La gorge sèche | Grayle

Fin de la 2ème ennéade de Karfias de l'an 17
A quelques jours de marche de Geresh & de Thaar

Forcé... Chaque pas l'est, aussi lourd que le précédent, aussi pesant que tous ceux ayant précédé. Innombrables. Dans l'immensité sèche de la plaine Valmar, le grand drow marche sous un soleil de plomb. Guidé par quelque chose qu'il est seul à percevoir, il avance sans hésitation, ses yeux sanglants fixant un horizon trop lointain. Un pas puis un autre, la lumière qui l'éblouie, sa sueur qui serpente entre les trop nombreuses plaies, anciennes et nouvelles, cicatricées et brûlées, qui parsèment son épiderme épais. Cela, pourtant, ne suffit pas en cette heure. Le sombre sent venir la chute.

D'abord vibrant, lointain, possible mirage pour l'errant entété, l'arbre sec et épineux sous lequel il s'effondre se révèle vrai. Par delà la fragrance entétante de son corps crasseux, de sueur et de sang désséchés depuis longtemps, le drow ne perçoit que peu l'odeur de la résine et des herbes sèches, qu'il écrase de sa masse, sans réagir à leurs minuscules petites piqûres. Le sommeil, nécessaire et traître, brutal, le menace... Mais la soif, elle, ne lui laisse pas ce repos. Le visage plaqué contre la terre craquelée, le sombre garde les paupières entrouvertes, se concentrant... Un poignet s'agite, se contorsionne, les doigts semblent craquer de fatigue, mais n'en appellent pas moins... La magie.

Le corps tiraillé par la soif, il tend ses sens, rassemble son esprit disparate...  Peu à peu, l'air autour de lui s'assèche encore et, d'entre les infimes crevasses de la terre morcelée, de minces filets d'eau surgissent, se contractent, explosent ! Et se condensent encore, en un spectacle sans sens, pour qui ne perçoit pas la magie qui s'affaire pour arracher l'eau des flancs de ce sol désséché, qui garde le précieux liquide en profondeur.

Cela lui demande du temps. Une part de lui guette encore, les bruits, les présences... Mais s'efface, au profit de cette sensation, vitale : celle du liquide atteignant finalement sa bouche, sa gorge, son être. Si peu, face à sa soif. Cela suffit, pourtant, pour que finalement son battoir chute lourdement, son corps gisant dans la maigre ombre d'un arbre solitaire. Le sommeil vient... Peu de temps. Mais toujours, le sombre finit par sombrer.

Les muscles frémissent. Les yeux roulent sous les paupières livides. Les doigts se crispent sur la terre sèche. Soudainement, après une immobilité presque mortuaire, il semble que l'être revienne à la surface de la conscience, se débatte, inconsciemment, aux portes de celle-ci... Jusqu'à ce que, brusquement, ses yeux s'ouvrent, grands et sanglants. Un instant figé, où son torse s'emplit grand de l'air aride des plaines... Et il se redresse, découvrant la chose qui le touche qu'il arrache à son corps, la jette sans respect aucun, avant d'apercevoir, plus loin, l'être qui l'observe. Ce que le sombre entend... Sa figure frémit de tension, ses mains ont un tremblement... Mais l'éphémère est éloigné. Posé. Sans un geste. Le drow gris le fixe sans rien dire, un temps... Puis son bras retombe, un peu, de même que ses paupières, alors qu'il regarde ailleurs - ou nul part ? - sentant seulement... Quelque chose qui ne lui plait pas.

Un coup d’œil sur le côté, il découvre la gourde. Son battoir la saisit, il en hume le goulot... Sur lequel se jettent bientôt ses lippes, ses dents. Renversant la tête, il en engloutit brutalement, salement le contenu, perdant des gouttes dans l'affaire, qui dévalent son cou crasseux, se perdent dans la poussière, tandis que sa glotte va et vient au rythme d'une déglutition précipitée. Aussi violemment qu'il a vidé la gourde, le drow manque s'étouffer, tousse, et la jette dans l'herbe sèche sans autre pensée. Il reprend son souffle, tandis que ses mires écarlates fixent à nouveau l'éphémère. Voilà, sa respiration reprend sa lente régularité, et son regard se fait plus fixe, dérangeant, sans tranquillité ni innocente interrogation. Que l'éphémère parle encore, surtout ainsi, avec ces sons qui le dérangent, et la légère grimace du drow se ferait rictus. Lentement, il se lève. Là, la carcasse effondrée se fait géant efflanqué, bien vivant, quoiqu'en disent ses plaies.

Le grand sombre guette, ses oreilles tendues sous sa crinière crasse. Il observe aussi bien les gestes de l'éphémère que... La créature. Un instant, l'esprit se fixe sur cet être-là, sur la grande cage thoracique enserrée par une scelle, sur la tête chevaline aux naseaux frémissant, sur les longues pattes osseuses. Un temps, où le sombre n'est que tension, sur ses pieds, son large torse seul se mouvant, donnant lentement vie à la constellation de marques et de brûlures qui le parcourt. Et puis... Soudain, il s'arrache à cette fixité et s'avance, à pas lent et lourd, ses yeux de sang fixant l'éphémère comme pour lui creuser les orbites jusqu'au fond du crâne. Ses poings se sont fermés, ses muscles frémissent, et sa figure se crispe d'un mécontentement sourd. Sombre, il s'avance, donnant cette impression qu'il ne compte pas poliment s'arrêter.

Le large torse frémit alors qu'un son bas et grave s'en extrait. Agressif. Les paupières se plissent sous le soleil, face à l'éphémère qui s'est relevé, et qui tend... Les lippes se relèvent sur les dents, atypiques, plus pointues qu'elles ne devraient. Carnassières. Et les mires rouges n'expriment rien d'autre que la colère, prémisse d'une violence à venir. Le grand sombre dédaigne le geste du mortel, y répondant seulement par un roulement d'épaules. En revanche, son regard accroche l'animal qui s'est relevé, pour s'éloigner. Un pas, et il voit la bête frémir, hennir. Un autre, et elle recule de même...

Le sombre s'arrête. L'écarlate de ses yeux englobe la scène, l'humain nullement agressif, l'équidé au chargement atypique mais surtout, loin.

Brusquement, le drow se jette en avant.

Que l'humain s'interpose, et il le repousse, épaule en avant, violent, sans s'attarder. Rien qu'un obstacle, rien qu'une chose qui le gêne, rien qu'un être qui ne lui apporte rien. Ses pas sont lourds, il n'est pas rapide, mais sa masse l'emporte, de même que le besoin qui le pousse vers l'équidé. Se méfier ? Un danger ? En cet instant, peu lui importe. Son être se tend vers l'animal, sa gueule gronde... Et la bête fuit.

Le drow accélère, son coeur frappant dans sa poitrine, mais l'inévitable est là : la créature n'a aucun mal à le semer, s'éloignant, regardant au dessus de lui, cherchant plutôt son maître. La carcasse brûlée s'élance encore, portée par la colère, la frustration, qui l'emplit toujours plus, au fil de son échec. Alors, ses gestes changent. Brusquement, sa course lourde se transforme en bonds, mouvements brutaux de bras, et vraisemblablement, le tout forme une sorte de 'danse', sans gloire ni élégance. Brutale, rude... pour qui n'est pas sensible à la magie, cela n'a pas de sens. Pour qui l'est... Le poil se hérisse, car le grand sombre incante. Avec une dernière expiration, la magie est relâchée.

Dans un grondement, le sol où trottait l'équidé se dote soudainement de pointes rocheuses, qui se craquèlent, jaillissent en tout sens. De surprise, l'animal hennit. Puis de douleur. L'une s'est enfoncée dans son vendre. Sa chute le jette sur d'autre. En un sort, brutal et chaotique, le drow amaigri a mit fin à la vie de la bête fuyarde. Le souffle rauque, le sombre ralentit le pas, posant sur l'animal mortellement blessé un regard étrécis par la colère... Comme la fatigue.

Un regard vers l'éphémère, voilà tout ce que le grand sombre lui offrit en compensation. Cette dernière idée ne l'atteignait pas. Il n'y avait que la carcasse désormais inutile, le poids de son corps... Et la frustration qui lui faisait serrer les poids, grimacer. Non sans lassitude, il se remit en mouvement, dédaignant l'autre être présent, ne lui montrant que son flanc, où se devinaient, même à distance, moult cicatrices... De même qu'un peu du tissus cicatriciel, crasseux, tortueux, lui couvrant tout le dos et la nuque et disparaissant sous les quelques peaux qui lui habillaient le bas du corps. Geste, mouvement, chaleur, concentration... Comme s'il n'existait plus, simplement, cette énergie familière, qu'il attira, tordit... Et relâcha.

Brusquement, la carcasse fut en flammes. D'abord l'odeur du poil brûlé, puis de la chair, avec le crépitement caractéristique de celle-ci. L'élémentaliste se tenait à quelques mètres, se mouvant encore, en contrôle. Son ventre gronda quand le vent dirigea vers lui l'odeur appétissante. Cependant, la cuisson ne dura pas très longtemps. Aussitôt le sort relâché, les flammes éteintes, le grand sombre s'approcha de la carcasse, et en attaqua la coquille noircie et craquelée à main nue. Le ventre, troué par un pic de roche, dégageait une odeur peu engageante... Mais la faim n'attendait pas. Entre les craquements secs se firent entendre des bruits plus humides, de la viande qui n'avait pas brûlé, sous le cuir. Accroupi, le grand sombre arracha à grand bruit des lambeaux aux flancs de l'animal.

Gardant l'éphémère dans un coin de son champ de vision, l'être brûlé entreprit de dévorer à pleine bouche ce festin, oubliant son déplaisir premier. Quand la chair se faisait résistante, il n'hésitait pas à y plonger ses crocs. Lentement, sa figure et son torse se couvrirent du sang de l'animal. Sans un mot, le sombre mangeait, sur le qui-vive.

Tel un moucheron, l'éphémère demeurait là, à portée de ses perceptions, se mouvant, attirant son attention. Le sombre engloutissait la chair à moitié cuite à grande bouchée, ses crocs croquant la peau calcinée, fendant les parties tendres, déchirant les muscles... Les mires sanglantes guettant l'autre. Présent, insistant. Du bruit. Lentement, les lippes se tordirent en un rictus colérique, tandis que les poignes se crispaient en poings, cessant les aller-retour entre la gueule ensanglantée et la carcasse puant au soleil.

Le métal. Un éclat lumineux avait attiré l'attention du regard incisif, qui cligna. Des sons. Un danger. Une chose agaçante. Le large torse crasseux s'emplissait amplement, le souffle se faisant grondant, le faciès orageux.

Brusquement, il en eut assez.

Délaissant la chose morte, le géant se redressa, le torse couvert de sang. S'avançant d'une démarche preste, la tête baissée sur l'agaçant, il le voit reculer. Ses mires s'étrécissent, les veines pulsent sur ses avant-bras contractés et ses dents crissent durement. Les pas se font plus amples. Le corps massif se jette en avant. De même que les bras. Écraser. Que l'insecte soit pulvérisé et se taise.

Une explosion de douleur. Le sombre, vacille un instant, un râle au bord des dents. Sous lui, l'éphémère se débat, lance ses poings à l'assaut, cherche à frapper, atteindre la gorge... Le géant jette brutalement sa tête en avant. Sonné, encore. Le nez, qui craque, encore, sanglant, béant. Respiration rauque pour l'être sans mot, humide pour celui qui est écrasé. Puis les poings, à nouveau, tombe...

Violence. Il n'y a pas d'autres mots. Ni reddition, ni proposition, ni temps mort. Le visage du sombre se vide alors qu'il frappe encore, encore. Aux coups dans ses flancs, il ne réagit pas. Ni à celui qui lui atteint la gueule, lui explosant une pommette. Sang. Sent. Os craquant. D'une main il lui écrase la gorge, de l'autre... Le poing s'écrase sur le côté du crâne, l'envoie valser dans la poussière. Inconscient. Le corps sous lui qui se relâche. Le liquide chaud sur son visage. Ses mains. Il frappe encore... Mais peu de temps. Bientôt. Il observe juste, le souffle court, l'éphémère au visage méconnaissable, qu'il écrase de son poids.

Vide. Si vide...

Soudain, il se rejette en arrière, manque tomber en trébuchant sur l'inconscient, se redresse, vacille sous le poids du vertige. Respiration irrégulière, sang en bouche, sur le visage, la peau. L'odeur, forte et oppressante, écœurante. Son souffle, assourdissant, lui raclant les poumons. Son corps qui tressaute, violenté par l'effort, vidé, meurtri. Son visage blafard se pare d'une ribambelle de teintes, et est couvert en parti par un rideau de sang.

Le silence de l'être à l'esprit enfui. Silence. Plus de mots. Rien qu'une chose au sol qui l’indiffère. Une gêne, qui s'est enfin tut. Le sombre bouge la mâchoire, grimaçant, fait un pas vers la carcasse ouverte au soleil, un autre. Puis s'arrête. Le vent lui porte l'effluve nauséabonde... Dans une torsion, ses tripes rendent leur contenu acide, et le sombre se plie, se vidant de ce qu'il a avalé furieusement.

Faiblesse. Passent, les secondes, où son regard erre sur l'étendue alentour. Las, sans envie. Pourtant, finalement, son corps se laisse aller à chuter encore, pour mieux avancer. Dans une direction qui n'a de sens que pour lui. Délaissant, sous le soleil, l'être qu'il a jeté dans l’inconscience.