Depuis son entrée dans l'ordre des chevaliers de Naelis, Harod arbore l’armure de plates ornée de la cape pourpre. Outre cet équipement de prix, sa garde-robe paraît peu garnie ; ses vêtements sont pour la plupart assez austères, Harod n’ayant jamais manifesté beaucoup de goût pour les teintes criardes - une chose qui n’a guère changé depuis qu’il fréquente des milieux plus aisés. Il possède une redoutable épée à deux mains, baptisée Astrale, et un lourd destrier de guerre à la robe sombre nommé Favriüs, d’une taille impressionnante - mais il en faut pour porter un tel colosse.
Lorsqu’on met en perspective le sobriquet de “Lion Sublime” avec le faciès de Harod, la correspondance ne vous saute pas à la gueule. Son visage buriné est plutôt quelconque, ses yeux marron foncé ne brillent d’aucune lueur particulière, son crâne rasé et la barbe qui orne ses joues et son menton complètent une physionomie plutôt grossière. Ce n’est pas là le genre de visage propre à inspirer un peuple ; cela étant, c’est sa taille que l’on remarque au premier abord. Grand, massif, trapu, Harod a bel et bien le physique de l’homme de guerre, et dépasse d’au moins une tête la majorité de ses pairs. S’il se meut avec une certaine lourdeur, ses déplacements ne passent jamais inaperçus ; au combat, les hommes sont heureux de ne pas le voir dans le camp d’en face.
A voir sa forte carrure et entendre résonner sa voix de stentor, on se figure une espèce d’ours mal léché, prompt aux grandes colères et à la cervelle aussi vide que ses épaules sont larges. Que nenni ; s’il est vrai qu’il vaut mieux se défier de ses élans de fureur, Harod est capable de faire preuve d’une étonnante sensibilité. Plus d’une dame s’est surprise à le voir s’extasier de la grâce d’un parterre de fleur - bien qu’on puisse se dire qu’un homme raconterait n’importe quoi pour tirer un coup - et il semble apprécier grandement la musique et le théâtre. Loin d’être un butor, il a su faire preuve d’une grande patience au cours de sa carrière et sait par ailleurs se donner le temps de la réflexion avant d’agir. C’est finalement un être des plus complexes qui se dessine derrière le masque de la grande brute. Son accession aux responsabilités révèle d’ailleurs chez lui un goût prononcé pour l’ordre, la sobriété et le respect des conventions.
Au temps de sa prime jeunesse, Harod avait appris à nouer un noeud sur une corde, souffler dessus et faire disparaître le noeud ; il a malheureusement oublié comment on fait, comme il l’a découvert à ses dépens en tentant d’exécuter ce numéro au cours d’une soirée mondaine.
Le feu crépite dans son foyer ; les braises craquent dans le silence de la nuit, tandis qu’un vent tiède s’immisce entre les interstices de la modeste maison. Seul le vieux Odias se balance doucement sur sa chaise, insouciant, alors que Merthin contemple les flammes danser, un air soucieux voilant ses traits juvéniles.
Les soirées sont calmes, ces temps-ci. Trop calmes, peut-être. Un silence monotone a envahi les quartiers. Depuis quelques mois, les habitants de Naelis scrutent l’avenir, fébriles et sans certitudes. La fière cité a mis son allégresse entre parenthèses ; c’est comme si elle retenait son souffle, dans l’attente de bonnes nouvelles. Mais on raconte tant de choses, et on en craint tant d’autres...
“Oncle Odias, crois-tu que ce que les gens disent est vrai ? ”
Le vieil Odias tourne sa trogne ridée vers son neveu. Son sourire révèle une rangée de dents pourries, dont les miettes saillent à la lueur des flammes.
“Et qu’est-ce que les gens racontent, mon petit ?
- Ils disent que Naelis doit sa liberté au bon roi Glenn, et qu’elle ne peut la conserver sans lui. Ils disent que les drows vont nous conquérir et nous réduire en esclavage. Et que s’ils ne le font pas, les péninsulaires le feront, car nous les avons offensés il y a quelques années. ”
Odias ne répond pas tout de suite. Il continue de sourire, et son regard ne fixe pas vraiment son neveu ; il semble ailleurs, comme replongé dans un passé lointain. Il aime à se remémorer les instants de sa fougueuse jeunesse, en particulier quand il est observé - c’est un des plaisirs de la vieillesse, que d’étaler son expérience et sa sagesse. Un des trop rares plaisirs.
Ces temps-ci, Odias a surtout le luxe de l’insouciance. Et il vaut cher.
“Qu’est-ce que la liberté, fiston ? Nous ne sommes que des gens du peuple. J’ai vécu au temps où Jervis faisait la loi à Naelis, avant que les hommes de l’Ouest, ces “centaures”, viennent nous “délivrer”. Oh, la vie n’était pas rose tous les jours, certes, mais un maître en vaut un autre, pour autant qu’on reste servile à leurs yeux. Ma vie n’a pas fanvé avec la venue du roi. Nous ne sommes que des vens du peuple, Merthin. Des témoins impuiffants d’enjeux qui nous dépassent, et ce depuis la nuit des temps. Qui sait qui régnera demain ? Nous ferons les vouets des fombrelfes, ou une enclave péninfulaire à l’eft, morfeau d’un nouvel empfire qui n’aura d’égafpourperfonnepafque f’est ainfi, maifafairien, laviefepourfui…
- Articule, oncle Odias, j’ai du mal à comprendre.
- Dévolé, dit l’oncle en passant la langue sur ses dents gâtées. Je n’ai plus l’habitude de beaucoup parler.
- Aujourd’hui, j’ai vu le chevalier Harod traverser la grand rue menant à l’Oëstkjord, poursuit Merthin. Les gens se bousculaient pour le suivre, mais personne ne lui barrait le passage. Il montait un cheval immense, tu aurais vu ça, oncle Odias ! Kieran dit qu’il a prêté serment de défendre Naelis de tous les envahisseurs du monde. Les gens l’acclamaient comme un vrai héros ! Foscar prétend que ce n’est qu’un tyran de plus et qu’il va confisquer le pouvoir, mais d’après Kieran, Harod a prévu de faire couronner le prince Aldarian. Tu te rends compte, oncle Odias, voilà plus de cinq ans que le roi Glenn est mort, et le conseil royal ne s’est jamais soucié du couronnement de ses enfants ! Alors que les membres du conseil royal étaient les plus proches amis du roi… si Harod tient sa promesse, ça voudra dire qu’à lui on peut lui faire confiance, pas vrai ? ”
L’oncle Odias se contente de hausser les épaules. Il devine la soif d’optimisme de son neveu, et elle le touche.
“Peut-être. Je ne connais pas cet homme, fiston. Mais je connais
les hommes, et je connais le monde. La vérité est toujours plus complexe qu’elle ne paraît, et ma foi, héros ou tyran, on peut aisément être les deux. De toute façon, le prince Aldarian ne régnera pas avant longtemps ; c’est un semi-elfe, tu sais, et il faudra encore de longues années avant qu’il n’ait la maturité nécessaire. “
Merthin prend le temps de mûrir les paroles de son oncle. Il a l’oeil vif et la pupille malicieuse ; il est encore jeune, mais il pourrait aller si loin dans la vie, s’il n’était pas de si basse naissance… évidemment, la vie n’a guère mieux à lui offrir qu’un travail d’apprenti charpentier. Mais ce n’est pas si mal.
“Au fait, oncle Odias, l’autre jour un homme m’a parlé de toi.
- C’est plutôt normal de parler de toit à un charpentier, fiston.
- Non, de
toi, oncle Odias. Il prétendait t’avoir connu il y a une vingtaine d’années, et à l’époque vous travailliez pour le même maître. Mais ensuite, votre maître a été arrêté par la garde de Jervis, soi-disant parce qu’il aurait volé de la salade et qu’un type l’avait dénoncé.
- Euh, c’est possible. La mémoire me joue des tours, tu sais.
- Et du coup, vous aviez perdu votre employeur tous les deux. Mais dis-moi, oncle Odias, comment as-tu fait à l’époque, pour trouver assez d’argent pour travailler à ton compte ?
- Je ne sais plus. File donc te coucher, garnement, il est tard. “
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Si les chroniques diffèrent quant aux origines exactes de Harod, toutes s’accordent à situer sa naissance en l’an 979 du 10ème cycle à Naelis. Harod est donc un naelisien de pure extraction, né sous le règne de Feriwyr. Selon certains auteurs ayant leurs entrées dans les cercles de l’aristocratie locale, Harod serait issu d’une très ancienne lignée remontant aux premiers âges de l’histoire de Naelis, la maison Amyntas. D’autres contestent ce lignage, éteint depuis fort longtemps - ce qui n’a pas empêché le nom d’Amyntas d’apparaître depuis peu sur sur certains documents officiels contresignés par l’intéressé.
Les premières années de son existence sont tout aussi sujettes à débat. La voix majoritaire veut qu’il ait été élevé au sein du grand temple d’Arcam, où il semblait destiné à consacrer son existence au dieu ; d’autres sources, plus ténues, arguent qu’il aurait grandi dans une compagnie de mercenaires, louant son épée au service des multiples seigneurs de guerre qui se succédaient au sein des Seigneuries Morcellées. Là, des années durant, il aurait battu les landes levantines, éprouvant son courage et façonnant sa stature de guerrier.
Cette éducation martiale est la plus probable, puisque les premières sources réellement fiables concernant Harod le font apparaître dès l’an 4 du 11ème cycle au service de la maisonnée de Raymond de Dircal, l’un des plus proches lieutenants du seigneur Glenn Hereon au sein des Centaures, cette compagnie d’exilés péninsulaires qui, deux ans plus tôt, s’est emparée de Naelis. Du reste, au vu de la carrure colossale du bonhomme, on l’imagine plus aisément écumer les champs de bataille que les temples.
A l’époque, Harod n’est qu’un simple troufion dans l’appareil militaire de Naelis sous la houlette de ses nouveaux dirigeants, et il le restera encore longtemps. Il prend part à la célèbre bataille de Ruven qui, dans l’imaginaire collectif, reste encore aujourd’hui l’épisode fondateur de la monarchie naelisienne, permettant au seigneur Glenn Hereon de se proclamer roi de Naelis l’année suivante. Les chroniques de l’époque ne mentionnent guère Harod, faisant la part belle aux proches amis du roi, les héros d’alors, Raymond de Dircal, Erestor, Damons d’Alonna, et bien sûr Trimack Malfer ; ceux qu’on nomme aujourd’hui encore les centaures.
Mais l’humble Harod sait trouver son chemin au sein de l’administration naissante du nouveau royaume. Lorsque Raymond de Dircal créé l’ordre des chevaliers de Naelis - constituant en fait une garde royale, bien éloignée des concepts de la chevalerie péninsulaire - Harod en fait tout naturellement partie. De fait, il accompagne le roi dans la plupart de ses déplacements, revêtu d’une armure de plates et d’une cape de gueules aux épées d’argent. Il n’est encore guère plus qu’un serviteur dépourvu de responsabilité, mais on le remarque aisément ; de par son physique tout d’abord, mais aussi par sa bonhomie ; le colosse détonne par sa fougue et son éloquence, et les puissants aiment sa compagnie, car il est à la fois plein d’esprit et qu’il est bien trop humble pour faire un vrai rival. A l’époque, de toute façon, tous ceux qui cherchent à s’élever dans l’administration royale se heurtent à un implacable plafond de verre : car ceux qui détiennent le pouvoir, outre le roi Glenn Hereon, ce sont les centaures, ses amis qui ont franchi l’Olienne avec lui et qui ont conquis son royaume du Levant, avec lui et pour lui. Ce sont eux, les étoiles de Naelis ; Harod ne peut qu’espérer glaner un peu de leur lumière en gravitant autour d’eux.
L’un des épisodes marquants de cette époque fut le rapprochement du jeune Harod avec Clémence, la fille de Raymond de Dircal. On peut se demander si Harod était sensible au charme de la donzelle, ou s’il n’agissait que dans l’espoir de s’asseoir un jour à la table des maîtres. Harod lui livra une cour assidue pendant de longs mois ; la jeune fille, elle, découvrait l’art de séduire et l’incroyable pouvoir que sa beauté lui conférait sur les hommes. Harod n’était pas seul en lice ; et lui comme tant d’autres, elle s’amusait à le faire tourner en rond, attisant sa jalousie, entretenant son désir par des sourires et des regards dérobés et des promesses illusoires. Elle n’en voulait pas, de cet immense bonhomme qui lui aurait forcément rompu les os ; mais Harod continuait d’insister. C’est finalement Raymond de Dircal lui-même qui mit un point ferme à cette mascarade. L’incident devait demeurer pour Harod un désaveu cuisant.
“Je réserve à ma fille de plus hauts prétendants”, avait asséné le commandant des chevaliers du roi à un Harod déconfi, subitement remis à sa place, sous les regards goguenards de ses frères d’armes. De cet épisode, Harod devait conserver une soif tenace de revanche.
Il continua malgré tout de servir loyalement son supérieur. Après tout, Raymond de Dircal demeurait celui qui lui avait fourni ses entrées au sein de l’Oëstkjord, le palais royal ; Harod éprouvait pour l’homme un respect teinté de crainte, comme tout bon supérieur se doit d’en inspirer. Les années passèrent, et l’incident semblait voué à disparaître des mémoires. Raymond de Dircal ne lui en tenait pas rancune ; après tout, Harod était un chevalier fiable et capable, aussi bien dans les alcôves du palais que sur le champ de bataille.
Quelques années plus tard, pourtant - on était alors en l’an 10 du onzième cycle - on apprit qu’au terme d’une cérémonie discrète, Harod avait finalement épousé celle qu’il convoitait depuis tant d’années, avec la bénédiction de Raymond de Dircal, désormais son beau-père. Selon une rumeur persistante, le soudain revirement de Raymond s’expliquerait par l’état de la jeune fille, tombée bien par mégarde enceinte d’un autre soupirant. Ne pouvant plus l’offrir à un bon parti, Raymond l’aurait bradée au colosse contre son silence, sa loyauté, et sa promesse de prendre pour sien l’enfant à naître. Et ainsi Harod lia définitivement son destin à l’un des centaures. L’enfant - une fille, qu’ils baptisèrent Eylinn - naquit en bonne santé, et Harod tint sa promesse en lui assurant une ascendance légitime. Clémence ne lui témoigna jamais beaucoup de reconnaissance pour avoir sauvé sa réputation ; certes elle se donnait à lui et accomplissait ses devoirs d’épouse, mais elle mettait si peu de coeur à contenter son mari que ce dernier, après l’avoir fortement sollicitée dans les premiers temps de leur mariage, finit par déserter sa couche. Certaines mauvaises langues prétendent que Harod aurait, par la suite, tenté de séduire d’autres nobles dames, comme Angelina de Soltariel - quand celle-ci était conseillère du roi - et même la reine Glinaina, mais il est difficile de démêler le vrai du faux dans ce que susurrent les vipères de la cour.
Harod s’était en tout cas frayé un chemin dans les cercles les plus restreints. S’il ne siégeait pas au conseil, il avait l’oreille de celui qui était désormais son beau-père. Plus d’une fois, Harod tira profit de cette relation privilégiée pour faire octroyer des charges à des hommes qu’il avait lui-même choisis. Lorsque Raymond de Dircal parvenait effectivement à octroyer ces charges aux bons individus, ceux-là savaient qu’ils le devaient d’abord à Harod, et devenaient ainsi ses obligés. C’est ainsi que celui-ci commença, modestement, à composer sa clientèle dans les étages les plus bas de l’administration royale. Petit à petit, tel l’oiseau construisant son nid, Harod se faisait un nom - modeste, mais un nom malgré tout. Il remporta son sobriquet de “Lion Sublime” lors d’un tournoi où il s’illustra tout particulièrement - fortement aidé, il est vrai, par sa carrure. A dire vrai, le surnom lui fut surtout donné par son réseau d’obligés, tandis que d’autres lui préféraient l’épithète de “Visqueux”, car il suait comme un porc sous l’effort.
Harod gagnait du galon, donc. Mais il se heurtait, inévitablement, au plafond de verre. Le pouvoir appartenait aux centaures ; ils ne le lâcheraient à personne.
Mais le plafond de verre se fissura subitement en l’an 12 du onzième cycle, avec la mort soudaine du roi Glenn Hereon après dix ans de règne. Car les enfants du roi Glenn étaient trop jeunes pour régner, et que le conseil royal devait désormais assurer seul l’exercice du pouvoir. Or, les centaures, qui gouvernaient en bon intelligence quand la préséance de leur roi émoussait toute rivalité, tous ces braves se retrouvaient d’un coup sur un pied d’égalité, à se lorgner dans le blanc des yeux en se demandant qui parmi eux imposerait ses vues aux autres, et qui obéirait. L’un d’eux était certes au-dessus des autres : Trimack Malfer, le plus proche et le plus ancien des lieutenants de Glenn Hereon - le roi lui-même l’avait désigné Prime Conseiller dès avant sa mort - mais Trimack n’était que le premier des conseillers ; les autres centaures ne le laisseraient pas si aisément gouverner.
La rivalité latente se fit plus vive au fil des mois, alors que la situation géopolitique de Naelis se faisait plus préoccupante. Les relations avec la péninsule étaient compliquées ; au crépuscule de son règne, le roi Glenn avait manqué déclencher une guerre majeure et n’avait préservé la paix qu’au prix d’une pirouette qui lui avait coûté un ami loyal. Le plus inquiétant se tramait du côté de Sol’Dorn, où prenaient pied les Eldéens. Une force noirelfique réunifiée et tournée de nouveau vers l’Ithri’Vaan était ce que l’on présageait de pire pour la survie du royaume de Naelis. Malheureusement, les centaures étaient trop occupés par leurs dissensions pour agir en conséquence ; le peuple grondait sa crainte, et l’on craignait une famine après des années d’investissements militaires faramineux et de négligence des domaines agricoles. Les centaures attribuaient les terres agraires au gré de leurs soutiens respectifs, sans aucune vision d’ensemble. Les investisseurs thaaris se retiraient peu à peu, soit qu’ils sentaient le vent tourner, soit que les autorités les y encourageaient vivement, car l’on se défiait des appétits des Princes-Marchands tout autant que de ceux du Puy.
Dans ce bras de fer politique, Raymond de Dircal pouvait s’appuyer sur son gendre. S’il restait le capitaine des chevaliers du roi - une garde royale qui n’avait plus de roi à protéger - Raymond était trop accaparé par ses rivalités au conseil pour se soucier du recrutement et de la discipline au sein de son ordre. Il en confia le commandement officieux à Harod ; ce dernier, on s’en doute, s’y employa à merveille. Financés par les deniers que tirait Raymond de ses propres obligés - Harod y contribuait également en bonne partie sur ses propres revenus - les effectifs, autrefois limités, doublèrent ; si aucun conseiller ne détenait le commandement exclusif de l’armée régulière, celui du corps de garde des chevaliers constituait à présent une véritable milice d’élite au service de Raymond - et de son gendre.
L’incapacité des centaures à s’entendre ne fit que s’amplifier au fil des années. Trimack Malfer y remédia en intégrant pour la première fois depuis la mort du roi de nouvelles têtes au sein du conseil royal, des hommes qui lui seraient en tous points loyaux et appuieraient ses décisions. Cela eut pour effet de liguer un temps contre lui les autres centaures. Raymond de Dircal, Erestor et Damons d’Alonna exigèrent le droit d’y intégrer à leur tour leurs propres obligés. Trimack Malfer résista tant qu’il put, mais, craignant que la situation dégénère en un conflit armé, finit par céder. Harod intégra ainsi le conseil royal, qui était devenu une vaste chambre cacophonique à tel point que le titre de conseiller ne valait plus grand-chose. Les centaures eux-mêmes y perdirent leur crédit et leur pouvoir se diluait doucement dans celui des nouveaux venus, à mesure que se formaient et se disloquaient les ententes éphémères.
La crise atteignit son point culminant au cours de la première ennéade de Favriüs de l’an 17, alors que grondait la révolte dans la capitale. Le manque de pain était en cause, et à la colère du peuple s’ajoutait une insécurité latente. Le conseil était incapable de s’accorder sur les crédits afférents aux différentes administrations, et le Guet, notamment, avait cessé de percevoir la paie. C’est dans ces circonstances que Raymond de Dircal fut retrouvé assassiné un matin, alors qu’il était sur le chemin du palais. Mouvement de foule ? Guet-apens d’un adversaire politique ? Difficile de démêler le vrai du faux. Le commandement des chevaliers échut à Harod, qui se trouva être le seul à détenir une force armée qui ne dépendait pas des crédits du conseil royal. En l’absence du Guet, Harod dépêcha les chevaliers en vue de maintenir l’ordre ; par un hasard providentiel, la pénurie de pain prit fin peu après, et un calme relatif revint en ville, alors qu’on était passé tout près d’une révolte majeure. Pour beaucoup, l’intervention de Harod avait permis d’éviter le pire.
Mais cette accalmie n’était que temporaire. Le conseil demeurant incapable de fonctionner normalement, la crainte d’un soulèvement du peuple se posait toujours. Alors que s’élevaient de nouvelles rumeurs de famine, Harod franchit un soir les portes du palais, où se réunissait le conseil en session extraordinaire. Là, il réclama la dissolution pure et simple du conseil royal, et l’attribution à sa personne des pouvoirs de la Régence. Les conseillers réunis lui rirent au nez pour la plupart. Il n’insista pas ; il tourna les talons, et quitta la ville, suivi des chevaliers, abandonnant Naelis à ses démons, ses peurs, sa famine et son peuple en ébullition. Le Guet, une nouvelle fois, n’avait pas été payé ; les conseillers étaient incapables d’assurer leur propre protection. Certains avaient bien sûr les moyens d’entretenir leur propre sécurité privée ; mais la sécurité de la cité était l’affaire du conseil, et le conseil était impuissant.
Il ne fallut que quelques jours pour que le conseil adresse à Harod une missive désespérée, le suppliant de revenir assurer l’ordre avant que n’éclate la révolte. Harod réitéra sa demande, en promettant que son premier acte serait de faire couronner le roi Aldarian - ce que le conseil royal n’avait jamais fait en cinq ans - et qu’il n’aurait d’autre volonté que d’assurer la sauvegarde et l’indépendance du royaume de Naelis. Pris à la gorge, les conseillers tergiversèrent longuement, avant de s’incliner.