Curieux... | Grayle & Modeste

Modeste s'était assise à même le sol dans le salon. Penchée au-dessus de la table basse, elle semblait très concentrée. Sur le meuble trônait une feuille de velin et plusieurs pastels aux multiples couleurs étaient éparpillés tout autour de manière a priori hasardeuse mais très organisée en définitive. La jeune femme changeait en effet de crayon sans même y réfléchir, comme si elle avait su où se trouvait la teinte exacte dont elle avait besoin.
Le dessin sur lequel elle travaillait était la représentation d'une femme à la peau brune entourée de mille bleus différents et pourtant assortis. Quelques touchent plus lumineuses donnaient l'impression qu'elle baignait dans une multitude de tissus semblables à des ciels étoilés. Elle était si concentrée sur son ouvrage qu'elle n'entendit même pas Grayle venir la trouver jusqu'à ce que sa voix n'attire son attention. Elle releva alors les yeux dans sa direction et l'écouta sans l'interrompre. Lorsqu'il eu fini, elle étira un doux sourire et se leva afin de s'approcher de lui. Elle vint se planter à moins d'un pas du Péninsulaire.

-Je ne t'ai pas dit ça pour te faire changer d'avis. Juste pour que tu saches que tu n'as pas besoin de me mentir. Ce n'est pas parce que je ne suis pas pudique que je ne peux pas comprendre ceux qui le sont. Et, à vrai dire, ça ne m'étonne pas que tu le sois. Conclut-elle avec un petit sourire espiègle.

Elle ne lui laissa pas le temps de lui répondre. Sa main se glissa dans celle de Grayle et elle l'entraîna de nouveau jusqu'à la chambre d'amis, non sans récupérer au passage la boîte en bois qu'elle avait posé sur un meuble du couloir pour quand il serait prêt à se faire soigner. Une fois à l'intérieur, elle l'invita à retirer son haut. Il fit preuve de tant d'hésitation qu'elle ne put s'empêcher de se sentir amusée par son attitude. Elle le trouvait désespérément mignon entre sa candeur et sa timidité. La vue du torse nu de l'homme ne sembla pas la déranger. Pas plus que les cicatrices et les bleus qui le parsemaient. Elle prit un baume dans la boîte de premiers soins, ôta le couvercle et s'approcha de lui. Avec des gestes d'une infinie douceur, elle commença à appliquer la pommade partout où elle voyait une parcelle de peau violacée. Le péninsulaire, de son côté, ne semblait pas le moins du monde à son aise... Elle sentait ses muscles se raidirent un peu plus à chacun de ses contacts. S'il continuait comme ça, il finirait par souffrir de crampes dans tout le corps...

Alors qu'elle avait traité son dos, sa tête et une bonne partie de son torse, elle leva les yeux vers son ami et marqua une pause dans un bref soupir. Il fallait qu'elle trouve un moyen de détourner son attention sur autre chose que lui à demi nu devant une femme qui lui mettait de la crème... Alors, sans réfléchir davantage et surtout sans prévenir, elle se hissa sur la pointe des pieds afin que ses lèvres viennent trouver celles de Grayle. S'il ne la repoussait pas, son baiser durerait quelques secondes avant qu'elle ne l'interrompe et se redresse afin de pouvoir à nouveau croiser son regard.

-Détends-toi. Lui susurra-t-elle, un doux sourire ornant ses traits.

Comme elle s'y attendait, de prime abord, Grayle sembla pris de panique. Cependant, sa petite phrase de conclusion l'apaisa, le rassurant sur ses intentions. Elle lut son changement d'humeur dans ses yeux. Lorsqu'il posa une main sur sa joue, elle redressa la tête et le regarda sans flancher une seconde. Elle assumait ce qu'elle venait de faire. Elle venait d'embrasser un ami. Ce n'était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière non plus. Il la remercia et alla même jusqu'à la complimenter. Cela l'amusa et elle laissa échapper un petit rire cristallin. Elle ignorait pourquoi il faisait preuve de tant de retenue envers elle. D'aucun aurait pu penser que cela venait de son affection pour ladite Miriel mais elle n'avait pas le sentiment que ce soit cela, ou pas uniquement. Après tout, il n'était pas sûr de pouvoir la revoir un jour. Non, il y avait autre chose qui le dérangeait... Mais elle ne parvenait pas à se l'expliquer.

Lorsqu'elle eut terminé de le soigner et de ranger son matériel, le péninsulaire attira son attention. Elle se tourna alors vers lui, s'installant d'une façon à la fois confortable et peu conventionnelle, une jambe repliée sur le lit tandis que l'autre pendait toujours dans le vide. Son introduction l'amusa mais son sourire rieur se mua peu à peu en tendresse alors qu'elle écoutait son histoire. Elle comprit rapidement là où il voulait en venir mais le laissa terminer sans rien montrer de ce qu'elle pensait de tout cela jusqu'à ce qu'il lui pose ouvertement sa question. Son sourire s'étira alors et elle posa une main sur celle de Grayle.

-Je dormirais avec toi aussi souvent que tu le voudras, ça ne me dérange pas. Par contre, je te préviens : Je peux être très tactile aussi la nuit. Je te réclamerai sans doute un câlin. Fit-elle d'un air à la fois sérieux et taquin.

Il sourit en réaction, d'un air soulagé.
-Ça ne me gêne pas. Je suis pareil...

Elle aimait bien dormir contre ses partenaires. Il lui était arrivé de partager son lit avec une amie une fois et elles avaient fini dans les bras l'une de l'autre. La nuit avait pourtant été sage mais elles en avaient eu envie, tout simplement. Aussi y avait-il des chances pour que cela se produise avec lui aussi. Elle savait que cela pourrait le perturber autant que son baiser mais cela l'amusait un peu. Pourtant, elle ne pensait pas à mal dans cette étreinte.

Finalement, le sourire de Modeste s'effaça et elle observa quelques instants le jeune homme qui lui faisait face. Elle réalisait qu'il lui avait beaucoup parlé de lui et qu'elle savait presque tout ce qu'il y avait à savoir sur son histoire -hormis les détails les plus sordides, bien qu'elle en connaisse l'existence- mais lui, que savait-il d'elle ? Était-ce ce qui le dérangeait chez elle ? Le fait de ne rien savoir ? Après quelques instants de silence, elle finit par poser une question qui pourrait sembler sortie de nulle part mais qui avait toute sa logique dans la démarche de la jeune femme.

-Grayle, à ton avis... Qui était la femme que tu as vu sortir de chez moi tout à l'heure ?

Grayle haussa un sourcil et fronça l'autre, caressant son menton d'un air absent. Ses yeux gris regardaient le sol, puis le mur alors qu'il réfléchissait.
-Je ne sais pas... Sa voix devint plus inquiète. Je suis sensé la connaître ? Ou tu me l'as déjà présentée et je l'ai oubliée ? Enfin... je ne sais pas, une amie je présume ? Une autre artiste ? Ou une servante ?

Comme elle s'y attendait, il ne parvenait pas à deviner et sa réponse l'amusa, provoquant chez elle un doux rire cristallin.

-Non, rien de tout ça. C'est ma mère, Grayle.

Le jeune homme ouvrit une bouche souriante, avant de la refermer d'un air plus sérieux, signe qu'il se retenait de lancer un trait d'humour. Il fronça un sourcil et sembla se hasarder à une réponse prudente.
-Ah, euh... enfin... tu ne lui ressembles pas beaucoup pour être honnête. J'ai du mal à le croire. Il ouvrit de grands yeux ! Et elle ne fait pas du tout son âge si c'est le cas !

Modeste ne semblait guère surprise de la réaction de son ami et lui adressa un sourire conciliant. Mais il n'y avait pas vraiment de façon simple et douce de lui annoncer la suite alors elle choisit de ne pas passer par quatre chemins.

-Dans ce cas, j'imagine que tu seras plus surpris encore d'apprendre que sa compagne est un ancien elfe d'Anaëh qui vit à présent en Ithri'Vaan sous les traits d'une femme ?

Cette fois il sourit de façon franche, bougeant son visage comme pour la regarder de profil. Étrangement, il ne semblait ni particulièrement déconcerté, ni choqué par ce qu'il entendait.

-Est-ce un numéro de "je vais voir jusqu'où le petit paysan est crédule" ? Car ça m'en a tout l'air.

Et la jeune femme de lui adresser une moue qui traduisait ce qu'elle finit par dire à voix haute.

-Non, c'est très sérieux Grayle. Mes mères s'appellent Akila et Elros. Elles m'ont recueillie il y a une dizaine d'années.

Le péninsulaire resta silencieux comme s'il avait du mal à bien assimiler tout ceci.

- ... Oh. Je suppose que du coup c'est plus logique oui... Il sembla hésiter. Tu es orpheline ? Si oui... j'en suis désolé. Il sourit d'un air franc, tentant d'éviter de rester sur un sujet peut-être difficile. Tes mères sont formidables. Dit-il d'une voix vibrante, et ses yeux brillaient en regardant ceux de Modeste. Il semblait un peu... gêné. Très légèrement.

-C'est... un peu plus compliqué que ça. Enfin, oui, je n'ai plus de parents, autant que je le sache. Je ne sais pas qui est mon père. Quant à ma mère... ma "vraie" mère... c'était une esclave. Nos maîtres nous ont séparé quand j'étais petite, je me souviens très peu d'elle. Ils m'ont mise à l'orphelinat et, quand j'ai eu sept ans, on m'a jeté à la rue parce que je n'étais plus en âge de me faire adopter. J'ai vécu comme j'ai pu durant quelques mois. Un jour, je me suis retrouvée prise entre deux camps dans une escarmouche. J'ai été blessée. Elros est mercenaire, elle était là. Elle m'a vue, elle m'a mise à l'abri puis, quand le combat a été fini, elle m'a ramenée et m'a soignée... Et je ne suis jamais partie. Conlut-elle dans un sourire un peu forcé.

Grayle se mordit la lèvre inférieure, et elle put distinguer ses yeux devenant un peu plus humide au fur et à mesure qu'elle avançait dans son histoire. Elle avait à peine terminé qu'il se glissa doucement vers elle et la prit gentiment dans ses bras épais.

-Merci de m'en avoir parlé. Ça me touche beaucoup. Je ne pensais pas... que tu avais eu une vie aussi dure. Je m'en excuse.

Modeste se laissa faire et accueillit bien volontiers cette étreinte. Elle n'avait pas l'habitude de raconter son histoire mais elle sentait que c'était nécessaire dans sa relation avec lui. Cependant, face à ses excuses, elle redressa la tête qui s'était posée sur son épaule et retrouva ses yeux sans totalement se détacher de lui.

-De quoi t'excuses-tu ? Tu n'y es pour rien. Et je sais qu'en me voyant, personne ne peut s'imaginer ce par quoi je suis passé. J'ai l'air jeune et insouciante... Mais j'ai juste choisi de croquer la vie à pleines dents et de profiter de mon bonheur tant qu'il m'appartient.

Il sourit.

-Tu es inspirante. Il semblait se rendre compte que balancer ça de but en blanc est assez... inconfortable, alors l'ancien esclave se rattrapa. -J'ai décidé de faire de même. Essayer de ne plus vivre dans l'inquiétude, et profiter des petits plaisirs de la vie. Mais j'ai encore du mal. Avec toi à suivre, c'est plus facile. Changer, est plus facile.

Elle lui répondit par un sourire, retrouvant une expression sincère comme si la tristesse et la gravité de ses révélations s'éloignaient peu à peu. Elle se trouvait toujours dans ses bras et ne semblait pas vouloir s'en dégager, pas plus qu'il cherchait à l'en extraire.

-Ravie de pouvoir être ta muse en la matière.

Un autre baiser, toujours sur le front. Presque celui d'un grand-frère. Il la serra un peu plus fort et frotta ses cheveux contre les siens. Puis, après un silence, une question gênée.
-C'est quoi une muse ?

Un nouveau rire. Le poids de cette confession semblait déjà oublié tandis qu'une ambiance des plus légères s'installait de nouveau entre eux.