Qu’
I Emël guide les voyageurs ce soir, car il est bien pâle ce soir, le flambeau d’Aluthen. Sa sombre lueur largement éclipsée par de brillantes jumelles, l’une d’or, l’autre d’argent, pleines, entières, et plus proches l’une de l’autre qu’elles ne l’avaient jamais été.
Que les Lëandrins ouvrent tous grand les yeux ce soir, car peut-être ce spectacle sera-t-il une occurrence plus rare encore que le Voile. Que les Lëandrins gagnent les places, les branches, les balcons et les toits pour profiter du mariage de Silène avec celui dont on ne savait qui il était d’Iben ou Alm.
Que les Lëandrins se gorgent de cette scène, et tendent les oreilles aux chants de leurs pairs, au langage des violes, aux tintements des harpes, aux accords des luths et aux vocalises des flûtes. Car ce soir alors que l’histoire s’écrit dans le ciel, l’histoire est contée sur la Terre. Les premiers posent pour la première fois l’œil sur la demeure de leurs Cinq Enfants, et en cette occasion, vous avez choisi de leur faire honneur en leur rappelant que vous saviez toujours qui ils étaient.
Vos Chantres solfient la cosmogonie… et tes yeux face aux rayons des deux Lunes pleurent de chaudes larmes.
~ ~ ~ ~ ~ ~
Quelques jours auparavant pourtant, tu avais peur de ne pas réussir ce tour de force. Quelques jours auparavant, tes pensées allaient à la folie des druides, au danger que couraient les tiens, à la vanité d’un exilé et à l’inconstance de dieux en qui tu avais mis toute ta foi. Quelques jours auparavant, tu t’étais retrouvé dans un tourbillon d’étrangetés plus inquiétant encore que le chaos des rues de Thaar. Et malgré tout, quelques jours auparavant, lorsque les astronomes t’avaient annoncé que les Lunes s’embrasseraient, tu avais refusé de voir Alëandir privée de ce spectacle.
Quelques jours auparavant, tu confiais les musiciens aux cultes et les prêtres aux musiciens, que tous rassemblent, revisitent et composent les plus beaux hymnes possibles. Quelques jours auparavant, tu en appelais aux artisans et aux peintres pour qu’arrivée l’heure fatidique, Alëandir soit digne des rayons de Silène. Quelques jours auparavant, tu annonçais l’événement à l’un pour qu’il l’annonce à l’autre, tu rassemblais les réfugiés autour de ta personne, pour mieux les disperser parmi les habitants de longue date de la Cité Blanche. Quelques jours auparavant, tu invitais les restaurateurs à s’allier pour préparer un festin digne d’un événement Cyléen, confiant ne même pas savoir s’il se reproduirait un jour. Quelques jours auparavant et des jours durant, tu t’étais appliqué à ce qu’Alëandir ait toutes les raisons de sourire en ce jour, espérant que son bonheur suffise au tien.
Aujourd’hui tu constatais avoir échoué.
Au centre de la Place Tyral, ton épouse dans tes bras, ta fille dans les siens, face à un spectacle divin et bercé par l’histoire des puissances régissant ce monde, tu aurais dû sourire. Tu aurais dû être heureux. Heureux de partager cet instant avec ta famille. Heureux de partager cet instant avec ton peuple. Heureux de voir ceux qui étaient jusque-là des réfugiés se mêler aux Lëandrins de longue date. Heureux de réussir tes devoirs d’époux et de Roi.
Alors tu as souri.
Tu as souri pour feindre les larmes de joie, alors que le doute s’emparait de toi, que tes questions se faisaient de plus en plus étouffantes, que tu sombrais dans les incompréhensions ayant rythmé les dernières années de ta vie, que tu te rendais compte de la distance entre les dieux et toi, de la distance entre
I Emël et toi, du
pouvoir d’un Roi proche de La Mère…
Te recentrer. Il te fallait te recentrer, pour ton bien, et pour celui des tiens. Apprendre, il te fallait apprendre, pour ton bien, et pour celui des tiens. Et tu savais exactement qui pouvait t’apprendre… ou du moins tu espérais le savoir.
Alors tes bras se sont resserrés autour du buste de ton épouse, et ton sourire en est devenu un véritable.