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 Celui qui mourut deux fois

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Ascanio Vossula
Ancien
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Ascanio Vossula


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MessageSujet: Celui qui mourut deux fois   Celui qui mourut deux fois I_icon_minitimeVen 4 Oct 2019 - 23:00


En la 17ème année du 11ème cycle,
1ère ennéade de Favrius (1er mois d'automne),
Le premier jour...


« Vous avez bonne mine, Père », murmura avec légèreté la voix d'Ascanio Vossula, dans le silence sépulcral de la chambre mortuaire.

Le compliment, dans l'immédiat, restait difficilement vérifiable ; la pièce dépourvue de fenêtres était plongée dans les ténèbres les plus complètes, si bien qu'un noir plus noir que la nuit l'empêchait de distinguer quoi que ce soit. Durant un bref instant, pris par les réminiscences de vieilles frayeurs enfantines, il craignit d'entendre s'élever dans le néant la réponse de son paternel. Mais le mort demeura muet.

Rassuré, Ascanio trouva à tâtons le fauteuil qui faisait face au cercueil ouvert dans-lequel était couché le corps momifié du Prince-Marchand. Il frissonna, parce que la pièce était gelée, et rabattit d'épaisses fourrures sur ses épaules tout en se frottant les mains.

Dire qu'il eût voulu être ailleurs eut été un doux euphémisme. Son esprit divagua naturellement vers l'extérieur, sachant fort bien qu'à l'heure où il s'imposait ce sacerdoce, les affaires au-dehors poursuivaient leur course effrénée. Il devinait ses rivaux à l'œuvre comme chaque jour, comptant leur monnaie tout en aiguisant leurs surins ; en cette heure précise, la nouvelle était peut-être déjà connue, et elle ferait le tour de la ville en un rien de temps. Ce n'était pas tous les jours qu'un Prince-Marchand passait de vie à trépas ; surtout l'un des plus anciens. La mort de Tiberio Vossula allait faire parler. Ascanio aurait préféré être dehors, à pied d'œuvre, à humer le parfum du changement ; il entendait encore son père affirmer qu'il était bon pour un dirigeant de prendre lui-même la température des affaires.

La tradition familiale voulait qu'à la mort du chef de famille, son successeur le veille trois jours et trois nuits. Certes, Ascanio avait pris quelques libertés avec celle-ci ; la mort du patriarche, officiellement annoncée en ce moment-même, était en vérité beaucoup plus ancienne. Parce qu'Ascanio n'avait ni le prestige ni la prestance de son père, il avait longuement différé la révélation de son décès, afin de pouvoir gérer les affaires en son nom et conserver certains privilèges qu'on avait accordés au père et qu'on eut probablement refusés au fils. L'absence soudaine et prolongée du Prince-Marchand, qu'on prétendait alité et malade, avait fait grincer plus d'une mâchoire et fait finalement assez peu de dupes, mais il fallait bien que les affaires continuent ; chacun avait donc accepté que le fils suppléa le père, « jusqu'au rétablissement du bon Tiberio, qu'on espérait rapide. » Les hommes d'affaires savent fermer les yeux sur ce qu'il faut quand il le faut, pourvu que leur intérêt s'y trouve. L'excentrique Ascanio, cet "enfant de quarante ans", avait ainsi brandi le nom de son père comme un sésame pour représenter un mourant déjà froid au conseil des Princes-Marchands. Il y siégeait dans un fauteuil qui n'était pas le sien, mais qui, au fil des mois, avait su épouser la forme de son postérieur.
A force, on s'y était fait.

Les mensonges ne prennent fin que lorsqu'ils sont découverts, ou lorsqu'ils deviennent inutiles. Il était temps, désormais, qu'Ascanio assume ses nouvelles responsabilités et brigue l'héritage au grand jour et en son propre nom. Alors l'annonce avait été portée en ville : le grand Tiberio Vossula, l'ami loyal de tous les marchands, le protecteur des pauvres et bienfaiteur des riches - parce qu'on n'était pas à une contradiction près - avait succombé à une longue maladie cette nuit, laissant dans le deuil une famille aimante éplorée. Ascanio pouvait bien, dès lors, se prêter au jeu de la tradition macabre ; puisque son père avait correctement joué son rôle dans cette mascarade, il fallait aussi qu'il joue le sien.

C'est donc cela, la mort, songea Ascanio que l'ennui rongeait déjà. Le silence, le noir, l'attente. Les religions de par le monde avaient chacune leur théorie sur l'après ; Ascanio n'avait jamais été très doué avec les dieux et les enseignements de leurs disciples, mais si le Souffle de son défunt père avait conservé quelque vie, il avait dû quitter la pièce depuis longtemps.

Ascanio se confortait de cette absence, et en même temps, elle le décevait un peu ; il avait vécu sa jeunesse comme sa vie d'adulte sous la tyrannie d'un père qui le rabrouait et qui blâmait toutes ses faiblesses. Peu de temps avant sa mort - sa première mort, trois ans plus tôt - Tiberio avait même menacé son fils de lui préférer pour successeur son demi-frère Styrio. Seul le temps l'en avait empêché ; Ascanio avait non seulement préservé son héritage, mais il avait su maintenir la maison familiale à flot, lui le benêt qu'on disait incapable de rien. Tout cela, il aurait voulu le jeter au visage de son géniteur, mais le silence éternel du défunt l'empêchait de goûter totalement sa revanche. Ça lui laissait un sentiment d'inachevé, aussi frustrant qu'un coït interrompu avant la jouissance. Et puis il pensa à Caley, son épouse Caley, qu'il avait ramenée quitte à braver les dieux, alors que son père avait tout fait pour éloigner celle-ci. Il se rappela Raesa, sa belle-mère qui le détestait tant et à cette fameuse nuit où il l'avait offerte à ses spadassins ; Ascanio l'avait payée comme on l'eut fait d'une fille de joie, avant de la chasser de la maison, vêtue de haillons et riche d'une poignée de pièces d'argent, car il ne pardonnait pas à cette garce d'avoir engendré Styrio ; ce même Styrio qui croupissait au fond d'un marais, les pieds attachés à une grosse pierre.

Dans le noir, Ascanio esquissa un sourire. Dans le noir, il se représenta la face momifiée de son père, espérant de toutes ses forces que là où il se trouvait, Tiberio Vossula puisse l'entendre. « Vous voyez, Père. Au bout du compte, j'ai gagné. »
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