personnes triées sur le volet.  

En effet, ils sont bien partis pour esquiver les civilités, ce qui n’est pas plus mal, n’est-ce pas ? L’un et l’autre ont eu la décence d’offrir son titre à l’autre, c’est déjà bien. Pour le reste… Il vient probablement un âge où on peut décemment se passer de ces imbécilités, non ?

« Allons à mon atelier, ça me permettra d’examiner convenablement cette histoire de limite d’utilisation. » Bien sûr, il sait plus ou moins ce dont on parle, mais de toute façon, il y a quelques années déjà qu’il ne discute plus affaire ou commande dans cette pièce… Oh que non, même en arrière-boutique, les choses ont changé – très certainement en bien.

Ouvrant la marche, il l’invite à le suivre à travers la porte par laquelle il est venu, donnant sur un couloir donnant sur plusieurs pièces. La première est un salon plus privé dont l’agencement trahi l’usage, c’est ici désormais, d’ordinaire, qu’il reçoit ses clients particuliers – ou ses partenaires - pour discuter affaires et commandes dans un cadre plus confortable et confidentiel. C’est la seconde porte qu’ils empruntent, donnant sur des escaliers qui conduisent à la fois vers les étages supérieurs et la partie résidentielle, mais aussi, et c’est surtout ça qui nous intéresse, vers le sous-sol.

A mesure que les marches défilent, pour qui est réellement sensible à la Trame, aucun doute possible, c’est bien là l’antre d’un mage ! Et pour un mystique suffisamment pointu pour ne pas se perdre dans tout ça, il peut y percevoir les traces de gemmes imprégnés fixés dans des décorations murales… En un mot comme en cent, ça sent le piège ! Mais que la triumvir très probablement incapable de s’en rendre compte se rassure… C’est pour les nuisibles, pas pour les invités – quoiqu’en réalité… il n’invite jamais personne dans son atelier, c’est dire le privilège qu’il accorde cette fois-ci ! -, et la seule présence du mage suffit à le rendre inopérant, alors voilà… ça n’explosera pas ! Quant à la porte… Ma foi, elle démontre à elle seule – mais également à la clé qu’il porte autour du cou - la méfiance du maître-mage à l’égard du fouineur. Une lourde porte en métal – qu’il peine un peu lui-même à ouvrir, mais la tranquillité à un prix - dont on devine qu’elle possède un système de verrou complexe en cas de tentative de crochetage. Bref… C’est voulu comme un sanctuaire !

L’atelier du maître-mage est un espace assez grand mais néanmoins plus étouffant que le reste de la demeure, on y devine aisément qu’aucune concession ne fut faite ici, contrairement au reste de la boutique. Une grande et riche bibliothèque, un imposant plan de travail ordonné où traînent des travaux en cours, feuilles de vélins, carnets et pointes de charbon, une réserve et une couchette et une variété de mobiliers, coffres et étagères pour le rangement, c’est clairement un lieu de travail, pas d’habitation, le tout éclairé par quelques torches murales.

Et au milieu de tout ça, un gobelin à la tenue grotesque qui manipule un balai…

Bon, y a aussi dans une pièce annexe entre-ouverte une cage où se trouve entassé une demi-dizaine de kobolds - la fameuse étude de remplacement des gobelins dont on parlait précédemment – mais pour l’heure, ce n’est pas ce qui intéresse le Maître-Façonneur qui prend appuie sur le plan de travail tandis que, sans un mot, le gobelin a lâché son balai pour pousser un siège certes bien moins confortable que le divan à destination de la Princesse-Marchand, si jamais.

« J’espère que le manque de confort ne te dérange pas trop, c’est pas prévu pour recevoir. Oh, que non ! Alors, c’est quoi ces sujets que tu amènes avec toi ? »

En arrivant devant la porte en bas des marches, Krish ne peut s'empêcher de sourire. Par les dieux... Tous les vieux artisans se ressemblent en fin de compte. Ce battant de métal semblait fait d'un seul tenant et il était encore plus épais que celui qui fermait sa forge personnel à l'étage le plus profond de son palais Thaari. Il ne manquait plus qu'une grille deux mètres avant pour faire un sas empêchant tout importun de se glisser dans l’entrebâillement en profitant du passage du propriétaire et elle se croirait chez elle.

- Marrant la porte. J'ai la même à la maison. " ricana-t-elle en la passant, admirant le mécanisme complexe d'une serrure qui n'avait pas l'air prête à céder, même à un passe-partout à percussion. " Bon... Peut-être pas exactement la même. Tu me parleras de ton serrurier si tu as le t... " Elle s'arrêta, les yeux rivés sur le gobelin balayeur.

Même après avoir cligner des yeux deux fois, la petite créature était toujours là. Isten qu'il était laid... Et efficace visiblement, puisqu'en une seconde, il avait laissé son ménage pour parer aux besoin de l'hôte de son maître. Tien... C'était une idée qu'elle avait jamais eu ça... Des serviteurs Gobelins... Cherchant dans sa mémoire, elle essaya de retrouver trace de ça mais... Ah si ! La porte avec les deux poignées. Donc Ranaghar avait déjà des peaux vertes à son services à Sol'Dorn. Et bien ça ne l'avait pas autant marqué. Comme quoi les gens changent.

- Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis déjà flattée que tu m'acceptes dans ton antre. "

Dédaignant le siège, elle vint se placer au côté du façonneur plutôt que de prendre place de façon plus traditionnelle. Krish regarda la petite créature reprendre son travail avec empressement, sans une flamme de dégoût ou d'animosité dans l’œil. Seulement de la curiosité. Mais bien vite, il fallut en revenir au maître des lieux.

- Il me faudrait une autre gemme qui élimine toute douleur. Celle que tu avais faite était absolument parfaite mais j'ai eu quelques petits soucis et elle commençait déjà à s'épuiser sérieusement quand les elfes me l'ont prise. " commença-t-elle sans ambage, comptant piquer au vif la curiosité de maître grincheux, un sourire sibyllin sur les lèvres. " Et c'est pendant ces petits soucis que j'ai eu l'occasion de tester des limites d'utilisations qui devraient t'intéresser. " Son sourire s'étira encore. " Que sais-tu sur le plan des Ombres et sur Haldren Baenfere ? "

A l’interruption que provoque le gobelin, le Façonneur n’accorde aucune attention… D’abord car il y a belle lurette qu’il se soucie plus du regard qu’on porte à lui-même et à son curieux assistant, d’autre part car il était convaincu qu’elle l’a déjà vu… lui ou un de ces prédécesseurs… Quant au serrurier… Il a bien l’intention de garder son secret ! Un secret qui date, par ailleurs, une folle idée née dans les profondeurs du Puy quelques siècles auparavant et dont il conserve les plans – tout comme ceux de ses portes à deux poignets, d’ailleurs.

Il écoute et la contrariété est évidente quand il apprend le destin d’une de ces gemmes… Quoiqu’on en dise, et bien que pure invention, il s’attache à ses créations ! Compte tenu des risques qu’il prend, c’est compréhensible ! Et non, sa contrariété ne vient pas du fait que des elfes aient mis la main dessus, ça il s’en fout… Mais qu’on l’ait volé, et aussi, et surtout, qu’à cet instant, il aurait voulu pouvoir l’examiner, repartir, non d’une base totalement vierge, mais retravailler l’existant résiduel… Et puis, étudier l’effondrement de l’imprégnation est gage d’amélioration pour peu qu’il en tire les bonnes conclusions… A bien des égards, cette gemme volée, c’est une immense perte, donc !

“ Ont-ils au moins eu conscience de ce dont ils t’ont privé ? “ Quel complet gâchis que d’imaginer qu’on s’en soit emparé pour le seul attrait que représente un bijou ! Mais tout de même, elle était sur le point de s’épuiser ? Déjà ? Il masque ses pensées, mais ça l’interpelle… Une imperfection dans la gemme ou dans le sort qu’il n’aurait pas détecté ? Peu probable… Une utilisation extrême ? Ça reste envisageable pour expliquer l’usure prématurée… Oui, prématurée ! Vraiment embêtant de pas l’avoir sous la main… Et là-dessus, un nom et une notion…

“ Quant aux Baenfere ? Vieille famille, puissants mages… Pas eu l’opportunité de me pencher convenablement sur leurs travaux… Oui, il se contente d’évoquer la lignée, parce que pour être honnête, Haldren pour ce qu’il en sait, c’est certes un mage remarquable mais c’est également un personnage plutôt ennuyeux, de son point de vue. Un ambitieux qui connu le succès et le déclin, comme il en existe tant qu’il ne les retient pas. Les travaux, le savoir et la connaissance comptent, les individus, beaucoup moins. Et pour ce qui est du Plan des Ombres… Peu de chose… Un espace séparé de notre réalité dont se serviraient les mages pour se dissimuler ou parcourir de grandes distances, dit-on… Mais pour être honnête, n’en ayant que des on-dit provenant que de ces mêmes mages, ça pourrait tout aussi bien être une connerie d’initié visant à se faire mousser par les autres…” Un espace à part dont ils seraient les seuls capable d’accéder… Quand on considère l’ego particulièrement développé des mages - à voir dans quelle mesure le caractère eldéen joue là-dessus -, ça serait commode, d’autant qu’ils sont seuls à y accéder, évidemment !

- Honnêtement j'en doute. Ces blafards m'ont pris la dague sur laquelle elle était enchâssée mais je doute qu'ils aient pris la peine de la faire examiner par des mages. " laissa-t-elle tomber sans une once d'excuse.

Le mage rabougri en savait peu. D'un autre côté, il aurait été étonnant qu'Haldren se compromette avec ce genre d'énergumène depuis qu'il fuyait, mais étant donné ce que Grayle lui avait apporté comme informations sur sa nouvelle nature elfique, elle s'était dit que le concours d'un façonneur était une option envisageable. Une gemme d'illusion ou un support pour rendre un changement physique plus transitoire et moins couteux en énergie pour le mage concerné. Mais vu sa réaction, elle doutait même du fait qu'il ait quoi que ce soit à cacher à ce propos.

Par contre le fait qu'il sache deux trois choses sur le plan des Ombres était impressionnant en soit. Mis à part un ou deux théoriciens de l'étude de l'Inconnu et la petite elfe-drow en Anaëh, le concepte ne semblait pas aller au delà des ombres projetées par les objets du monde physique. Ceux qui y accédaient semblaient s'être compter sur les doigts de la main au cours de l'histoire, comme s'il s'agissait des vestiges de quelque chose de trop ancien pour avoir encore une raison d'exister.

- Tu me croiras si ça te chante, mais il existe. " Soudain, toute minauderie, tout amusement s'envola. Elle soupira un peu avant de servir un sourire un peu crispé. " Peu de personnes le savent, mais les trois quart des cicatrices que je porte aujourd'hui viennent de là-bas. " T'Challa étant auprès d'Elghinn, elle n'avait pas d'autre preuve que ses mots et au bout du compte, il y avait de très grandes chances que le bonhomme se foute de sa gueule, mais le simple fait d'avoir prononcer ces mots était quelque chose pour elle. " J'y ait été balancée par Haldren et j'ai pu revenir en manipulant une jeune mage elfe. J'ai l'honneur de t'apprendre que tes gemmes marchent même là-bas... Mais je pense qu'elles s'y épuisent plus vite... Enfin pour ce que je m'y connais, parce que le temps ne marchait pas vraiment de la même façon je crois. " Elle attrapa son bras gauche de la main opposée sans y penser. Les grosses cicatrices qui le maculaient formaient un curieux filet de pèche de l'épaule au revers de sa main, reprenant un air plus mordant. " Je me suis dit que ça t'intéresserait de savoir que tes créations marchaient aussi dans ce genre d'endroit. Bon... J'aurais pas été contre quelques infos supplémentaires, mais ça a pas l'air d'être trop dans tes cordes alors je me contenterais de ma commande."

« C’est bien pour ça qu’une gemme sur une arme, c’est une vraie connerie ! Oui, j’ose ! C’est l’évidence même ! J’veux dire, quand on choppe quelqu’un, la première chose qu’on fait, la toute première chose une fois qu’on l’a maitrisé, c’est de le désarmer pour le rendre moins dangereux. Alors évidemment, si on s’intéresse aux richesses, on va aussi prélever son comptant de bijoux en plus de l’arme, mais sinon, on y accorde qu’un intérêt très secondaire… alors qu’une arme… une arme, c’est la première des priorités ! »

Il n’est pas furieux, et c’est même pas après Krish en particulier qu’il en a, mais globalement après les abrutis qui accordent tant d’importance aux armes qu’ils les garnissent de pierreries cosmétiques – mais pas que – en partant très certainement du principe que JAMAIS, AU GRAND JAMAIS, ils ne se feront ni capturer, ni désarmer dans le chaos d’une bataille parce que l’ego. Deux sous de jugeote suffisent pour savoir qu’il est plus facile de perdre un objet que l’on tient qu’un objet que l’on porte... Abrutis !

Que dire du reste… Beaucoup en vérité ! Bon, d’une part, elle lui confirme l’existence d’un Plan des Ombres, et s’il peut légitimement être soupçonneux quand ça vient d’un mage, Krish, elle, elle a aucune raison d’alimenter une supposée fable… Alors voilà, on prend l’information, on la digère et donc… Le Plan des Ombres – ou un truc qui le parait - existe.
Dès lors, il écoute, il réfléchit vite et en tire ses premières déductions.

« Dommage que tu ais perdu la gemme, sa détérioration m’aurait servi. » Oui, la tempête est déjà passée, mais c’est toujours comme ça avec lui. Bref, revenons à l’utilité qu’aurait eu la gemme, surtout en ce qui concerne le temps. Parce que son fonctionnement, dans l’absolu, ça ne le surprend pas le moins du monde. Qu’importe l’origine, la nature et les caractéristiques propres à un tel endroit, la magie qui y existe puise à la même source, et repose très certainement sur les mêmes règles. Mais pour qu’elle se soit détériorée aussi vite… Un environnement extrême ? Un écoulement du temps différent ?

« Je ne peux pas t’en apprendre beaucoup plus, certains bruits existent, évidemment mais voilà un petit secret sur lequel ils évitent de trop se répandre. » Ce qui ne semble pas chagriner outre mesure le façonneur, car après tout, lui-même gardait jalousement ses secrets et découvertes les plus importantes. « Si tu avais pu me ramener la gemme, elle m’en aurait appris davantage. »

Il aurait pu voir bien au-delà de l’épuisement de surface, mais le voilà réduit à tenter de se saisir de maigre indice sur la seule foi des observations de la Princesse-Marchande. Alors il dégaine et commence l’interrogatoire.

« La gemme a-t-elle été abimée, physiquement, j’entends ? C’était la troisième option pour justifier d’une dégradation aussi précoce. Car Il n’y a pas trente-six façons d’expliquer qu’elle se soit si vite dégradée, elle aurait dû tenir des dizaines d’années, au moins, dans des conditions normales. Soit tu as connu des conditions extrêmes qui l’ont sollicité plus que d’ordinaire, beaucoup plus, soit le temps y est tordu, y existe ou s’y écoule d’une manière très différente, soit la gemme a été abimée… Car à priori, tu n’as pas croisé un mysticiste trop curieux pour mettre le nez dedans, n’est-ce pas ? »

Bien sûr, y a aussi la propreté du travail d’origine, mais il est évident qu’il écarte cette piste, n’est-ce pas ? Ce n’est pas son travail qui est en cause, mais l’usage qu’elle en fait, ou l’endroit où elle l’entraine.

« Et donc, tu veux juste que je la refasse, c’est bien ça ? Rien d’autre ? »

La diatribe du mage sur les gemmes et les armes assombrit considérablement l'eldéenne. Elle reste muette, mais son poing se serre et elle se redresse dans un froissement de soie blanche. Ses yeux rouges se font durs, flambant de quelques chose de complexe qui fait danser les tâches d'or dans ses iris. Ses lèvres noires se pincent.

Elle l'écoute. Elle l'écoute digressé. Elle l'écoute revenir sur le plan des ombres et la gemme. La douleur monte en même temps que la chaleur. Le souvenir de cet absolu sans début ni fin. Les rythmes des heures marquées par la prière.

Elle l'écoute. Il lui rabâche qu'il aurait aimé voir la gemme. Qu'il aurait aimé l'étudier. Qu'elle aurait pu la lui ramener quand même... Et le temps...

Elle serre de nouveau son bras gauche et régule sa respiration. Petit mage de merde... Qu'est-ce qu'elle était venu lui parler de ça... Même Myr'Hennis n'était pas au courant.

Sa main s'abat violemment sur l'établi, produisant un claquement sonore pour couper ce qu'elle ne savait pas être la dernière question de son interlocuteur.

- Non, je n'ai pas croisé de mysticiste. Oui, le temps était différent. " articula-t-elle doucement, essayant de ravaler le bouillonnement qui lui montait à la tête, renforcer par cette chaleur... cette brûlure... " Et non je ne l'ai pas abimée. Justement parce qu'elle était sur le pommeau de la seule arme que j'avais là-bas pour me défendre... " Elle se passa une main fébrile sur le visage sans parvenir à se détourner. " La dague de cérémonie de Velkyn... dont la conne que tu as devant toi à changé la gemme. Une connerie ouais... Et si j'avais pas fait cette connerie, si ta gemme n'avait pas été monté sur la seule arme que j'avais sur moi en passant dans cet endroit de merde, mon fils et moi serions morts, pauvre demeuré. MORT ! Tu m'entends pauvre con ?! " rugit-elle en tapant de nouveau du poing sur l'établi. " Ta gemme contre le contrôle mental, je l'avais faite enchâssée sous ma propre peau pour éviter qu'on me la prenne. Et elle a été réduite en CENDRE par le Père en même temps que mille ans de ma vie, alors l'autre était PARFAITEMENT à sa place ! "

Ses derniers mots avaient été ponctués par autant de coup sur la surface de bois. De plus en plus appuyé. De plus en plus incontrôlés. Elle regardait Ranaghar droit dans les yeux mais n'avait pas fait un geste pour s'en prendre à lui. Sa voix était toujours plus forte. Plus accusatrice.

- Mais c'est vrai que la conne que je suis aurait quand même pu faire un effort ! Mais crois bien que si j'avais pu, Ô par Kiel et Uriz, je te l'aurais ramenée pour tes petites expériences, cette SALOPERIE DE DAGUE DE MERDE ! "

Dans un craquement sonore, la chaise que le gobelin avait poussée pour elle vola sur quelques mètres. Son pied se reposa au sol... Et elle resta tétanisée quelques secondes, respirant à grandes lampées, avant de porter la main à son front douloureux, tremblante.

- Excuse-moi... " souffla-t-elle, toujours dos à son hôte, une main couvrant encore à demi son visage.  

Est-ce que les éternels peuvent connaître la ménopause ? Non parce que là, sa crise de nerf, elle est hormonale, n’est-ce pas ? Bref, le Façonneur essuie la tempête en craignant surtout pour ses affaires et son atelier… C’est qu’il veut pas qu’elle le retourne entièrement parce qu’elle est à fleur de peau, merde ! Il a suffisamment d’emmerdements provoqués par les bêtises et les coups de sang de ces fichus eldéens pour ne pas en ajouter une couche supplémentaire ! Alors il essuie la tempête en saisissant la moitié de ce qu’elle dit dans sa crise, et pour ce qu’il en comprend, c’est la seconde fois que le fameux Père lui fait perdre une de ses précieuses gemmes… Y avait d’abord eu le joyau conférant au Zaurahel le contrôle sur sa wyvern - encore une sacrée lubie - et maintenant celle-ci… Un emmerdeur qui encourage les brutes dans leur médiocrité et qui malmène ses efforts, ce Père, décidément !

Et dans tout ça, elle le couvre d’informations inutile et en oublie la seule qui compte réellement…

Bref, que doit-il en faire, de tout ça, lui ? Compatir ? Quedalle ! Et des excuses ? Et puis quoi encore ! Ce qu’il dit est valable dans l’immense majorité des cas, pas sa faute si elle a connu des tracas hors norme et impossible à deviner !

“Non mais… Faut pas prendre au sérieux tout ce que je raconte… Depuis quand t’as décidé de donner du crédit à mes sorties ? T’as épuisé ta réserve de dédain ?” C’est ce qu’elle avait eu, du dédain, quand il avait envoyé paître une sang-mêlée stupide en annonçant d’avoir aucune fierté et ne revendiquer aucune foutue comparaison avec les autres sombres, à, alors, elle en riait, de ses piques de colères, forcément, c’était pas elle qui était visé… Petite susceptible va ! Alors qu’elle fasse comme d’habitude, qu’elle se moque de celui qu’elle voit comme un cinglé, et qu’elle l’emmerde pas avec ses colères de petite fille, hein ! Et puis, n’empêche que… Si la gemme avait été enchâssé dans un bijou, et non une dague, elle l’aurait probablement encore si sa peau a été touché, mais pas ses effets personnels ! Alors hein !
Malgré tout, il dit cela avec légèreté, comme si il se moquait totalement des moments où elle ne le prit pas au sérieux, car c’est le cas. Si il devait attendre cela des autres, imbéciles incapable de comprendre son esprit et saisir sa pensée, il s’en sortirait pas.

“Bon, bref, t’as connu des choses impossible à prévoir et certaines mauvaises décisions - il n’en démord pas - se sont avérées judicieuses… Tant mieux, j’ai envie de te dire, pour toi et ton gosse, et tant pis pour la gemme, ça m’emmerde, oui, mais pas besoin de retourner tout mon atelier hein ! Si je devais faire tout une histoire de tout ce qui, en ce monde, me convient pas, on en finirait pas. Alors voilà, j’ai pas la gemme, je pourrais donc pas t’en apprendre plus, mais si elle n’a pas été physiquement abîmée ou qu’aucun mysticiste n’a eu l’occasion d’y fourrer ses sales mains de fouineur, alors c’est qu’il existe effectivement dans le Plan des Ombres un phénomène qui met plus de pression et qui explique la dégradation prématurée de l’imprégnation, fin de l’histoire.”

Une déconvenue de plus ou de moins, ça n’a plus d’importance au point où il en est.

“Bon… Du coup, je refais les mêmes, et c’est tout ? Ou tu souhaites autre chose ?”

Au lieu de s'entêter, le façonneur sourit et s'amuse. Pour une fois que ce n'est pas elle qui allège l'atmosphère... et elle doit admettre que ce n'était pas désagréable. Finalement, elle faisait plutôt une bonne action en dédramatisant ce genre de pétages de plombs.

- J'ai laissé mon dédain dans mon autre robe... " grinça-t-elle avec un éclat de rire mauvais, se reprenant peu à peu. " Et j'aime bien retourner ton atelier, il est exactement comme celui de Sol'Dorn. " s'efforce-t-elle encore d'ajouter pour tenter de chasser le spectre douloureux des Ombres. Elle inspire un grand coup avant de se retourner pleinement vers le façonneur non sans continuer à se masser la tempe.

- Tu refais la même oui. Si je viens te voir plus souvent, je vais finir par ne plus avoir un radis pour faire tourner la Corporation. Et tant que j'y suis, je voulais te demander si ça ne t'intéresserait pas de reprendre ta place dans l’Étude de l'Invisible ? "

“ Si tu veux faire des économies, on peut s’arranger. Vos conneries des dernières années ont emportés mon fournisseur de gemmes et vu que j’ai pas l’intention de refoutre un pied au Puy, j’ai pas moyen d’établir un nouveau contact… Et la camelote qui circule globalement est loin de satisfaire mes exigences. Si t’as moyen de me remettre en relation avec quelqu’un qui pourra entendre et respecter mes critères en matière de qualité sans m’emmerder à outrance, considère que ça fera office de paiement. “

Les mots étaient durs, et Krish pouvait mesurer que le temps n’avait qu’accentuer les griefs du Façonneur à l’égard du Puy d’Elda. Non content d’être un nid où règne la brutalité la plus crasse, le fanatisme l’avait privé d’un partenaire historique, une relation commerciale rodée construite sur plusieurs siècles, balayés en un instant. Et il avait fallu qu’ils rajoutent Sol’Dorn à la liste, bloquant le fleuve et affectant les affaires des nains qui faisaient le gros du commerce des pierres précieuses… Discuter affaires auraient pas été simple à la base, mais ça, ça avait l’élément de trop.
Il vivait sur ses réserves ou bien devait se contenter de pierres de moindres qualités que ses standards particulièrement élevés, et ça durait, ces âneries, en plus… Des connards !

Alors quand Krish évoque sa place, forcément qu’il a tout ça en tête… Ça et le reste…

“ Qu’est-ce que ça signifie, retrouver ma place ? Avoir un abruti qui, parce qu’il sera parvenu à se hisser haut en jouant des coudes ou en léchant les bonnes bottes, se considérera en droit de me commander de rappliquer ici ou là, de faire ci et ça, et avoir l’obligation d’y tenir même si c’est d’une inutilité profonde parce que “la hiérarchie” ? Surtout maintenant que les fanatiques ont reprit les manettes ? Très peu pour moi, merci bien. Vos imbécillités m’ont déjà privé d’un ancien et précieux partenaire, et votre cirque à Sol’Dorn m’empêche de lui trouver un remplacant crédible, je vais pas offrir en plus la jouissance de ma liberté et de mon temps comme il me chante. “