Les rêveurs [Libre]

7ème ennéade de Karfias, an 17

Il y avait une rumeur qui commençait à circuler, un murmure qui s’élevait depuis les ombres au cœur des tavernes, des fêtes grandioses données par les princes et des ruelles hantés par la racaille. Une histoire surprenante qui intriguait tous ceux qui l’entendaient. Zaahrian Las’danir, parait-il, cherchait des hommes et des femmes de talent. Voleur, assassin, marchand, mercenaire ou mage, qu’ils manient la lame ou que leur bouche soit leur arme la plus létale, qu’ils brillent en société ou en soit rejeté, ils étaient tous les bienvenus. Zaahrian ne faisait qu’une seule distinction : il cherchait des rêveurs. Il voulait des esprits libres, des gens d’exception, prêts à tout pour protéger ce qui leur est cher.   Dans un monde a l’équilibre si fragile, ils seraient des gardiens. Pas mauvais ni bon, ils seraient au centre de la balance, capable de tuer si nécessaire ou à protéger lorsque cela le requiert. Toujours juste, jamais cruels, ils obéiront à un éthique dont la violation entraînera la mort après un jugement rendu par Zaahrian lui-même. Il ne faisait pas cela pour briller. À plusieurs reprises, il avait montré sa volonté de se dresser contre tous ceux qui s’en prendront aux innocents en mettant sa propre vie en jeu. Si cela lui avait apporté une certaine notoriété, depuis quelque temps, il se faisait plus discret. On le voyait de moins en moins dans les grands événements. Il restait une figure reconnue, un lien incontournable avec le monde clandestin, mais un changement notable s’était opéré en lui et les gens voyaient cela comme les prémices de ce grand projet qu’il mettait maintenant en branle.

Outre cette recherche de talent, Zaahrian gardait l’œil ouvert pour autre chose, un élément un peu plus personnel qui lui tenait particulièrement à cœur. Une première depuis des années, il voulait prendre un apprenti sous son aile, un gamin qu’il formerait pour devenir un assassin. Il a toujours aimé partager ses connaissances. Il retirait une immense satisfaction à le faire. Du temps de Daeron, il avait brièvement eu la chance d’avoir des jeunes sous sa responsabilité. Cette fois, il voulait mener le processus jusqu’à la toute fin. Ce jeune ne viendra pas à lui, il allait le trouver. Pour l’instant, Zaahrian ne savait pas encore exactement ce qu’il recherchait, mais il le saura en le voyant. Là-dessus, il faisait confiance à son instinct. Une chose était certaine toutefois, il ne forcerait personne à suivre cette voix. Si le gamin décidait après un certain temps qu’il en avait assez, il le laissera partir. Cette vie n’était pas pour tout le monde. Il fallait quelqu’un capable de comprendre et d’accepter que tuer est un mal parfois nécessaire et que de terminer la vie d’une personne peut ultimement en sauver plusieurs autres.

Ainsi, le soir venu, Zaahrian se rendit au point de rendez-vous qu’il avait fixé en espérant que la rumeur ait fait son bout de chemin. Il ne savait pas exactement combien ils seront à prendre place à sa table dans cette taverne miteuse notoirement reconnue pour ses activités illicites. Il n’avait pas de très grandes attende. Il savait son projet un peu fou et il se demandait encore si c’était même possible, mais il espérait qu'au moins une personne entende son appel. Zaahrian voulait faire une différence, d’une façon ou d’une autre. Du coup, le regard fixé sur sa bière, il attendit...

HRP:

Lorsque les choses ne vont pas comme on l’espère, c’est normal d’être déçu. Cela dit, ça ne veut pas dire que c’est une mauvaise idée. Un tas de choses peut expliquer un échec et la faute ne vient pas nécessairement de celui qui a eu l’idée. Zaahrian ne savait pas trop quoi penser de sa soirée. Il aurait aimé susciter un peu plus d’intérêt, mais apparemment, ses projets ne rejoignaient pas autant de gens qu’il l’aurait espéré. Est-ce que ça l’empêcherait de mener à bien ses plans? Non, mais ça l’obligeait à revoir sa stratégie et à peut-être s’y prendre d’une autre façon. Il était tout à fait possible que le contexte actuel ne soit juste pas le bon pour ce genre de projet. Zaahrian avait du temps devant lui. Ce revers initial n’allait pas l’arrêter.

L’aube allait bientôt poindre à l’horizon, il était maintenant temps de rentrer. Il paya son dû au tavernier qui somnolait derrière son bar. Il avait aussi hâte que Zaahrian de retrouver son lit. L’assassin poussa la porte et traîna des pieds jusqu’en haut de l’escalier qui menait à la rue. Une lanterne éclairait faiblement la ruelle. À cette heure, il n’y avait personne, mais un rapide mouvement lui indiqua la présence de rats qui détalèrent en remarquant sa présence. Il y avait aussi un tas de déchets dans un coin. Zaahrian s’étira dans un vain espoir de chasser la torpeur qui alourdissait son corps. Son esprit ne focalisait que sur une seule chose : dormir. Sachant qu’il en avait pour au moins une trentaine de minutes à marcher, il se demanda s’il ne ferait pas mieux de louer une chambre ici, mais comme ça impliquait de redescendre l’escalier pour ensuite dormir dans un lit probablement infesté de puces, la marche ne lui semblait pas si terrible finalement.

« Zaahrian? »

Ce que Zaahrian avait pris pour un tas de déchets était en fait un homme qui dormait jusqu’à ce que l’arrivée de l’assassin ne le tire de son sommeil.

« Zaahrian, c’est toi? »

« Qui êtes-vous? »

Cette voix, il la reconnaissait, mais ça ne pouvait pas être possible. Son esprit lui jouait des tours. Pourtant, il ne put rien faire contre le fol espoir qu’il ressentit à cet instant et qui chassa aussitôt toute trace d’épuisement.

« C’est moi… C’est moi Zaahiran! »

L’homme, affaibli par la vie dans la rue, s’approcha à tâtons de Zaahrian. Ce dernier s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et leva le visage de l’étranger. Non, pas un étranger, Guilin, son frère de cœur, son frère des ombres… Il l’avait cru mort et, visiblement, il n’était pas passé loin de l’être réellement. Les vestiges d’une vilaine blessure ravageaient tout un côté de son visage jadis séduisant. La paupière fermée indiquait une orbite vide. L’autre moitié était intacte, mais émaciée par la faim. Il pleurait à chaude larme, un spectacle bien pathétique pour un homme d’ordinaire imperturbable.

« Guilin… Guilin! »

Zaahrian ramena la carcasse frêle de son ami contre lui dans une étreinte à briser les os. Guilin sentait l’urine et la crasse. Dans les bras de son frère, il sanglotait comme un homme que le désespoir était sur le point d’emporter qui a soudainement vu son souhait le plus cher se réaliser. Zaahrian pleurait aussi. Il pleurait un ami qu’il a cru mort, mais qu’il a retrouvé dans un tel état qu’il aurait souhaité qu’il le soit. Quelles horreurs avait-il endurées par sa faute? Il se souvenait parfaitement des circonstances de leur séparation. C’est parce qu’il avait cessé de donner des nouvelles que Guilin décida de partir à sa recherche avec le résultat qu’il avait maintenant sous les yeux.

« Qui t’a fait ça? »

Guilin était un assassin doué, aussi bien entraîné que lui et peut-être même meilleur à bien des égards. Il ne se sera pas laissé faire gentiment d’où la blessure au visage et dieu sait quoi d’autre sur son corps. Celui qui lui avait fait ça avait pris des mesures à la hauteur de la hargne de Guilin et avait été extrêmement chanceux. Zaahrian ne pouvait tout simplement pas concevoir que son frère se soit heurté à quelqu’un de meilleur que lui. Non, ce connard avait eu de la chance et cette chance s’arrêtait là, car Zaahrian allait retrouver celui qui avait fait ça et l’expédier dans le royaume des morts en s’assurant que ses souffrances soient à la hauteur de celles éprouvées par Guilin. Combien de fois avait-il dit qu’il n’était jamais injustement cruel? Cette fois sera l’exception à la règle. Il était si furieux qu’il en tremblait. Il était prêt à mettre la ville et feu et à sang pour retrouver ce salopard.

« Qui t’a fait ça? » Cette fois, la tension était perceptible dans sa voix. Guilin se décala légèrement en secouant vigoureusement la tête. « Non Zaahrian, je te connais. Tu vas te lancer sur eux sans réfléchir et te faire tuer. »

« Guilin! » Ce dernier planta son regard dans celui fulminant de Zaahrian. Il n’avait jamais été impressionné par les sautes d’humeur de son ami et les atrocités vécues ces dernières années n’avaient pas changé ça. « Zaahrian! » Zaahrian aurait éclaté de rire dans d’autres circonstances, car le ton de Guilin à cet instant était celui qu’il avait entendu si souvent. Sous la crasse et les meurtrissures, c’était encore son Guilin, celui qui lui avait sauvé la peau du cul bien plus souvent qu’il voudrait l’admettre, le même qui l’avait assommé d’un coup de poing alors qu’il menaçait de tuer son père tout juste retrouvé, celui avec qui il avait survécu aux misères infligées par Daeron. La vengeance viendra tôt ou tard. Malgré les protestations de Guilin, il allait retrouver les responsables de son état. D’une façon ou d’une autre, il avait réussi à en réchapper, et cette histoire, il voudra peut-être la raconter plus tard. Dans l’immédiat, il avait besoin de soins et de repos.

« Je te ramène à la maison… T’inquiète pas, je vais m’occuper de toi. Je te le promets, tu ne manqueras plus jamais de rien… Tu peux marcher? »

Zaahrian l’aida à se remettre sur ses pieds. Guilin était un demi-elfe aussi grand que lui et il le trouva étonnamment léger. Des mois, non, des années de privation avaient déformé son corps. Il n’avait que la peau sur les os. Il serait mort avant la fin du mois s’ils ne s’étaient pas retrouvés.

« Je t’ai cherché… » Souffla Guilin en prenant appui sur lui. « Je ne savais pas où chercher et quand, quand j’essayais de poser des questions, les gens faisaient comme si je n’existais pas... » Sa voix tremblait d’émotion. Zaahrian resserra légèrement son étreinte sur son épaule.

« Chut, t’inquiètes pas… Tu m’as trouvé et c’est tout ce qui compte. » Il resta un moment silencieux alors qu’ils marchaient lentement en direction de la maison. Les idées se bousculaient dans la tête de Zaahrian et un mélange de culpabilité et de colère le prenait au ventre lui donnant la nausée. « Je te pensais mort, Guilin… J’ai retrouvé ton arc dans une échoppe de vendeur d’armes. Si j’avais eu le moindre indice de ta survie… Je suis désolé... »

« Je sais, Zaahrian, je sais... »

« Putain, je vais recommencer à pleurer... » Cette remarque eut le mérite de provoquer une exclamation amusée chez Guilin. « Je vais te trouver un guérisseur et tu seras beau comme un cœur quand il t’aura rafistolé. »

« Aussi beau que toi? »

« Pff, faut quand même pas rêver. Tout le monde sait que j’ai toujours eu plus de charme que toi. »

« J’crois que tu as déjà dit que j’avais autant de charme qu’une chaise... »

« Ça peut être joli une chaise. » Zaahrian faisait de gros efforts pour ne pas pleurer et Guilin le savait.

« Tu sais, j’ai entendu des putains d’histoire à propos de toi... »

« Si tu savais… Quand je vais tout te raconter, tu vas probablement croire que je dis des conneries, mais je te jure, tout est vrai. »

« Pas même un peu d’exagération? »

« Comme si j’avais l’habitude d’exagérer... »

Lentement, le duo s’éloigna de la taverne. Les blessures seront longues à guérir et certaines marques ne disparaîtront jamais. Guilin gardera le secret sur les responsables de son état, mais il savait que ce n’était qu’une question de temps avant que Zaahrian ne revienne à la charge pour venger l’affront qu’il a subi. Il allait remuer ciel et terre pour les retrouver, mais si ce jour venait qu’à arriver, ça signerait l’arrêt de mort de Zaahrian...

[fin]