Généreuse visite à la Déesse [Lucrétia]

Début 1ère ennéade de Favrius, An 17

En ce début de nouveau mois reparut le dragon blanc dans le ciel de la cité, cinq ennéades après sa dernière apparition, indifférent aux regards autant qu’aux attentions qu’il suscite et attire. Il reprend ses marques là où il les a laissé, retrouve la chambre qu’il loue et les quelques affaires qu’il y laisse. Passer d’un monde à l’autre lui est étrange tant ils sont éloignés l’un de l’autre… Les bruits et les odeurs, la foule grouillante et l’étouffante impression que dégage la cité rend mal à l’aise celui qui deux jours plus tôt s’épanouissait encore dans les bois d’Anaëh. Et le voilà, posé sur un toit, observant à l’horizon la vaste cité, et par-delà les reliefs artificiels, l’Olienne miroitante d’azur constellé de voiles, petites ou grandes, des navires qui vont et viennent, pour le commerce ou pour la pêche pour l’essentiel.

La contemplation ne dure qu’un temps, il sait avoir à faire, pour bâtir du neuf là où il n’est plus rien que l’évasion et l’attrait d’un ciel s’étendant à l’infini, et son regard se saisit d’une direction, sans accrocher le moindre repère… Ce sont les néérites de Thaar qui l’intéresse alors, par curiosité autant que pour satisfaire une volonté vieille d’un demi-mois…. Eh bien, qu’attendons-nous, en route ! Et le voilà, parcourant les toits, oui, les toits, pour s’épargner au maximum l’activité en contrebas, tout du moins tant qu’il ne rencontre pas une rue trop large, se lançant dans des détours pour contourner les obstacles et franchir des rues plus étroites que surplombent les toitures avancées, et quand le jeu trouve sa fin, le voilà revenant à regret sur le plancher des vaches, si loin du ciel qui peine à s’offrir dans ces allées urbaines. Sa destination ? L’hôpital de Sainte Iselda, dont il comprend qu’il fait figure d’actuel coeur du culte de la Damedieu, ici, à Thaar, où siège celle qui se présente comme la haute-prêtresse… Outre le fait qu’il se soit peu instruit sur le sujet, il faut comprendre qu’il est légitime de s’interroger sur la valeur d’un tel titre ici, n’est-ce pas ? Mais il en sait suffisamment pour être intrigué.

Lorsqu’il parvient aux portes, c’est accueillit par son gardien, un solide gaillard plutôt mûr qui n’a pas besoin de réclamer les armes du visiteur pour le voir défaire sa pèlerine, dévoilant ses traits hybrides et ses écailles de nacres ainsi que sa peau blanche, avant de s’en servir pour emballer avec soin sa précieuse épée courte et sa dague et leurs fourreaux et d’y ajouter son couteau de chasse, toujours dans son étui et de les lui tendre. Il sait et respecte le caractère inviolable de tels lieux autant que l’interdit d’y porter les armes, tout comme il sait inutile d’y paraître couvert, la Déesse le connaît.
“J’ai un présent à faire aux serviteurs de la Déesse, mais avant ça, j’aimerais m’présenter devant Elle, tu m’indiques le chemin ? Les instructions reçues, il remercie d’un geste de la tête, et commençant à le dépasser, il se permit, sous le ton de l’humour, une petite remarque. Et pas d’bêtises avec mes affaires, ça s’rait fort dommage !” Bon, sous la légèreté se cache un avertissement, évidemment… C’est que ce ne sont pas de vulgaires armes d’acier commun, mais deux précieuses productions elfiques en acier odelin alors forcément…

Investissant les lieux pour se rendre à la chapelle selon les indications du gardien, Roland, il se présente tout d’abord devant la statue de Sainte Iselda, non qu’il n’ait de grandes considérations pour les saints, mais dans une certaine mesure, n’est-elle pas ici l’hôtesse l’accueillant sous son toit ? Mais bien vite, c’est devant la Déesse qu’il se présente. Ça faisait longtemps… Oui, des années qu’il ne s’est plus présenté dans l’un de ses temples, et face à l’une de ses représentations. Des années en Anaëh où les traits et le noms qu’elle y arbore sont absents, tant sa création y est néfaste là-bas. Des années qui ont changé son regard, balayé les restes d’une éducation pentienne depuis bien longtemps mise à mal. Sans prêter d’importance aux présents - mais en s’abstenant de faire plus bruit que nécessaire - et aux quelques réactions qu’il provoque, il s’installe devant la statut, légèrement sur le côté, s’asseyant à même le sol, en tailleur.

“Ça faisait un moment, et je dois t’avouer que je ne cherche plus, j’en ai même plus envie et encore moins besoin. Je continue de respecter mon serment, tu le sais, l’essentiel en tout cas, mais tu devras te faire à l’irrégularité de mes visites, tout me la rappelle ici et c'est encore trop tôt, je crois.” Tout cela, il le murmure à l’attention de la figure de pierre, en attendant que son arrivée autant que l’intention énoncée au gardien ne conduise à lui une personne responsable, ou l’une de ses suivantes… Quelqu’un en somme !

« Tiphaine, tu t’occuperas des patients de l’aile ouest pendant mon absence avec les autres. Amélie, tu prendras l’aile est. Je vous fais confiance à toutes les deux ... Et n’hésitez pas à demander à Aube de vous aider. Ludwig n’est pas là aujourd’hui et je ne pense pas que balayer les couloirs soit une activité dont elle raffole. »

Les deux jeunes filles acquiescèrent en rigolant et s’enfuirent dans les couloirs pour rejoindre leurs postes de travail. Les deux mijotaient quelque chose : il était rare qu’elles s’entendent ces deux-là. La haute-prêtresse aurait bien aimé leur tirer les vers du nez, mais elle avait mieux à faire aujourd’hui et devait rapidement se rendre dans Thaar-la-Vieille afin d’examiner un étrange objet retrouvé dans les Milles-Caves. D’ordinaire, Lucrétia ne s’intéressait que peu à l’archéologie, mais d’après la missive qui lui était parvenue de la part d’Ignatio – dit aussi « La Maldonne » -, l’objet valait le détour.  

La Maldonne était un Don Juan qu’elle avait remis sur pieds suite à un « accident de travail » … oui, c’était comme cela que les ruffians de Thaar appelaient le fait de se faire prendre comme un bleu dans le lit d’une femme mariée par le mari … et son amante ! S’il avait pu s’échapper avant que cela ne dégénère, il s’était bien fait amocher en sautant de quelques étages. Apparemment, la meule de foin dans laquelle il voyait son salut n’était pas aussi profonde qu’il l’eut pensé à l’époque et il s’était brisé le bras et quelques côtes.

Lucrétia l’avait retapé pendant quelques jours au dispensaire et si l’homme était un charmeur et un véritable « Casanova », il n’était pas un ingrat, loin de là ! Les deux étaient restés en contacts épistolaires et la haute-prêtresse recevait régulièrement de ses nouvelles sous la forme de récits de voyage. La Maldonne était poète à ses heures … Au-delà de son activité favorite, qui consistait à soutirer à des bourgeoises leurs économies, il était conteur public, parfois écrivain, parfois barde … Une véritable cigale qui ne se préoccupait jamais de l’hiver qui venait, car toujours bien accueilli chez une demoiselle le temps des premières gelures. Malgré sa mauvaise vie, Lucrétia l’aimait bien. Et puis … en matière de mauvaise vie, elle n’avait plus vraiment de leçons à donner.

La jeune femme referma la porte de son bureau, après avoir pris soin de récupérer son matériel et de plier la lettre d’Ignatio dans les plis de sa robe. La lettre était claire : Ignatio avait trouvé un objet qui pouvait être d’un grand intérêt pour la haute-prêtresse. S’il restait volontairement mystérieux sur la nature de l’objet afin de titiller sa curiosité, elle savait que le Don Juan ne l’appellerait pas pour simplement tenter de la séduire dans le vieux gourbi que constituaient les Milles-Caves ou Thaar-la-Vieille. Direction la maison d’Ignatio donc !

La jeune femme s’était vêtue très simplement, ne souhaitant pas attirer l’attention. Elle portait une chemise en soie bleu et à col surmonté d’un ruban de soie savamment noué, serrée par un bustier en tissu épais bleu foncé maintenu par deux boutons d’argent. Les manches de la chemise créaient un effet bouffant et étaient maintenues par les mêmes types de boutons. Le bas de la tenue se composait d’une jupe longue noire aux motifs rayés de liserés clairs se terminant par des dentelles noires. Elle portait des bas noirs d’encre, le temps s’étant rafraichi ces dernières ennéades et avait chaussé des bottines en cuir noir à talons. Ses cheveux étaient noués en un chignon bas et elle portait sur ses vêtements une cape bleue fermée avec une broche en argent portant les symboles de la Bienveillante. Son havresac en cuir l’accompagnait, rempli de ses habituelles fournitures ainsi que d’une dague émoussée … Sa rencontre avec le dénommé Dante lui avait fait comprendre qu’il valait mieux ne pas se séparer de cet instrument, même si elle ne savait pas s’en servir.

Fin prête, Lucrétia s’approcha de l’entrée du temple avant d’être arrêtée par Roland. Le gardien lui fit un signe entendu : quelqu’un d’inhabituel venait d’entrer. Il lui indiqua d’une voix simple où ce nouveau venu se dirigeait : la chapelle. Il lui montra rapidement que l’individu avait déposé les armes en entrant dans le temple. Voilà qui était inhabituel ! Seuls les Péninsulaires déposaient leurs armes aux gardiens. Se pourrait-il que … ?

Lucrétia remercia Roland et se précipita vers la chapelle, dépassant un groupe de prêtres qui bullaient dans le cloître. La porte de la chapelle était entrebâillée. Elle poussa l’ouvrant et pénétra dans le sanctuaire de Sainte Iselda et de la Bienveillante, murmurant avant d’entrer de simples louanges en signe de respect.

Le sanctuaire était très simple en apparence. Moins grand que les immenses cathédrales de la Péninsule, il accueillait à la fois une statue de la déesse ainsi que celle, plus modeste, de Sainte Iselda. La jeune femme avait fait réaménager la salle dès son arrivée et fait préparer de nouveaux vitraux afin que la lumière puisse baigner le lieu et inonder les deux statues. Ce lieu était un des rares espaces du temple où l’on n’entendait pas l’agitation de la cité, le cri des patients que l’on amputait ou les rires des enfants. Ici, tout était calme et Lucrétia y veillait. Si cette chapelle n’était pas la plus grande de la cité, elle suffisait à accueillir une cinquantaine de fidèles durant les offices.

Son regard se posa sur le seul occupant de la pièce. De dos, difficile de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, mais cette personne était visiblement en train de prier. Soucieuse de ne pas déranger un ou une fidèle en pleine prière, mais décidément trop curieuse, elle s’approcha à pas mesurés de l’individu. Le claquement de ses talons étant bien entendu trop évident à repérer, elle ne se doutait pas un seul instant que la personne qui se tenait assise en tailleur l’avait entendue.

Lucrétia se porta à la hauteur de l’inconnu et s’agenouilla à côté de lui. Ne lui accordant pas un regard, elle joignit les mains et entonna de sa voix claire une prière à la DameDieu en Vieux Péninsulaire. Si l’inconnu répondait à sa prière, ce ne pouvait être qu’un Péninsulaire …

«  Ô Grande Mère, Créatrice et Fondatrice, accorde-nous ta pitié et préserve-nous du malheur. Ô Divine Patronne, Vierge Vénérable, apaise nos cœurs et veille sur nos enfants. Que le Souffle dont tu as fait don à tes enfants ne soit pas gaspillé en vain. Que ta sagesse guide les pas des égarés, des opprimés et des justes tout comme ton amour illuminera le cœur des oppresseurs, des malfaisants et des tyrans. Ô Bienveillante, apprend nous à respecter la vie, à aimer et à chérir tous les êtres qui peuple ton royaume … »

La haute-prêtresse marqua une pause. Si l’individu était bien un Péninsulaire, il connaitrait très certainement les dernières paroles …

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La robe de Lucrétia:

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Quelqu’un vient, finalement, une femme. Elle se porte à son niveau et entame une prière qui n’a rien d’anodin, et lorsqu’elle ne l’achève pas, lorsqu’il sent peser sur lui attention et attente, il en saisit la nature… Probable que ce soit l’abandon de ses armes qui l’a trahi… Le caractère inviolable d’un sanctuaire consacré a-t-il autant de sens ici qu’à l’ouest ? Probablement pas. Mais quoi ? Les marins péninsulaires qui font escale ici ne parviennent jamais plus loin que les bordels et autres tavernes ? Si peu s’égare jusque-là ? Et moins encore pour respecter cet usage ? Possible, après tout. Mais

« Je n’ai jamais été un grand adepte des formules consacrées… Il y a quelque de très impersonnel là-dedans, alors même qu’il n’est rien qui le soit plus qu’une prière… Non ? » C’est davantage une réflexion qu’il se fait à haute voix qu’une véritable question, sur un ton léger. Le tout dans la langue de la Péninsule mais sans le moindre accent identifiable. Il n’a pas encore rouvert les yeux au moment où il dit cela, aussi, même dans sa gestuelle ne semble-t-il pas chercher de réponse.

Après quelques instants, il pose son regard d’émeraude et ce qu’il découvre le surprend. Péninsulaire jusque dans la tenue, hein ? En comparaison, le dragonnier représente un ensemble éclectique et sauvage dominé par l’influence d’Anaëh.

« J’dois dire que ça fait un moment que j’ai plus vu ce genre de tenue… Débarquée depuis peu ou le mal du pays ? » Il n’est pas supposé savoir qui elle est, après tout, alors il peut bien se montrer familier. Bon, et pour être franc, même en le sachant... mais en vérité, on s’en moque.

« J’imagine que tu appartiens à ce dispensaire, n’est-ce pas ? Le garde à l’entrée qui t’envoie ? » Bon, c’est pas difficile comme supposition, certes, certes, mais il faut bien commencer quelque part.

L’homme n’avait pas fini la prière, mais s’était exprimé dans un Péninsulaire convainquant. C’était donc une victoire de l’intuition de la haute-prêtresse ! Néanmoins, la jeune femme était quelque peu piquée par les propos du jeune homme … Elle termina la prière et s’adressa à lui en Péninsulaire d’un ton neutre, les yeux toujours fermés.

« C’est votre droit. Il est cependant impoli de ne pas répondre à une prière collective … »

La haute-prêtresse était restée agenouillée, les mains jointes. L’homme n’était visiblement pas un danger : sûrement un vagabond ou un aventurier errant s’étant perdu en Ithri’Vaan et venu rendre hommage à la déesse ou trouver des conseils auprès d’elle. Rien d’anormal jusque-là. Alors qu’elle s’apprêtait à lui demander d’expliquer les raisons de sa présence ici, il lui fit une remarque sur sa tenue avant de la questionner sur les raisons de sa propre présence. Voila qui était pour le moins cocasse …

Lucrétia, amusée et les yeux toujours fermés, décida qu’il serait de bon ton de faire tourner en bourrique le pauvre homme et de ne pas lui révéler tout de suite qui elle était. Après tout … il était plutôt impoli en s’adressant à elle sans le vouvoiement de rigueur.

« C’est une vieille habitude dont je ne peux malheureusement pas me départir … Même après toutes ces années ici. »

Elle lissa le pan de sa jupe et reprit en esquissant un sourire malicieux :

« Je n’appartiens à personne d’autre qu’à moi-même, mais oui, c’est exact, le portier m’envoie. Veuillez lui pardonner : c’est un homme charmant, mais il devient nerveux dès que l’on apporte des armes au temple. La haute-prêtresse n’est pas spécialement commode avec les hommes et les femmes armés qui se présentent au dispensaire. »

Lucrétia ouvrit les yeux et jaugea l’homme qui se tenait à ses côtés. Il y avait définitivement chez cet homme quelque chose d’unique, un mélange probable d’héritage elfique et humain … et peut être autre chose en plus, mais elle ne savait pas quoi exactement à première vue. Si un examen plus attentif aurait révélé à la haute-prêtresse que ses sourcils étaient inexistants, Lucrétia trouvait ce qui lui semblait être un sang-mêlé plutôt quelconque. Bien entendu, sœur Amélie serait tombée en pamoison devant cet homme, mais Lucrétia restait circonspecte, légèrement agacée par le caractère peu amène qu’avait présenté l’inconnu durant la minute précédente.

Soutenant son regard et acceptant temporairement de se faire tutoyer, elle tendit la main vers l’homme en souriant :

« Je m’appelle Lucrétia. Puis-je savoir ce que vous venez faire dans ce dispensaire ? »

« Impoli… Oui, tu as sûrement raison. Notez que ça ne semble pas le gêner outre-mesure, oh que non, il s’en moque et ne s’en excuse pas davantage. Mais il le reconnait, c’est déjà ça. Mais ne l’est-il pas également d’avoir voulu me l’imposer ? » Il ne l’accuse de rien, il joue simplement avec, un grand sourire appuyant son propos.

Concernant le gardien, qu’il se soit inquiété d’un homme se désarmant était un fait curieux, l’habitude de visiteurs qui n’en prennent pas la peine ou contestant à Thaar une règle de l’ouest ? Probable, dès lors un homme qui la respecte sans qu’on le lui réclame est inhabituel.

« Oh, je pardonne, je pardonne ! Dit-il avec une légèreté un poil trop appuyée, mais que voulez-vous, il est joueur et à la base s'en moque. Je m’étonne également, pour être honnête, qu’il redoute celui qui se désarme de son propre chef presque autant, sinon plus que celui qui les conserve.  Mais ma foi ! Cela a dû lui paraître trop étrange, j’en suis navré ! »  Il s’en amuse mais ne s’étonne pas de sa présence… C’est ce qu’il a voulu, après tout.

En réponse à sa présentation – Lucrétia, hein ? Ce n’est pas le nom de la Haute-Prêtresse, ça ? Evidemment que si, et un soupçon de lucidité passe dans son regard en même temps que sa décision de ne pas en tenir compte. Que ce soit elle ou non, elle choisit de ne pas se présenter de la sorte… Eh bien, en digne défenseur du Choix, il respecterait sa discrétion et ferait comme s’il ne soupçonnait rien ! – il lui accorde un baisemain dans les règles de l’art qui contraste violemment avec sa familiarité – toujours ce plaisir de ne pas se fixer sur une ligne mais de circuler de l’une à l’autre au hasard de ses envies.

« Un plaisir Lucrétia, moi c’est Drystan. Quant à ce qui m’amène… Un soupçon de nostalgie, j’imagine, mais surtout de la générosité. Il sonde sa réaction avant de poursuivre. Mes petites affaires ont donné plus de fruits qu’il m’est nécessaire, je veux donc offrir l’excédent à ceux qui en ont besoin…  Il cherche dans une de ses sacoches de cuir et en tire une lourde bourse plutôt bien fournie qu’il dépose devant lui, l’ouverture béante dévoilant qu’elle contient, non des écus mais des souverains… plus d’une centaine… Il me semble que c’est dans vos cordes de permettre que ce souhait se réalise, non ? »

« Les prêtresses ont préséance. Vous devriez le savoir. Il s’agit de la base quand vous foulez le domaine sacré d’un temple. »

Encore une fois, le ton était neutre. Lucrétia n’avait pas le temps d’argumenter : elle était simplement fatiguée d’avoir à le faire avec les gens. Vous obéissiez aux règles du dispensaire, ou vous partiez. C’était aussi simple que ça. Mais encore une fois, l’homme, qui se prénommait visiblement Drystan, tentait de faire de l’humour. C’était particulièrement agaçant. Lucrétia ne supportait pas ceux qui se permettaient ce genre de parades pour désamorcer les situations qu’ils avaient eux-mêmes créés.

La jeune femme n’eut pas le temps de lui lancer une pique acerbe que l’homme se vanta de ses gains et lui montra le contenu de sa première besace puis de sa bourse. De l’or, beaucoup d’or … et pas n’importe quel or. Des souverains ! Une bonne centaine au moins. Avec une telle somme, elle pourrait faire tourner le dispensaire pour plusieurs mois. Si l’homme ne blaguait pas à nouveau, il s’agissait d’une sacrée somme. Avec celle-ci, elle pourrait aisément lancer la rénovation du dispensaire, qui manquait de salles et d’équipement.

Elle prit entre ses doigts l’un des souverains et le soupesa. Le poids semblait bon. Ce n’étaient pas des contrefaçons … ce qui était une très bonne nouvelle en soi, et écartait l’hypothèse de la mauvaise blague. Elle le reposa et regarda l’homme avec insistance.

« Je serai ravie de pouvoir accepter cette somme au nom du dispensaire de Sainte Iselda. »

Elle sortit de sa besace un des symboles de sa fonction de haute-prêtresse : un symbole en argent gravé des symboles de la déesse, qui signifiait sa position dans le culte. Elle le posa délicatement devant la bourse de l’homme, lui signifiant par la présente qu’elle était bel et bien à même d’accepter ce don.

« Si vous souhaitez aider ceux dans le besoin, vous êtes bel et bien au bon endroit. J’ose espérer que cet or n’a pas été obtenu par des moyens illégaux … »

Elle regardait l'homme d'un air interdit. Elle ne pouvait décemment pas accepter cet argent s'il avait été obtenu illégalement. C'était une des règles du clergé qu'elle ne pouvait laisser de côté, qu'importe la somme envisagée. Néanmoins, il lui fallait quand même demander des précisions sur l'utilisation qu'elle pouvait faire de cette somme. Il n'était pas rare que ses mécènes fasse des demandes bien spécifiques concernant l'utilisation des sommes données.

" A quoi voulez-vous que cet or serve exactement ?"

Les prêtresses ont préséance… A t-elle pour autant besoin de paraître aussi coincée, celle-ci ? Il ne répond pas, cette fois, mais rien dans son attitude ne suggère la moindre capitulation, moins encore le début d’une excuse, car il se considère dans son bon droit… Il aurait suffit qu’elle demande pour obtenir, mais elle a voulu s’imposer.

Quoiqu’il en soit, le voilà qui déballe son sac et fait miroiter l’or qui produit son petit effet, assurément. Il reste silencieux en laissant la prêtresse - puisque manifestement s’en est une - examiner et certainement vérifier la réalité du présent qu’on lui met sous le nez. Eh oui, c’est des vrais, directement en provenance des caisses du Guet !
Et là, elle se dévoile… Bon, on peut penser que découvrir qu’on est en présence d’une Haute-Prêtresse - tout au moins de la personne à la tête du culte local - l’amène à changer son comportement, mais non, il est un instant surprit, mais ça ne change rien, il ne regrette pas son attitude.

“Haute-Prêtresse, hein ? Qu’il reconnaisse l’insigne autant que sa signification trahit probablement certaine chose, mais il ne s’en inquiète pas. Ceci explique cela… Il ne précise pas sa pensée, mais plus on s’élève, plus on est sensible aux signes d’autorité, n’est-ce pas ? Il écarte cette idée néanmoins et pour marquer le coup, entend rassurer celle-ci de la provenance de l’or… C’est du bon or, tout ce qu’il y a de plus légal et obtenu en rendant service, non en exploitant la misère d’autrui ! Bon, ça, c’est pour sa partie, évidemment. Je te rassure, oui, il continue de tutoyer, un problème ?, il est tout ce qu’il y a de plus légal. C’est une partie d’une récompense offerte par le Guet pour la capture d’un dangereux nécromancien et de ces acolytes, saufs.” Quelque chose l’incite à le préciser, il n’a pas tué pour l’obtenir.

Quand elle lui demande la façon dont il veut que soit employé l’or, il n’y a pas besoin de beaucoup réfléchir.

“Qu’il serve à ceux qui sont faibles, que m’importe la manière, qu’il leur profite, ainsi qu’à ce temple. Même si il ne s’y sent plus obligé, c’est une façon de respecter la parole qui fut donnée il y a près de vingt ans. Qu’il soit bien employé et ce don ne sera probablement pas unique…” Il y a un sous-entendu, évidemment, dans ces mots, dont il laisse le loisir à Lucrétia de saisir.

“Si ça n’est pas déplacé, qu’est-ce qui conduit une prêtresse à traverser l’Olienne ?”

Le fameux Drystan ne mentait pas. Cela se sentait à l’intonation de sa voix et à sa gestuelle. Lucrétia se flattait d’être assez habile pour discerner le mensonge quand il se présentait à elle et cet homme, visiblement, n’était pas un menteur. En revanche, le fait qu’il puisse capturer à lui seul un nécromancien ET ses acolytes était une information particulièrement intéressante. Cet homme était visiblement bien plus qu’un simple épéiste. Et si cet or provenait du Guet, elle ne pouvait décemment le refuser. Tout semblait en règle.

« Très bien, il en sera fait selon votre volonté. Nous mettrons tout en œuvre pour que cet argent soit correctement dépensé. »

La demoiselle aurait bien aimé faire visiter le dispensaire à son invité impromptu, mais elle avait plus urgent à faire de la journée. Elle devrait se contenter d’accepter l’or et d’espérer que ce généreux mécène revienne un jour, ce qui, au vu de ses dires, serait plus que probable. Visiblement, ce dernier n’étant pas un mécène classique, une visite guidée du dispensaire aurait été totalement déplacée … si ce n’est barbante.

Lucrétia referma le cordon de la bourse pleine de souverains et écouta attentivement son interlocuteur la questionner sur les raisons de sa présence ici.

« Pour être honnête, à l’origine, je devais simplement apporter un livre à un vieil homme, dont la chambre se trouvait à quelques mètres d’ici … »

Elle se remémora sa première venue à Thaar … et sa rencontre avec cette pimbêche de Johann. Tant de choses s’étaient passées depuis. Elle ne s’était même pas rendue compte à quel point le temps s’était écoulé rapidement. Toujours occupée par monts et par vaux, son existence était loin d’être des plus tranquilles depuis qu’elle avait quitté Pharembourg. Mais … au moins vivait-elle une vie beaucoup plus excitante et signifiante que de cultiver de la vigne dans l’arrière-pays de Pharembourg et de se marier à un homme gras et riche.

« Cet homme est enterré dans la crypte du dispensaire. A sa mort, la question de sa succession s’est posée et comme aucun membre du clergé de la DameDieu en Estrevent ne souhaitait investir dans cet hôpital, le clergé péninsulaire a racheté le bâtiment et m’a chargé de prendre les rênes de l’établissement. »

Ce n’était qu’une partie de la vérité. Mais elle ne pouvait décemment dire à un inconnu que sa hiérarchie souhaitait s’implanter durablement en Ithri’Vaan et installer une tête-de-pont à Thaar pour retisser des liens avec les Néerites vaanis. Si ses supérieurs s’étaient montrés particulièrement discrets ces dernières années, lui laissant de larges marges de manœuvres pour réaliser sa mission, elle redoutait, maintenant qu’elle avait été intronisée Haute-Prêtresse par les locaux, qu’ils ne se décident à rompre le fragile équilibre qu’elle avait réussi à créer dans la région.

« C’est aussi simple que ça … Navrée de ne pouvoir vous expliquer qu’il s’agissait d’un présage de la déesse ou d’une soudaine illumination. Parfois, les choses sont beaucoup plus terre-à-terre. »

Quelque chose le gêne dans cette histoire… Il manque quelque chose, un élément clé que Lucrétia omet, à ses yeux. Eh non, il n’a pas percé les intentions du culte péninsulaire, même si il est évident que le dispensaire est alors un investissement et qu’il y a nécessairement une attente en retour. Mais non, c’est pas ça qui le dérange. On a là l’histoire d’une nomination… C’est très politique et très impersonnelle, comme réponse, et c’est ça qui l’ennuie.
A un moment donné, elle a décidé de traverser la mer pour une raison, et c’est pas le vieux et son bouquin, ou alors, elle prend vraiment soin de mettre ses émotions sur le côté. Elle a beau écarté la soudaine illumination, y a forcément quelque chose ici, à Thaar, lors de son premier séjour, qui l’a décidé quand on le lui propose… Ou qui l’a décidé à se proposer, enfin, voilà l’idée.

“Aucune raison personnelle, donc ? On t’a confié une mission, tu l’as juste accepté ? Rien à Thaar ne t’a séduit ou convaincu de le faire ? Il flotte, entre le soupçon et le regret. Si c’est la vérité, alors au sein même du culte, le choix n’est parfois qu’illusion. Si ça n’est pas le cas, pourquoi avoir choisi d’accepter ? Uniquement parce que c'était un ordre ?” Dans le fond, il repose la même question, balayant le titre, il cherche une réponse plus personnelle. Mais fondamentalement, doit-il s’en étonner, si c’est le cas ? Probable qu’il se soit émancipé depuis trop longtemps des sociétés, adoptant une existence où il est maître de l’intégralité de ses choix, au point que cela soit devenu naturel, au point qu’un ordre soit une aberration.

“Pardon… Il y a si longtemps que j’en oublie comment marche le monde… Mais si c’est le cas, j’espère que tu y trouves quand même ton compte, finalement. Se sacrifier complètement sur l’autel du devoir, ça ne mène à rien, tu peux me croire.” Plus que la non-intervention d’une déesse, c’est vraiment cette perspective qu’il trouverait navrante. A la légèreté qui a été la sienne se succède un soupçon de tristesse dans son sourire, les restes d’une ancienne vie s’exprimant.

« Aucune autre raison ne m’a mené ici. Il était décidé bien avant ma sortie du noviciat que je ferai partie des missionnaires de Néera. Nous sommes peu nombreux, certes, mais il s’agit là de l’œuvre d’une vie et d’une opportunité qui ne se présente qu’aux disciples les plus méritants. Il se trouve que je supervisais la création de la chapelle de Nélen avant de me retrouver ici. »

Bon … ce n’était pas « vraiment » aussi simple que ça. La jeune femme s’était attachée à sa vie à Thaar et à ses amis et collègues. Si le clergé péninsulaire lui demandait de plier bagage demain, il y avait fort à parier qu’elle ne se laisserait pas mener si facilement. Elle ne pouvait décemment pas tout quitter sur demande de sa hiérarchie. De plus, son statut de haute-prêtresse lui permettait de peser dans la discussion si d’aventure, le clergé péninsulaire décidait de faire quelque chose de contraire à sa volonté. Elle avait compris au fil du temps qu’il s’agissait aussi d’une façon de l’éloigner. Ses pouvoirs s’amplifiaient d’années en années et elle voyait bien dans le regard de ses confrères péninsulaires le problème que constituait le fait de garder auprès d’eux une femme les surpassant en matière de soins et n’ayant pas d’ambitions politiques déclarées.

En somme, dans la mutation de Lucrétia à Thaar, tout le monde y trouvait son compte. La jeune femme pouvait continuer sa mission de promotion du culte de la DameDieu dans un endroit qu’elle aimait et le clergé péninsulaire pouvait mettre à l’écart la jeune prêtresse en attendant de pouvoir l’utiliser politiquement. Au vu des guerres qui émaillaient la Péninsule, mieux valait protéger les éléments prometteurs, le temps que l’on sache quoi faire d’eux.

« Cela peut vous paraître paradoxal au vu de l’idée du Choix promue par le culte. Néanmoins, personne ne m’a forcé à venir ici et je suis parfaitement heureuse de cette situation. Le Choix s’accompagne aussi d’un principe de responsabilité, vis-à-vis des gens qui nous entourent et comptent sur nous. Sans cette notion, le Choix n’est qu’égoïsme et caprice. Je n’ai pas accepté parce que c’était un ordre : j’ai accepté parce que c’était ma responsabilité en tant que prêtresse. Et je pense qu’il est important, dans ce cas, de faire passer ses devoirs avant ses droits. »

La prêtresse marqua une pause, écoutant attentivement Drystan. L’homme prêchait une convertie. Bien entendu, elle n’était pas idiote au point de se jeter d’un pont pour sa hiérarchie. Les vœux qu’elle avait formulés allaient à la Déesse, pas aux mortels et elle connaissait bien la propension des êtres humains à manipuler, mentir, trahir. Toute dévote qu’elle soit, Lucrétia n’était pas stupide et sa vie lui était précieuse.

« Ne vous inquiétez pas. Je suis peut-être jeune, mais je sais marquer la limite entre mon devoir et mes droits. La Bienveillante nous apprend à croire dans l’humanité, mais nous ne sommes pas naïfs pour autant. »

La jeune femme récupéra son insigne et se releva. Le temps passait et elle avait à faire en ville.

« Je vous prie d’accepter des excuses, je suis retenue dans une autre partie de la ville. Je dois retrouver un ami. Mais peut-être avez-vous quelque chose à me demander avant que je prenne congé ? »

“Nelen, hein ?” Et forcément, ça le fait réagir… Il refuse encore de s’y rendre, ne souhaite pas troubler l’existence des créatures qui y ont élus domicile, pour l’instant. Mais le sujet l’intéresse, évidemment. Bon, il est bien possible que cette prêtresse n’ait pas connu ces bouleversements, mais ça ne coûte rien d’essayer, n’est-ce pas ?

“Ca n’est pas paradoxal, je sais que le choix n’est pas liberté, qu’il s’accompagne de conséquences, que nous ne saisissons que rarement mais qu’il nous faut accepter. Même si les termes d’un serment sont clairs, on ignore toujours à quoi on s’engage réellement. Doté du choix mais pas de la sagesse d’en faire le meilleur usage, la déesse a confié à ses enfants un présent incomplet." Il s’en amuse, il y a songé, longuement, dans ses errances.

Intérieurement, il ne peut que lui souhaiter de toujours être si certaine de connaître la limite entre le devoir et ses droits, mais ça n’est pas à l’humanité qu’il songe, par dévotion, par principe, au nom de quelques valeurs, qui sait ce qu’on envisage. On peut balayer aisément des individus qui tentent de tirer le meilleur parti de la morale de l’autre, ça, oui. Mais lorsqu’on est convaincu soi-même, est-ce réellement si simple ? Cela dépend certainement de la dévotion, de la conviction, de la loyauté de celui qui se retrouve face à ces questions, n’est-ce pas ?

Elle semble sur le départ, mais puisqu’elle lui permet une dernière question, il s’en saisit.

“Une seule question et je ne te retiendrais pas plus. Étais-tu encore à Nelen lorsque les dragons se sont installés dans l’archipel ?”

Elle s’apprêtait à partir lorsque l’homme l’interrogea sur un sujet qui lui était particulièrement douloureux d’évoquer.

« Je n’étais plus en faction à Nelen lors de l’arrivée des dragons, mais ma hiérarchie m’a demandé d’être sur place pour évacuer le temple. »

Malheureusement, le temps qu’elle arrive sur place, du temple il ne restait plus rien. Les habitants avaient profité de la panique pour piller les trésors de Néera et s’enfuir sur leurs navires. Lorsque son navire arriva sur place, elle ne put que contempler les décombres de la chapelle qu’elle avait autrefois aidé à édifier et qu’elle avait elle-même sanctifié. Un départ de feu avait fini de consumer tout ce qu’elle avait créé jusqu’alors.

Le souvenir remontait dans les pensées de Lucrétia et elle ne pouvait que maudire le peu de respect des hommes envers la déesse et les fidèles. Elle qui pensait avoir noué une relation de respect avec les habitants de l’île, voila comment ils avaient honoré cette amitié. Elle se souvint des larmes qu’elle n’avait su retenir à la vue des décombres calcinés du temple, malgré la présence des quelques novices qui l’avaient accompagné.

Elle avait demandé aux disciples de se rendre au navire après avoir réussi à sauver les quelques habitants qui n’avaient pas réussi à prendre le large. Le navire était bien assez grand pour une cinquantaine de personnes. Cependant, elle savait qu’il restait un endroit que les pillards n’avaient pu fouiller. Il s’agissait d’un petit sanctuaire, qu’elle avait elle-même construit sur les hauteurs, bien à l’abri dans un bosquet d’arbres. Ce petit édicule contenait un objet important, une antique statuette de Néera qu’elle avait pris soin de déposer là, dans l’espoir que la Bienveillante continue de veiller sur l’archipel en son absence.

Inconsciente du danger, elle s’était rendue à la cachette, afin de récupérer la statuette. Il n’était pas question de la laisser plus longtemps à cet endroit, maintenant que les hommes avaient disparu.

C’est là qu’elle l’avait vu.

L’immense reptile des légendes. Une impressionnante créature aux écailles de nacre, dont l’imposante stature la rendait capable d’engloutir un bœuf entier sans sourciller. La créature avait élu domicile à l’endroit même où elle avait déposé la statuette, s’enroulant autour du petit sanctuaire de pierre et de bois construit par ses soins. Lucrétia avait surpris la créature, à moitié endormie, autour de son trésor.

Incapable de bouger, Lucrétia avait croisé le regard de l’immense reptile aux ailes repliées, qui, curieux, s’était approché d’elle pour la sentir …

La seule chose dont elle se souvint, c’était qu’elle courrait à toutes jambes vers le navire, priant la déesse pour ne pas finir carbonisée. Elle sentait encore le souffle chaud et humide de la créature sur sa peau. Repartie bredouille, mais heureuse d’être encore en vie, elle n’avait jamais reparlé de cette histoire à quiconque.

« J’ai vu la créature si c’est ce que vous souhaitez savoir. Je ne peux malheureusement pas vous en dire grand-chose de plus. Je ne dois ma survie qu’à la chance et au fait qu’elle semblait plus surprise de ma présence qu’affamée. »

Elle n’en dit pas grand-chose, mais cela semble être un sujet douloureux… Ce qu’il peut imaginer : la perte d’un foyer, l’abandon d’un lieu auquel on tient ou dans lequel on s’est investi qui nous est arraché, soudainement, brutalement… Oh, ça oui, il peut comprendre, alors tandis qu’elle semble ressasser le passé, il demeure silencieux.

« Je ne crois pas que la chance ait quoique ce soit à voir avec ta survie… Si c’est un Blanc que tu as surpris, si tu ne l’as pas menacé, si tu n’as pas insisté, ce que je suppose, il n’avait aucune raison de s’attaquer à toi… Je peux me tromper, je ne connais pas celui-ci en particulier, mais les autres ont toujours été paisible dès lors qu’on les laisse en paix. » Il parle avec la manière de celui qui sait, il ne veut pas la rassurer mais corriger ce qu’il entrevoit comme la vision d’une bête sauvage et destructrice à laquelle on survit que par chance. Ce dragon, tout comme le sien, ne doit pas rechercher le contact, ni la confrontation, c’est probablement la raison pour laquelle il choisit Nelen, tout comme les autres choisirent l’Île du Sanctuaire… Des terres isolées. « Et même affamée, je doute que tu puisses représenter une proie satisfaisante. » Il plaisante, évidemment.

Lui vient, de fait, une dernière question, afin d’alimenter un projet qu’il nourrit depuis le jour où, d’Anaëh, il apprit l’apparition d’autres dragons blancs : s’y rendre.

« Il restait des personnes sur place, la dernière fois que tu as vu l’île ? »

Aucun navire n’en est plus revenu, et le Conseil de Thaar interdit à ses capitaines de naviguer dans ces eaux pour ne pas troubler et attirer l’ire des dragons de Nelen… Mais il est possible qu’il demeure là-bas des habitants, livrés à eux-mêmes. Il songe mais sait qu’il est impossible de reproduire ici ce que permit l’Île du Sanctuaire. Il existera toujours des idiots et des audacieux pour défier le sort par égoïsme, indifférent aux évènements qu’ils provoqueront. Car il songe, bien sûr, à l’accord qui divise le Sanctuaire, les territoires des dragons frappés d’un interdit rigoureusement respecté tandis que les habitants jouissent du reste… Il y songe, pour les locaux de l’Archipel qui veulent y demeurer autant que pour permettre l’évacuation de ceux qui restèrent bloqués.

« C’est possible … De toute façon, je ne suis pas restée assez longtemps en sa compagnie pour avoir eu la présence d’esprit de lui demander s’il préférait la volaille, le bœuf ou de la prêtresse. »

Sa blague était particulièrement gâchée par le fait que son timbre de voix n’était pas spécialement joyeux. Elle aurait pu mourir là-bas, comme une idiote, alors que ses pairs lui avaient formellement dit de ne pas jouer les héroïnes.

Fort heureusement, elle s’était bien gardée de raconter cette histoire à ses supérieurs. Nul doute qu’ils n’auraient que peu apprécié la plaisanterie. Après tout, elle aurait pu commettre une faute grave, agacer le dragon et condamner une partie de la Péninsule à mourir dans d’atroces souffrances sous ses griffes. Ce n’était pas une perspective réjouissante, mais il était vrai qu’elle aurait du y penser avant de jouer sur le territoire d’un dragon.

« La dernière fois que je suis venue, on m’avait simplement demandé d’évacuer le temple. Certains habitants étaient encore sur place quand je suis arrivée. Nous avons fait monter tous ceux qui le désirait mais il est probable que certains soient restés, notamment ceux qui étaient sur le reste de l’archipel. Je ne donne cependant pas cher de leur peau cependant. Que la Bienveillante garde leurs Souffles. »

Elle toucha machinalement son médaillon, comme pour conjurer le mauvais sort. Si des locaux étaient restés par nostalgie, folie, ou quelle que puisse être la raison, il était probable qu’ils soient aujourd’hui tous morts. Elle s’imaginait que les dragons pouvaient ne pas apprécier que l’on reste trop proche de leur territoire et les propos de Drystan étaient plein de bon sens, comme s’il avait longuement étudié la question…

Cette connaissance des grands reptiles lui rappela un souvenir déplaisant. Lucrétia n’avait jusqu’à présent rencontré qu’une personne s’y connaissant autant sur le mode de vie des dragons … et c’était ici-même, dans la bibliothèque du dispensaire. Une rencontre des plus déplaisantes …

« Johann … »

Lucrétia ne s’était pas rendue compte qu’elle avait prononcé le nom de l’aventurière à voix haute. Elle n’en savait pas beaucoup sur la jeune femme, mais elle se souvenait encore de son attitude désinvolte et du fait qu’elle portait les armes dans le dispensaire. A l’époque, cela l’avait outrée … mais c’était une autre époque. Si la Lucrétia d’il y a quelques années voyait la Lucrétia d’aujourd’hui, nul doute qu’elle hurlerait au scandale et militerait pour qu’elle soit chassée du temple pour son laxisme.

Johann donc … Une rencontre fort déplaisante, mais qui refaisait surface au moment où Drystan évoquait les dragons. Que lui avait-elle montré déjà ? Un étrange liquide blanc nacré dans une fiole si sa mémoire ne lui jouait pas des tours. Pourquoi avait-elle l’étrange sensation qu’il y avait un lien qui venait de se tisser entre cette rencontre d’il y a quelques années et celle avec Drystan ?

« Johann ? Il est surpris, que vient-elle faire là ? Non qu’il y en ait qu’une sur tout le continent, hein… Mais liée aux dragons, y en a qu’une. Une qui vivait cachée, dans son souvenir, et dont il n’entendit pas parler toutes ces années… Et pourtant, voilà que son nom surgit d’entre les lèvres de cette prêtresse, un raté dans sa vie discrète ? C’est qui Johann ? » Il mime la sincérité, doué qu’il est pour le mensonge, car s’il a choisi de vivre au grand jour, il respecte la volonté du secret de ses semblables.

« En tout cas ! Voilà une raison de plus pour que je m’y rende ! C’est sa façon de répondre au pessimisme manifeste de la Haute-Prêtresse, de l’enthousiasme, se tapant une cuisse pour se donner de la motivation. Je ne supporte pas ce pessimisme, il va falloir rétablir la vérité ! Bon, pas nécessairement la vérité, quoique… Mais même si c’était un vain effort, il ne peut s’empêcher de songer à ce que sa nature permet… Il peut faire figure d’intermédiaire, il peut être l’artisan, sinon de la paix ou d’une entente, au moins d’une compréhension, d’une acceptation de l’autre. Merci de m’avoir répondu, et désolé d'avoir réveillé de douloureux souvenirs.

Voici un présent pour te remercier qui n’est peut-être pas parvenu jusqu’ici, un soupçon d’optimisme, une cuillerée d’espoir… Aux confins du monde, sur l’île du Sanctuaire, d’Or, d’Argent et de Bronze, trois s’établirent, s’adjugeant le nord, le frappant d’un interdit tout en laissant le sud aux peuples… La paix règne là-bas, pour ceux qui respectent la frontière. » Il prend un air faussement mystérieux en prononçant ces mots, s'amusant.

Il sait les rumeurs qui viennent de l’ouest, évidemment, des bois de Sorcor ou des terres naines, où l’on parle de terribles créatures, tout comme il sait que quelques spécimens ne font pas force de loi, et tout comme chez les peuples, il doit en exister des sages et des brutaux, qu’il peut en être pour rechercher la paix et la tranquillité là où d’autres viendront en quête de conflits voir de conquêtes à l’instar de certains prédateurs. Il veut croire, néanmoins, convaincu par la nature de son propre compagnon, que ceux de Nelen y cherchèrent comme ceux du Sanctuaire, un espace retiré, à l’écart des peuples et que les incidents ne sont que le fruit d’une collision accidentelle, de la panique et de la remise en cause de la prétention des hommes à gouverner tout en ce monde et de ce qu’une telle contestation les conduit à faire.

« Oh, oubliez ça … Ce n’est pas quelqu’un de très important. »

Lucrétia ne souhaitait pas se remémorer plus que ça son expérience avec la mercenaire, particulièrement déplaisante au demeurant. Elle lui avait bien gâché sa journée et était partie en laissant plus de questions que de réponses sur sa présence dans le dispensaire. Mais bon … c’était une autre époque. Il y avait tellement à faire aujourd’hui qu’elle en avait oublié jusqu’à son existence.

Elle n’eut pas le temps d’accrocher plus le souvenir de la jeune guerrière dans son esprit que déjà, Drystan repartait de plus belle dans sa litanie incessante de bons sentiments et de phrases toutes faites jetées ça et là au gré de la conversation.

« Si vous souhaitez retourner à Nelen, grand bien vous en fasse. Je me suis promis de ne pas y remettre les pieds de sitôt. Mais si d’aventure vous passez sur l’île principale et que vous vous aventurez sur le territoire du dragon sans vous faire dévorer, n’hésitez pas à me rapporter la statuette de Néera que vous trouverez. C’est un objet important … à ramener à Thaar, ou à Pharembourg. A votre aise … Nul doute que le clergé péninsulaire sera très heureux de voir l’un de ses objets revenir dans le temple. »

Elle marqua une pause et reprit un air plus contrarié à l'écoute de ses dernières paroles. Entendre de tels propos sur un lieu paradisiaque supervisé par des dragons relevait du blasphème en plein dans l'enceinte sacré du temple et elle ne pouvait le tolérer :

« Je suis désolée, mais je ne sers que la Déesse, pas des lézards géants. Je vous prierai de ne pas faire œuvre de prosélytisme pour d’autres cultes dans l’enceinte sacrée de ce dispensaire. Ceci sera mon dernier avertissement. Je préfère prendre cette offense comme une maladresse de votre part. »

Lucrétia n’aurait pas été aussi patiente il y a quelques années et aurait fait mettre cet homme aux fers pour avoir profané l’enceinte du dispensaire avec des paroles prosélytes. Mais la haute-prêtresse préférait penser à la bêtise des gens plutôt qu’à leur malveillance. Si cet homme était un fervent des sectes draconiques, ce dont elle doutait vu qu’il venait de lui donner une centaine de Souverains, il n’avait pas à le clamer et à donner à vénérer de fausses idoles dans le temple de la Déesse.

Elle sentit le regard de la statue de la déesse se poser sur elle. Il n’était pas question qu’elle le laisse répandre des idées aussi farfelues dans l’esprit des gens. Les hommes ne devaient que se gouverner eux-mêmes et par eux-mêmes, et non placer leurs espoirs dans de grands reptiles. Les enseignements de la Déesse étaient clairs sur ce point-là : c’était trahir le Choix et son Souffle que de se remettre sa liberté et son existence aux mains de créatures qui jusqu’à ces dernières années, étaient éteintes.

« Bien, ceci étant dit, je manquerais à tous mes devoirs d’hospitalité si je ne vous proposais pas le gîte et le couvert. Mon dispensaire vous est ouvert tant que vous en respectez les règles et nous vous accueillerons avec plaisir, c’est certain. »

Il serait tout à fait légitime qu’il s’offense de ce qu’elle suggère dans ses intentions. Oh, ça oui ! Du prosélytisme ! Pourquoi donc ? Parce qu’il ne tient pas le même discours qu’elle ? Celui d’une femme effrayée et paniquée ? Parce qu’il a simplement tenu des mots bienveillant à l’égard de créatures que d’autres vénèrent ? Et ce serait du prosélytisme, ça ? Si il était ce genre d’homme, il pourrait s’indigner, relever le gant et exiger qu’elle réponde de l’insulte… Quelque part, ça pourrait être drôle ! Oui, sûrement… Sauf qu’il n’est pas de ceux-là.
Et puis… Elle est maladroite, ignorante tout en étant convaincue d’être juste… Est-ce que ça vaut la peine de lui faire un procès pour ça ? Oui, oui, momentanément, il inverse les rôles, mais il est dans son droit… C’est qu’elle insulte le chevalier, son honneur et sa piété, là ! Et au nom de quoi je vous demande ! Au nom de sa conviction, à elle, que les dragons sont de vilaines bêbêtes ! Ça justifie bien des choses, et c’est pas une prêtresse, qui se donne des grands airs et un titre supérieur dans sa province étrangère qui pourrait le lui contester !

Mais ça n’aura pas lieu, enfin… Pas de sa propre initiative, évidemment.

Alors un temps, il ne dit rien, semble digérer le changement de ton et d’ambiance, et d’un coup, il éclate de rire, tout simplement. Un rire franc, un rire vrai, parce que la méprise l’amuse finalement, parce que le risque ne l’inquiète pas. Elle peut le prendre mal ? Sans importance, le voilà qui se lève, un coup d’oeil à une chapelle vide, à l’exception d’eux.

“Quel piètre missionnaire je fais ! Je me ruine pour entretenir l’adversaire et je professe dans le vent, quel abruti ! Et il la regarde à nouveau. Tu crois à tes propres mots ? Non, j’en doute… J’espère. Une posture alors ? Maladroite, non ? Il lui sourit, s’amuse toujours autant. Détends toi, ma chère, je ne suis pas le serviteur d’un quelconque culte draconique… Mais j’ai promis à celle-ci et il désigne la statut de la Damedieu sans se détourner de la prêtresse de ne point mentir, d’être partout et toujours le défenseur du Bien et du Choix contre l’Injustice et le Mal, oui, là, il lui balance à la figure qu’il est chevalier, en passant, et si je n’obéis plus aux hommes depuis longtemps, voilà une promesse que je dois tenir. Cette précision est importante, qu’elle se mette pas à croire qu’elle a une quelconque autorité sur lui, il ne répond qu’à la Déesse, plus aux sous-fifres. Or, je trouve le procès que tu leur fais et ce que tu suggères de mes intentions particulièrement injuste. Tu n’en as croisé qu’un et de cette rencontre, tu n’en es probablement ressortie qu’échevelée, essoufflée et paniquée… C’est de ton fait, pas du sien. Quoi ? C’est vrai ! Elle est sortie indemne d’une rencontre avec une furieuse créature mangeuse d’homme ! Il exagère à peine, convaincu qu’une retraite en douceur, posée aurait donné un résultat identique. Quant à moi, je n’ai fait que parler d’entente possible car réelle dans une partie du monde, pas de soumission, pas de vénération, d’entente… De bon voisinage… Et me voilà le fanatique d’une secte prêchant sous ton toit ? C’est un poil précipité, tu ne trouves pas ?”

Changeant de ton et de sujet, il termine en rebondissant sur l’offre d’hospitalité… Le devoir d’hospitalité, hein ? Après ce qu’elle vient de dire, il ne peut que davantage y voir une offre forcée, pour le principe, et le plaisir qu’elle évoque est bien creux aussi la réponse est-elle évidente.

“Merci pour l’offre d’hospitalité mais je dois la refuser. Tu ne veux pas d’une créature telle que moi à ta table, prêtresse, alors je ne vais pas te l’imposer, peut-être plus tard, lorsqu’il ne sera plus question de devoir… pour célébrer le retour d’une relique, par exemple, car je ne crains pas les autres dragons.” Conclut-il avec légèreté, comme si il ne retenait finalement de tout cela que la requête indirecte qui fut faite. Une raison supplémentaire… Peut-être pas mérité, cela dit… Mais de cette idée qu’il nourrit, il espère ramener bien davantage qu’un trésor du culte, de quoi faire bouger les lignes, bousculer les convictions.

Lucrétia ne répondit pas tout de suite aux propos de Drystan. Cet homme était particulièrement imbu de sa propre personne et il valait mieux le laisser parler tout seul. Il ne se passait pas un seul instant sans que son ton de voix ne trahisse le sarcasme, l’ironie ou tout simplement un sentiment d’orgueil : le même orgueil de ceux qui veulent absolument montrer qu’ils savent tout et n’écoutent pas les autres. Lucrétia avait rencontré des gens comme ça dans le passé et les avais fuis comme la peste. Un jour, un marchand zurthan auprès duquel elle achetait des herbes rares lui avait confié la manière dont son peuple nommait ces individus.

Xebeche - celui qui parle, mais ne dit rien.

Drystan était bel et bien un Xebeche. Les mots sortaient de sa gorge, mais ils n’étaient pas pour Lucrétia, simplement pour lui-même. Qu’il en soit ainsi. Après tout, ce genre de personnes existait. Elle-même avait ses propres défauts, elle en était consciente, mais elle se sentait chaque jour une meilleure personne et se révélait de moins en moins moralisatrice à mesure que les semaines avançaient.  

En revanche, la haute-prêtresse était fatiguée d’avoir des conversations de sourd avec des individus qui n’étaient là que pour s’assurer de sa reconnaissance en faisant des dons extravagants uniquement pour qu’on leur dise à quel point ils étaient bons, magnanimes, sages, avisés … Les gens comme Drystan étaient de ceux qui avaient besoin de se sentir au-dessus de la mêlée, et de dominer les autres d’une contenance et d’une sagesse dont il se parait d’eux-mêmes.

Que des milliers de gens aient dû fuir les dragons, que d’autres centaines soient morts en tentant la traversée de la mer, cela, il ne semblait en avoir cure. Que des milliers de réfugiés soient désormais condamnés à une vie de misère dans les grandes cités de la Péninsule ou de l’Estrevent, n’ayant plus aucun espoir de retourner chez eux, voila qui ne semblait pas effleurer la conscience du chevalier blanc.

Lucrétia avait vu ces malheureux, abandonnés sur la jetée du port, n’ayant aucun endroit où aller et errant du côté de l’océan. Certains parvenaient à s’en sortir en réutilisant les navires de pêche qui leur avait permis de s’enfuir. Les autres écumaient les bas-fonds de Thaar ou de Pharembourg. Les plus malchanceux finissaient dans le Ventre ou dans le Nid et se condamnaient à une vie de misère et à une mort rapide. L’apparition des dragons avait déplacé des milliers de personnes et les avait condamnés à une vie d’errance, de rapine et de misère. Que dire à ces gens : « Désolé, mais les dragons sont des créatures sympathiques avec lesquelles il faut apprendre à vivre » ? Etait-ce ça, le Bien selon Drystan ?

Les grands reptiles avaient envahi sans aucune autre forme de procès des lieux de vie humains, prenant possessions de terres qui ne leur appartenaient en rien. Comment expliquer aux réfugiés qu’il fallait apprendre à comprendre les dragons quand la plupart ne savaient pas comment ils allaient passer l’hiver ? Les dragons fourniraient-ils la nourriture ? Laboureraient-ils les champs ? Aideraient-ils à reconstruire les villes insulaires ?

Toutes ces questions se pressaient dans la tête de Lucrétia, mais visiblement pas dans celle de Drystan, plus occupé se gargariser de la subtilité de sa rhétorique qu’à voir l’image d’ensemble. Visiblement, il avait passé trop de temps loin des hommes. Lucrétia ne pouvait qu’espérer qu’il finisse par se rendre compte que ses congénères méritaient plus que des mots d’esprit.

Elle l’écouta attentivement puis sourit. Elle se baissa et ramassa la bourse pleine de Souverains sur le sol. Puis, elle fit un pas dans la direction de l’homme …

Le tintement des pièces tombant sur le sol après avoir été versées sur la tête de Drystan produisit une douce musique aux oreilles de Lucrétia.

« Cher Drystan. Visiblement, vous avez passé trop de temps loin des hommes et en avez oublié la vie des nôtres. Vous voulez tenir une promesse faite à la déesse ? Fort bien : tenez-la vous-même et allez aider les malheureux dont les foyers ont disparu et dont les proches ont péri suite à l’apparition des dragons. J’espère de tout cœur que si vous ouvrez vos oreilles au récit de leurs souffrances, vous comprendrez qu’il faudra plus que de creuses paroles pour convaincre les gens qu’une paix avec les grands reptiles est possible. Vous venez dans mon dispensaire, balancez votre argent comme si l’on vous devait la révérence, insultez la mémoire des morts et des disparus, puis vous vous permettez de m’insulter et de refuser mon hospitalité. Nous n’avons pas besoin de mécène comme vous messire. Nous n’avons peut-être pas vos moyens, mais nous avons visiblement ce qu’il vous manque : de l’humanité. Malheureusement, cette humanité n’est pas à vendre ici. Alors ramassez votre or, allez le donner aux miséreux de Nélen et dites-leur que c’est en compensation des foyers qu’ils ont perdu. Peut-être seront-ils sensibles à vos arguments. »

Lucrétia continua de sourire, poliment, puis dépassa Drystan, pour se diriger vers la porte de la chapelle. Alors qu’elle mettait la main sur la poignée, elle s’adressa à nouveau à l’homme avant de disparaitre dans le dispensaire.

« Au revoir messire. J’espère que vous trouverez votre séjour à Thaar plaisant. »

Sans perdre plus son temps, la haute-prêtresse disparut dans le dispensaire, laissant le dragonnier au milieu des Souverains et seul face au regard de la déesse.

C’est un coup brutal qu’elle porte, pour sûr, mais le dragonnier préfère rester de marbre, parce qu’il sait ce qu’il a enterré en profondeur et qu’il ne veut pas voir ressortir. Un chevalier ne peut sauver le monde, il ne peut s’enquérir du malheur de tous, le supporter et tenter de le chasser sans se condamner lui-même, sans s’enchainer, sans s’oublier complètement… Un sacrifice vain car il n’existe aucun remède à ce dont elle parle.
Ici ou ailleurs, la misère existe, c’est un mal incurable.

Il se tourne vers la statue après qu’elle soit partie.
« A ton avis, si je lui ramène sa statue, elle est capable de la fracasser au sol parce qu’elle viendra de moi ? » Ironise-t-il.

Il ramasse l’or et referme soigneusement la bourse, sans avoir néanmoins l’intention de le garder, il l’a donné au temple précisément parce qu’il ne peut plus écouter la souffrance des hommes, et tirant de sa sacoche son carnet, se met à gratter un petit mot avant d’arracher la page et de le plier.

« En tout cas, je dois continuer de travailler mon approche… Ce que parler peut m’ennuyer dans ces cas-là ! »

Les limites du langage, si loin du confort et des facilités des pensées échangées, sans qu’il soit possible d’y trouver maladresse et incompréhension, venant de l’un ou de l’autre. Il se dirige vers la sortie et s’arrête au niveau du gardien pour y récupérer ses armes, et c’est à ce dernier qu’il remet l’or et le mot.

« Fais les parvenir à la Haute-Prêtresse, s’il te plait. »

Petit mot a écrit:

Gardez l’or, employez à bon escient.

Vous avez raison, je n’entends plus la souffrance, tout du moins, je ne m’y attarde plus comme autrefois. C’est précisément pour cela que je dois m’en remettre à vous, pour cela qu’il est mieux entre vos mains que dans les miennes.
Et vous avez raison, il faudra plus que des paroles, plus que de l’or, de cela, je ne doute pas. Mais faute de mieux, pour l’heure, l’espoir et la générosité peuvent être un baume et la seule chose qu’on peut offrir. Ce que j’ai vu sur l’Île du Sanctuaire ne m’a pas convaincu de la sympathie des dragons, contrairement à ce que vous pensez, il m’a fait entrevoir un futur possible pour Nelen, un possible qu’on ne peut concevoir qu’ouvert à l’idée qu’on puisse trouver un terrain d’entente, autrement, le salut des habitants de Nelen ne peut se trouver que dans la guerre à l’issue incertaine.